chasse aux chômeurs

« Exclure du chômage ne donne pas un sésame sur le marché de l’emploi »

Les sans-emploi qui travaillent sont souvent toujours comptabilisés comme chômeurs. Les exclure, les transférer vers les CPAS n’aiderait en rien à les insérer durablement dans l’emploi.

L’économiste Philippe Defeyt a abordé la question de la limitation dans le temps des allocations de chômage sous un angle inédit.
L’économiste Philippe Defeyt a abordé la question de la limitation dans le temps des allocations de chômage sous un angle inédit.

Philippe Defeyt est économiste et ancien président du CPAS de Namur. Il publie régulièrement en ligne des notes d’analyse pointues qui se démarquent souvent de ce qu’on peut lire par ailleurs. En juillet, il est l’un des premiers à avoir abordé la question de la limitation dans le temps des allocations de chômage et ce sous un angle inédit. (1) Il a demandé à l’ONEm de lui indiquer quels étaient les chômeurs dits de longue durée qui comptaient des périodes de travail et dans quelle mesure. Les résultats vont à l’encontre des clichés sur les sans-emploi qui « ne feraient rien de leurs journées »…

Ensemble ! : Comment percevez-vous la volonté affichée des partenaires de la coalition « Arizona » de limiter à deux ans les allocations de chômage ?

Il faut d’abord souligner le grand écart entre cette proposition et le programme des Engagés, qui liait une limitation dans le temps des allocations de chômage à une forme de « garantie d’emploi » : « Au terme d’une période de chômage de deux ans consécutifs, tout chercheur d’emploi se verra automatiquement proposer un contrat de travail dans le secteur public ou associatif, en tenant compte de son profil et de son parcours de formation ». Les élections passées, le porte-parole des Engagés évoque désormais dans la presse l’idée de forcer les chômeurs, pour conserver leurs allocations, à aller, par exemple, « causer » avec des personnes âgées dans une maison de repos. Tout cela n’a manifestement rien à voir avec ce qu’avait promis le programme des Engagés, avec de véritables emplois, avec une insertion socioprofessionnelle qui donne accès au bien-être et un sens au travail.

Quant à la « rationalité économique », une série d’études ont montré que toutes ces mesures de coupe des allocations, y compris celles déjà prises comme la dégressivité des allocations de chômage ou la limitation dans le temps des allocations d’insertion, ont très peu d’impact sur l’augmentation du taux d’emploi ou sur le nombre de personnes qui quittent le chômage pour un emploi plus ou moins stable et durable. La science économique n’apporte pas un solide fondement objectif à ce type de mesures. L’argument : «  Je vais travailler car je n’ai plus d’allocation » ne vaut même pas pour beaucoup de personnes qui ont des allocations de chômage pas très éloignées de ce que, en cas d’exclusion, elles pourront avoir au CPAS où elles pourraient en outre bénéficier d’autres avantages comme le tarif social pour l’énergie. Sans oublier toute une série de freins à l’emploi qui ne disparaissent pas avec la suppression des allocations, à commencer par l’existence d’offres d’emploi et la compétence de ces personnes. Tous les chômeurs de longue durée dont on parle ne pourront du jour au lendemain devenir infirmier ou infirmière… Et même dans la construction… Il faut encore déplacer des sacs de ciment mais les métiers de la construction sont eux aussi devenus de plus en plus complexes et demandent des compétences de toutes sortes. Aujourd’hui, les chauffagistes doivent pouvoir mobiliser des compétences informatiques qui évoluent régulièrement. On demande des diplômes et des certifications, même pour des postes qui hier étaient considérés comme moins qualifiés. Exclure ces personnes du chômage ne leur donnera pas un sésame sur le marché de l’emploi. Les promoteurs de cette proposition ne mettent en avant aucune analyse construite de ce qu’ils proposent de faire, de comment ils proposent de le faire (notamment pas de précisions sur la nature et le coût du nécessaire accompagnement) et des effets que l’on peut raisonnablement en attendre. Il me semble que sur ce point en tout cas les Engagés sont occupés à s’aligner idéologiquement derrière le MR, qui a fait campagne sur la stigmatisation des chômeurs.

L’idée d’une mise à l’emploi systématique des chômeurs de longue durée, que ce soit sous la forme de « garantie d’emploi » ou de travaux d’intérêt général pose également tout une série de questions : 1. Quelles que soient les formes d’activation choisies, a-t-on les ressources humaines et financières à la hauteur des ambitions affichées ? 2. Comment garantir que ces formes d’activation, en particulier pour une garantie emploi, ne phagocytent pas des emplois existants, surtout dans un contexte de difficultés budgétaires des pouvoirs publics locaux et de nombreuses activités non marchandes ? 3. Si des moyens sont dégagés pour diverses activations, ne ferait-on pas mieux de les proposer, du moins en partie, à d’autres demandeurs d’emploi, par exemple à des jeunes sans revenus ou à des chômeurs plus récents ?

Vous avez publié en juillet une note d’analyse qui montre qu’un certain nombre de personnes restent considérées comme « chômeurs de longue durée » alors qu’elles ont eu des périodes de travail temporaire…

Cela peut paraître paradoxal à première vue mais ne l’est pas pour la raison suivante : il faut avoir travaillé trois mois de suite sans allocation de chômage pour que le compteur du chômage soit remis à zéro. Tant que cette condition n’est pas réunie, une personne peut être considérée comme chômeur de longue durée même si elle a fait un ou plusieurs allers-retours entre l’emploi et le chômage. Selon les données de l’ONEm pour avril 2024 concernant les CCI-DE (chômeurs complets indemnisés demandeurs d’emploi) après un emploi à temps plein et après des études (2), il y avait en Belgique 113.951 personnes qui étaient considérées comme chômeurs depuis plus de deux ans. 36,8% d’entre elles, soit au total 41.913 personnes, ont travaillé au moins une fois depuis que la barre des 2 ans de chômage a été franchie. Ce pourcentage est, globalement, un peu plus élevé en Wallonie (39,0%) qu’en Flandre (36,2%) et à Bruxelles (33,6%). La répartition du nombre de jours travaillés depuis l’entrée dans la catégorie des chômeurs de longue durée varie d’une région à l’autre. La proportion de personnes ayant travaillé moins de vingt jours est significativement plus faible en Flandre tandis que la proportion de chômeurs de longue durée ayant accumulé au moins cinq cents jours y est particulièrement élevée. (Lire le tableau ci-dessous.)

La majorité (presque deux tiers) des chômeurs de plus de deux ans bénéficient de l’allocation minimale. Source : ONEm et SPP Intégration sociale
La majorité (presque deux tiers) des chômeurs de plus de deux ans bénéficient de l’allocation minimale. Source : ONEm et SPP Intégration sociale

Si environ un tiers des chômeurs de longue durée ont eu une expérience de travail depuis qu’ils ont ce statut, pourquoi ne sont-ils pas durablement sortis du chômage ?

Le premier problème, c’est l’intérim. Toute une série de gens qui y travaillent depuis longtemps devraient voir leur contrat transformé en CDI. Quand on voit le développement, surtout en été, de toute une série d’activités comme par exemple des gens qui montent et démontent les chapiteaux, qui travaillent deux jours par-ci et un jour par-là… L’HORECA où on peut faire des extras de un ou deux jours. Comment ces gens peuvent-ils inscrire cela dans un projet professionnel au long cours ? Cela questionne véritablement le système : veut-on réellement d’une insertion plus durable ? Pour ces emplois, on engage principalement des flexijobs ou des étudiants qui ne rentrent même pas dans les statistiques du taux d’emploi… Cela fait partie des contradictions internes du système. On fait plaisir à l’HORECA, même s’ils n’arrêtent pas tous de recourir au noir pour autant et cela n’améliore pas le taux d’emploi, et ça ne donne pas non plus un véritable emploi aux chômeurs.

Quel système pensez-vous être le plus adéquat en CPAS pour remettre les gens au travail ?

La première chose, c’est que tous les CPAS ne sont pas équipés de la même manière. C’est un débat qui est occulté. Mais en général, si les chômeurs qui seraient exclus (les chefs de ménage et les isolés) ont droit au revenu d’intégration (RI), ils l’auront car cette partie-là de l’action du CPAS est tellement balisée par la loi et la jurisprudence que les personnes dans les conditions devront être acceptées. Mais pour tout le reste, y compris l’insertion socioprofessionnelle (ISP), les CPAS risquent d’être submergés. L’ISP, c’est tant l’accompagnement sur le terrain que la gestion de l’endettement, de la garde d’enfants, de la formation etc. Et là non plus les CPAS ne sont pas tous égaux. En principe, tous les demandeurs d’emploi au Forem sont traités en gros de la même manière. Il y a une unicité du service public qui n’existe pas de manière balisée dans les CPAS. Les gens n’auront pas la même réponse et ne vont pas avoir la possibilité d’accéder à l’action du service d’insertion de la même manière d’un CPAS à l’autre. Ajoutonsque la mise à l’emploi en article 60, cette intéressante (re)mise à l’étrier, peine déjà aujourd’hui à garder le rythme. Renvoyer une partie plus grande encore des personnes en besoin d’insertion vers les CPAS, je ne vois pas ce que cela pourrait résoudre.

Imaginons que l’on transfère des conseillers emploi du Forem pour faire l’insertion socioprofessionnelle dans les CPAS, cela ne règle pas le problème car la plupart ne sont pas assistants sociaux et donc légalement, ils ne peuvent instruire les dossiers.

Pas pour faire l’enquête sociale, effectivement. Mais les CPAS distinguent cela. Dans les grands CPAS on engage d’autres profils en ISP. Mais se pose la question du dialogue entre service social et ISP.Comment un agent ISP peut-il dire à l’AS que la personne qu’il suit présente des difficultés d’insertion professionnelle sans que cela soit interprété comme une non disposition au travail ? Cela pose plein de questions qui prendraient une ampleur intenable avec un transfert massif de l’ONEm vers les CPAS… Le service public de l’emploi régional doit gérer l’essentiel des sans-emploi, les CPAS doivent rester résiduaires.

En renvoyant vers le niveau local, ne fragmenterait-on pas le marché du travail au lieu d’employer les gens au mieux de leurs capacités?

De manière très prudente, il y a un bénéfice potentiel à renvoyer certaines personnes vers les CPAS. Pour certaines personnes sans emploi de longue durée, il n’y a quasiment qu’un dispositif comme l’article 60 qui peut leur permettre de reprendre pied, à la condition qu’à la fin de l’article 60, ça ne soit pas le retour vers le chômage auquel cas on n’aurait rien gagné. Il faut que l’art. 60 soit un tremplin vers un emploi de plus longue durée.

Que deviendront les chômeurs exclus qui seront renvoyés vers les CPAS de communes où cela représente 4 %, 5 % voire 6%de la population de 18 à 64 ans?

Les CPAS disent : « On n’aime pas nécessairement ce que vous voulez faire, mais si vous le faites, il nous faut des moyens supplémentaires comme le remboursement à 100 % par le fédéral du RI », mais à mon avis ils ne l’obtiendront pas. Et même s’ils l’obtenaient, cela ne couvrirait pas tous les autres coûts. Les déclarations de M. Bouchez, qui varient dans le temps, évoquent aussi une responsabilisation des régions pour les chômeurs de longue durée. Je pense qu’il a en tête une responsabilisation en termes de remise à l’emploi. Si l’État n’augmente pas, comme le demandent les CPAS, sa prise en charge du RI, les communes et les régions se trouveront de facto responsabilisées,dans le sens où ce serait elles qui paieraient les factures… L’absurdité est que, dans ces conditions, on sait très bien qu’elles ne seront pas capables d’accompagner ces exclus vers l’emploi, en tout cas pas tous et pas rapidement.

C’est au premier chef Bruxelles qui est concernée…

Bruxelles, Liège, Charleroi : tous les CPAS qui sont déjà submergés et qui n’ont pas besoin qu’on ajoute une couche à leur charge actuelle…

(1) Philippe Defeyt, « Le chômage de longue durée », Note d’analyse, 20 juillet 2024.

(2) Et donc en ne tenant pas compte de ceux après emploi à temps partiel volontaire, des chômeurs avec complément d’entreprise (ex prépensionnnés), des travailleurs des arts et des bénéficiaires d’allocations de sauvegarde, soit un peu moins de 30.000 CCI DE non pris en compte.

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