chasse aux chômeurs
Mobiliser contre la casse de l’assurance chômage
Limiter les allocations de chômage, c’est s’attaquer à tous les travailleurs et à l’organisation nationale de la solidarité.
En août, la fuite de la note de Bart De Wever en vue de la formation d’un nouveau gouvernement fédéral a confirmé ce que la presse avait déjà largement annoncé : la limitation dans le temps des allocations de chômage est l’un des éléments du programme pour la constitution d’une majorité « Arizona » (N-VA, MR, Engagés, Vooruit, CD&V). (Lire ici) Depuis 2021, nous avons régulièrement alerté sur l’élargissement progressif à d’autres partis du soutien à cette idée, jusque-là traditionnellement portée en Belgique au niveau politique uniquement par l’extrême droite et par la droite flamande assumée (VB, VLD, N-VA). (1) La suppression de l’indemnisation des personnes au chômage depuis plus de deux ans priverait potentiellement 141.000 personnes de revenus (ou affecterait ceux-ci). Par ricochet, cette suppression frapperait l’ensemble des travailleurs et des travailleuses, en particulier les plus précaires d’entre eux, en les mettant en concurrence avec une armée de prolétaires à moitié dépourvu.e.s de droits sociaux, susceptibles de devoir prester en dehors des barèmes, dans des conditions de sous-rémunération et de flexibilité extrême pour assurer la survie de leur famille.
Il s’agirait également d’une remise en cause fondamentale de l’organisation nationale de la solidarité à travers la Sécurité sociale. Lors de la campagne fédérale de juin, le président du MR a affiché sa volonté de réaliser une telle révolution institutionnelle et sociale : « les régions doivent devenir pleinement responsables financièrement des compétences qu’elles détiennent déjà. Aujourd’hui, le gouvernement fédéral paie les allocations de chômage, alors que l’activation des chômeurs est une compétence des régions. La ministre wallonne de l’Emploi du PS n’a donc aucun intérêt à mettre les gens au travail, car c’est le gouvernement fédéral qui doit payer financièrement pour le taux d’activité beaucoup trop bas de 65%, tant en Wallonie qu’à Bruxelles. Celui qui paie décide. Et celui qui décide, devient responsable de ses sous ». (2)
Au nom du... « Droit à l’Emploi »
Pour ce qui concerne le MR et le CD&V, le ralliement à la revendication d’une limitation dans le temps des allocations de chômage a été explicite dans leurs programmes. Les positionnements des Engagés et de Vooruit ont été plus ambigus, si pas cryptés. Les Engagés proposent, selon les termes de leur programme « un droit à l’emploi et des allocations limitées dans le temps […] Nous voulons un droit à l’emploi qui se concrétiserait comme tel : au terme d’une période de chômage de 2 ans consécutifs, […], tout chercheur d’emploi se verrait automatiquement proposer un contrat de travail dans le secteur public ou associatif, en tenant compte de son profil et de son parcours de formation. Cet emploi s’inspirerait du modèle français « territoires zéro chômeur ». Les modalités de l’octroi de ce nouveau contrat et de son échelle salariale seront déterminées par le gouvernement qui se concertera avec les acteurs et secteurs concernés. En cas de refus de la part du demandeur d’emploi, celui-ci perdrait ses allocations de chômage. […] Nous voulons rebaptiser les allocations chômage « indemnités de transition pour perte d’emploi » et les distinguer des indemnités de survie correspondant à l’aide sociale actuelle (CPAS) qui sera à charge du Fédéral plutôt que, pour partie, des communes. Les indemnités de transition pour perte d’emploi sont maintenues au-delà des 24 mois si l’emploi prévu [au titre du droit à l’emploi] n’est pas concrètement proposé au chercheur d’emploi (pas d’interruption des moyens de subsistance) ». (3)
Quant au programme électoral que Vooruit a présenté pour les élections de juin 2024, il prévoit, dans son chapitre sur « le droit à un bon emploi pour tous », que « quiconque, après 2 ans de recherche active d’emploi, n’a pas encore trouvé un poste adapté, se verra proposer un « basisbaan » (emploi de base). Il s’agit d’un emploi à part entière, adapté au profil du chercheur d’emploi, avec un véritable contrat, un plein salaire (volwaardig loon) et un accompagnement intensif, de qualité et global. Un emploi de base répond à des besoins sociétaux locaux (par exemple, soutien dans les écoles, les établissements de soins ou les crèches). Les emplois de base ne doivent pas remplacer des postes existants. Si aucun emploi de base n’est disponible pour un chercheur d’emploi, celui-ci conserve pleinement son droit aux allocations de chômage ». (4)
Ces deux partis présentaient donc sous une forme positive, celle de la création d’un « droit à l’emploi » pour les chômeurs de longue durée, ce qui était en fait un ralliement au projet de la droite de limiter à deux ans les allocations de chômage. Qui pourrait, en effet, croire un seul instant que la future coalition en formation, qui semble s’orienter vers des coupes dans les dépenses des services publics, des diminutions des subventions et du nombre de fonctionnaires, offrirait soudainement plus de 100.000 nouveaux emplois payés selon les barèmes pour réaliser le « droit au travail » des chômeurs de longue durée ?
La réalité : imposer des jobs sous-payés
Le programme du nouveau gouvernement régional flamand, présidé par Matthias Diependaele (coalition N-VA – Vooruit – CD&V), qui a été adopté fin septembre, donne une idée de ce à quoi pourraient correspondre les conditions de travail réelles pour les « bénéficiaires » de ce « droit à l’emploi ». Ce gouvernement propose de créer un nouveau système de « jobs de vivre ensemble » (« samenlevingsjobs »), un « nouveau programme d’expérience professionnelle temporaire pour les demandeurs d’emploi (plus d’un an) via des tâches socialement utiles auprès des administrations locales, des associations locales (asbl) et des écoles, telles que des travaux administratifs, le soutien à l’organisation d’événements, l’entretien des espaces verts, le transport de personnes ou la surveillance ». Cet accord précise : « Toute personne qui, après deux ans, refuse une offre appropriée de job de vivre ensemble sera sanctionnée par le VDAB. Les chômeurs de longue durée conservent leur allocation de chômage pendant les jobs de vivre ensemble, à laquelle s’ajoute une indemnité de 4,5 euros de l’heure (contre 1,3 euro de l’heure dans le cadre du service communautaire). Cette expérience professionnelle temporaire est proposée après un an de chômage et vise à servir de tremplin vers un emploi régulier. Pour ceux qui n’y parviennent pas et qui approchent de la fin de la période de prise en charge (maximum de 2 ans), ils seront, par exemple, orientés vers l’économie sociale et, le cas échéant, évalués le plus rapidement possible ». (5)
Loin des promesses de « véritable contrats » ou de « plein salaire », il s’agit bien dans les faits de créer un nouveau sous-statut pour la remise au travail précaire et sous-payé des « chômeurs de longue durée », dérogatoire par rapport aux barèmes et donc à ce qui est actuellement considéré comme un « emploi convenable ». Il s’agit aussi de forcer les chômeurs à travailler dans ce sous-statut sous peine de perdre le droit à leurs allocations. Lors de la législature précédente, le gouvernement flamand (alors composé de la N-VA, du CD&V et du VLD) avait déjà introduit (sans succès) un « service communautaire » (gemeenschapdienst) de ce type pour les chômeurs de longue durée, qui avait été critiqué par Vooruit. Le même projet revient apparemment aujourd’hui, un peu amendé, sous une majorité et sous un nom différents. Le mépris d’un tel système pour toute forme d’équité est en outre manifeste, puisqu’il reviendrait à organiser trois ou quatre niveaux de rémunérations très différents pour un même emploi, selon que la personne est un.e travailleur.euse « normal.e », un.e chômeur.euse de longue durée cohabitant.e mis.e au travail, un.e chômeur.euse de longue durée isolé.e mis.e au travail, ou encore un.e chômeur.euse de longue durée chef.fe de famille mis.e au travail.
Une campagne de dénigrement contre les allocataires et les solidarités
Faut-il le rappeler, ce ne sont pas les allocations qui créent le chômage, couper celles-ci ne crée pas d’emploi, pas plus que cela ne résout les problèmes des chômeurs ou ceux de la société. A défaut manifestement d’arguments sérieux pour défendre ce projet, certains de ses instigateurs ont lancé une campagne publique de dénigrement systématique des allocataires et des solidarités. Cela passe par le fait de présenter le chômeur non comme un salarié involontairement privé d’emploi, mais comme un privilégié, refusant le travail, vivant grassement de « l’assistanat », aux crochets des travailleurs à l’emploi, etc. Ces dernières semaines, cette campagne est encore montée en puissance dans la partie francophone du pays, stigmatisant non seulement les chômeurs, mais également les personnes aidées par les CPAS, ainsi que les mendiants en allant jusqu’à criminaliser ceux-ci en les associant à des drogués.
Le président du MR, Georges-Louis Bouchez, et son parti sont à la tête de ce mouvement, comme leurs déclarations, caricaturales et fausses (Lire l’article ici), en témoignent : « Pour le PS, mieux vaut être chômeur que de conduire un bus. C’est ça le cœur du problème face au faible taux d’emploi… » (RTBF QR, 12.10.22). « C’est hallucinant, le traitement qui est fait de l’emploi par la gauche. D’un côté, ils refusent de faire travailler les demandeurs d’emploi wallons. Pourtant on en a pas mal, près de 200.000, dont 50% le sont depuis plus de deux ans. De l’autre côté ils disent, puisque les demandeurs d’emploi wallons ne veulent pas aller travailler, qu’il ne faut s’inquiéter car on va faire une régularisation de personnes venues de l’étranger (…) » (LN24, 30.08.23). « L’aide sociale qui rapporte plus que le travail : avec nous, c’est non! Stop à l’assistanat. » (Clip du MR, 27.12.23). « Le statut social le plus sûr en Belgique, c’est « demandeur d’emploi » : au moins vous êtes sûr que c’est à vie (…) Il y a plein de travailleurs qui, en nettoyant des bureaux, en conduisant des bus ont parfois des revenus ou un pouvoir d’achat plus faible qu’un allocataire social (…) Que dites-vous à ces millions de travailleurs qui acceptent un emploi qui n’est pas celui de leurs rêves ? Eux sont les pigeons du système. Parce qu’ils acceptent quand même de le faire, parce que c’est leur mentalité, c’est leur façon de voir le monde, mais pour d’autres il faudrait avoir plus d’égards ? » (Bx1, 05.02.24). « Les gens veulent travailler mais la gauche entretient l’assistanat ! » (RTL-TVI, 29/02/2024). « Trop de mendicité tue notre générosité. On ne soignera pas les drogués en les laissant dans les rues. » (MonsEnMieux, 23.09.24).
Analyser, créer un front d’opposition large, mobiliser
L’avenir est aussi celui que nous ferons. Avec sa revue Ensemble ! et sa petite équipe d’éducation permanente, le Collectif solidarité contre l’exclusion asbl fera tout ce qu’il peut pour s’opposer à ce projet de régression sociale ainsi que de stigmatisation et de destruction des solidarités.
1. Nous poursuivons la publication d’analyses qui apportent des éclairages factuels par rapport à ce projet, notamment à travers ce numéro où nous donnons également la parole à des acteurs qui éclaire le débat à partir de leur expérience ou de leur expertise. Qu’il s’agisse de Bernard Clerfayt (Défi), ministre de l’Emploi et des Pouvoirs locaux de la Région Bruxelloise (Lire ici), de Luc Van Dormael, président de la Fédération des CPAS wallons (Lire ici), de Catherine Moureaux (PS), Bourgmestre de Molenbeek (Lire ici), de Nathalie Vandenbrande (Liste du Bourgmestre), présidente du CPAS de Jette (Lire ici) ou encore de Philippe Defeyt, économiste et ancien président du CPAS de Namur (Lire ici).
2. Nous travaillons à la mise sur pied d’un front large d’opposition à cette mesure, ce qui à ce stade prend la forme de la publication, dans les deux langues nationales, d’un appel à « Faire front contre la limitation dans le temps des allocations de chômage », déjà signé dans les deux langues non seulement par les responsables nationaux de la CSC-ACV et de la FGTB-ABVV, mais également par l’ensemble des réseaux de lutte contre la pauvreté et par un certain nombre d’organisations mutuellistes et associations. (Lire ici et ici)
3. Enfin, nous contribuons à la mobilisation que nous appelons de nos vœux. Notre première démarche en ce sens est l’interpellation de mandataires locaux, en les invitant à faire adopter par leur conseil communal une motion « pour le maintien de la prise en charge de l’ensemble des chômeurs par la Sécurité sociale fédérale et contre l’introduction d’une limitation dans le temps des allocations de chômage ». Depuis le 18.09.24, six premiers conseils communaux ont déjà réagi positivement à notre inivitation, en adoptant des motions qui s’inspirent largement de notre proposition. Il s’agit des communes de Schaerbeek, de Molenbeek, de Jette, d’Anderlecht, de Ganshoren et de Verviers. Le positionnement de ces communes indique bien que, sur le terrain, les communes les plus concernées ne veulent pas d’une mesure de limitation dans le temps des allocations de chômage. Il est à cet égard remarquable que, confrontés aux conséquences concrètes des mesures que prônent leur parti, les mandataires locaux du MR et des Engagés sont loin de toujours voter contre ces motions. D’autres communes sont interpellées et des mises à l’ordre devraient suivre.
Le CSCE asbl et sa revue Ensemble ! prendront donc pleinement leur part dans ce combat pour défendre la Sécurité sociale et l’assurance chômage. Vous pouvez vous aussi y apporter votre contribution. Notamment en vous ralliant à l’appel, au front et aux mobilisations que nous essayons de constituer, en vous abonnant à notre revue, en adhérant à notre association ou en nous octroyant un soutien financier bienvenu. (6) Ou encore interpellant les organisations qui vous sont proches, les mandataires politiques ou en prenant toute autre initiative convergente.
- Par Arnaud Lismond-Mertes et Yves Martens (CSCE)
(1) Arnaud Lismond-Mertes et Yves Martens, « Capituler et régionaliser les allocations de chômage ? », Ensemble ! n° 106, décembre 2021; Arnaud Lismond-Mertes, « 2024 : toute la droite unie pour limiter dans le temps les allocations de chômage », Ensemble ! n° 109, décembre 2022 ; Arnaud Lismond-Mertes et Yves Martens, « 155.000 chômeurs menacés d’exclusion après 2024 », Ensemble ! n°110, juillet 2023 ; Arnaud Lismond-Mertes et Yves Martens, « Pour une assurance chômage forte », Ensemble ! n° 113, mai 2024.
(2) MR.BE, Bouchez en débat avec Francken : « Celui qui paie, décide. Et celui qui décide, paie. » 15/03/2024
(3) Les Engagés, Programme Élections 2024, février 2024.
(4) Vooruit,Verkiezingsprogramma 2024, avril 2024 ; Voir aussi Arnaud Lismond-Mertes, « Le 1er mai anti-chômeurs de Vooruit », Ensemble ! n°110, juillet 2023.
(5) Vlaams Regeerakkord 2024 – 2029, « Samen werken aan een warm en welvarend Vlaanderen », 30 septembre 2024.
(6) Voir notre site www.ensemble.be