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155.000 chômeurs menacés d’exclusion après 2024
Toute la droite est mobilisée pour obtenir une limitation à deux ans des allocations de chômage après les prochaines élections. Une menace qui appelle la constitution immédiate d’un large front progressiste pour y faire obstacle.
Avec le récent ralliement de Vooruit à une limitation des allocations de chômage à deux ans (Lire ici), le front politique en faveur de l’adoption d’une telle mesure s’est encore élargi. A la veille des élections de 2019, les partis favorables à cette mesure étaient le Vlaams Belang, la N-VA et le VLD, en Flandre. Du côté francophone, seuls les groupuscules d’extrême droite (le « Parti Populaire » et la liste Destexhe) avaient mis cette mesure à leur programme. A moins d’un an des prochaines élections, le paysage politique belge a radicalement changé à cet égard. En 2022, Les Engagés (ex-cdH), puis le MR et le CD&V se sont ralliés à cette revendication. (1) Depuis avril 2023, c’est également le cas de Vooruit (ex sp.a), même s’il le formule d’une façon ambiguë. Comme le relève Khadija Khourcha, la responsable des Travailleurs sans emploi de la CSC, cette idée « paraît susciter l’adhésion de plus en plus de partis politiques » (Lire ici). Le président de la FGTB, Thierry Bodson, met aujourd’hui en garde : « il y a une menace sérieuse qu’une limitation à deux ans soit imposée après les élections de 2024, ce sera sur la table de négociation lors de la formation du prochain gouvernement fédéral ». (Lire ici)
Une conquête sociale belge dans le collimateur du patronat
Mais de quoi s’agit-il exactement ? Grâce notamment à la force de son mouvement syndical, au fait que le PS ne se soit pas converti à la voie sociale-libérale, à l’appui des Écolos et du courant démocrate-chrétien (au temps où celui-ci avait encore un poids politique), la Belgique a conservé de sa période socialement glorieuse deux acquis sociaux qui singularisent l’organisation de son marché du travail et de sa protection sociale. D’une part, l’indexation automatique des salaires et des allocations. D’autre part, un système d’indemnisation du chômage sans limitation dans le temps. Ces deux acquis sociaux, conquis en Belgique à une époque où le patronat avait dû concéder au mouvement ouvrier des accommodements pour le détourner du mouvement communiste, sont depuis l’effondrement du mur de Berlin dans le collimateur de la droite et de toutes les institutions internationales qui défendent la casse des salaires (FMI, OCDE, UE, etc.).
Tous les pays n’ont pas développé un système d’assurance chômage. Au niveau mondial, à peine un cinquième des chômeurs bénéficie d’allocations de chômage (42,5 % en Europe et en Asie centrale, 5,6 % en Afrique). (2) La couverture de l’assurance chômage est également variable au sein de l’Union européenne (UE). Moins de 20 % des chômeurs y ont accès en Slovaquie, en Pologne ou en Hongrie (3), qui ont allègrement démoli leur système de protection sociale après leur conversion au capitalisme. Mis à part en Belgique, dans tous les pays de l’UE, l’assurance chômage est limitée dans le temps, le plus souvent entre 6 et 24 mois, en fonction de la durée de cotisation et/ou de l’âge. Au-delà de cette période, un certain nombre de pays prévoient que certains sans-emploi peuvent avoir accès à des allocations d’assistance sociale, moins « généreuses » et plus conditionnées.
Mis à part en Belgique, dans tous les pays de l’UE, l’assurance chômage est limitée dans le temps
La casse du système d’assurance chômage de la Belgique fait partie des objectifs structurels du patronat belge qu’il poursuit avec méthode. En 2003 déjà, les fédérations patronales dénonçaient le caractère illimité des allocations dans le temps du système belge qui ferait perdre à celui-ci un « incitant automatique à la recherche d’emploi ». (4) Ne disposant pas du rapport de force politique pour l’obtenir à l’époque, le patronat avait ciblé sa revendication sur l’instauration d’un contrôle renforcé de la disponibilité des chômeurs et la contractualisation de l’octroi des allocations. Une mesure (chasseauxchômeurs.01) dont il avait obtenu l’application par le gouvernement Verhofstadt II (coalition VLD-PS-MR-sp.a, 2003-2007), qui a généré plus de cent mille sanctions temporaires et plus de 50.000 exclusions définitives. (5) Une seconde vague de démolition de l’assurance chômage belge (chasseauxchômeurs.02) a été décidée sous le gouvernement Di Rupo (coalition PS – CD&V – MR- sp.a – Open VLD – cdH, 2011-2014), qui comportait deux volets principaux. D’une part, l’introduction d’une « dégressivité renforcée » du montant des allocations de chômage, qui baisse rapidement leur montant et le ramène (après maximum quatre ans) à un niveau forfaitaire quasi égal à celui des allocations d’assistance (Revenu d’intégration – RI). D’autre part, la limitation dans le temps (trois ans maximum, sauf exceptions) des allocations dites « d’insertion », qui concernent les sans-emploi dont le droit aux allocations a été ouvert sur la base de leurs études (et non sur la base d’un nombre suffisant de jours de travail salarié dans une période de référence). Cette dernière mesure a également généré plus de 50.000 exclusions d’allocataires du régime du chômage. (6)
Randstad intérim : « Le segment des bas salaires est très limité en Belgique »
La raison profonde de la haine patronale envers les allocations de chômage ne tient pas tant au coût qu’elles représentent pour la Sécurité sociale (à peine 7 % des dépenses courantes en Sécurité sociale pour l’ensemble des allocations payées par l’ONEm) mais bien au fait qu’elles fixent ce que les économistes appellent un « salaire de réservation », c’est-à-dire un niveau de salaire en dessous duquel les chômeurs refusent de travailler. Les entreprises savent qu’elles ne trouveront pas ou difficilement preneur pour des offres d’emploi dont le salaire n’est pas significativement supérieur à l’allocation de chômage. Il en va de même concernant les conditions de travail (distance du domicile, temps partiels, horaires coupés, travail de nuit, etc.). Moins les travailleur.euse.s sont couvert.e.s par un système d’assurance chômage, plus ils/elles seront enclin.e.s à accepter n’importe quelles conditions de salaire et de travail. Il n’est donc pas étonnant de voir le secteur de l’intérim monter aux créneaux pour défendre la limitation dans le temps des allocations de chômage.
La multinationale Randstad intérim s’y illustre, que ce soit par voie de carte blanche ou de publications où elle dénonce le fait que « le segment des bas salaires est très limité en Belgique », relève que « seule la Suède fait moins bien », ou encore que « notre politique en matière de travail atypique, plus restrictive que la moyenne européenne » nous « coûte un grand nombre d’emplois ». Le tout en concluant par un appel à « se pencher sur certains grands tabous, tels que l’octroi d’allocations de chômage illimitées », non sans avoir asséné que « la Belgique se distingue nettement du reste de l’Europe sur un seul point : l’octroi des allocations de chômage n’y est pas limité dans le temps » et qu’elle « ne parviendra donc pas vraiment à améliorer sa position au sein de l’Europe aussi longtemps que subsistera cette règle ». (7) A noter, cette offensive se produit à un moment où, effet de la démographie et de l’économie flamandes, le chômage y est au plus bas et a pratiquement disparu de certaines sous-régions flamandes. Cela n’apaise pas la hargne du patronat flamand contre les allocations de chômage. C’est que, dans ce contexte qui voisine avec le plein emploi, celui-ci craint manifestement que les salariés n’émettent des prétentions salariales à la hausse, notamment dans les secteurs dits « en pénurie ». Pour éviter ces augmentations dont il ne veut à aucun prix, il entend que soit pleinement mobilisée l’ensemble de la main-d’œuvre disponible, au besoin francophone. (Lire ici)
Qui ? Combien ?
Qu’est-ce que changerait précisément, sur le terrain, la limitation à deux ans des allocations de chômage, éventuellement liée à une régionalisation de celles-ci, comme le propose la Fédération des entreprises de Belgique ? Comme dans d’autres pays, ce serait l’aide sociale, chez nous octroyée par les CPAS, qui prendrait le relais et octroierait une allocation à une partie des chômeurs et des chômeuses exclu.e.s. Mais pour une partie seulement des chômeur.euse.s, car l’aide sociale n’est pas un régime d’assurance. Elle n’est dès lors octroyée que sur la base d’une enquête sociale individuelle qui doit notamment établir « l’état de besoin » du bénéficiaire, en premier lieu l’absence ou l’insuffisance de ressources. (Lire ici) Cela signifie, grosso modo, que la plupart des cohabitant.e.s n’auront pas droit au Revenu d’Intégration délivré par le CPAS. En effet, les personnes qui bénéficient d’une allocation de chômage au taux cohabitant font partie d’un ménage où une autre personne au moins, en général le conjoint, dispose d’un revenu qui sera pris en compte par le CPAS (en tout cas si c’est le conjoint). Les chômeurs de longue durée isolés et les chefs de famille ont plus de chances d’obtenir le RI mais avec un niveau d’allocation moindre et en tenant compte d’éventuelles autres sources de revenus. (Lire ici)
Une casse de la Sécurité sociale et de la solidarité intra-belge
En 2022, l’ONEm répertoriait en moyenne 291.694 chômeurs complets indemnisés demandeurs d’emploi (CCI DE) dont 135.872 chômeurs de moins de deux ans et 155.822 chômeurs de deux ans et plus. (Lire ici pour les précisions statistiques.) Au niveau collectif, l’impact d’une limitation des allocations de chômage à deux ans (chasseauxchômeurs.03) serait donc le triple de celui de chacune des deux saisons de chasse précédentes. Parmi ces 155.822 chômeurs de plus de deux ans, les 53.635 cohabitant.e.s sont les plus susceptibles d’être renvoyé.e.s à la solidarité familiale. Les 100.000 chômeur.euse.s exclu.e.s restant.e.s pourraient aller frapper à la porte des CPAS, mais sans garantie d’obtenir l’aide. Une quantité considérable en soi, mais aussi par rapport au nombre de personnes actuellement bénéficiaires du droit à l’intégration sociale (167.444 début 2023), qui mettrait non seulement les CPAS des communes pauvres en crise au niveau organisationnel mais serait également problématique pour les finances locales, puisque l’indemnisation du revenu d’intégration est pour partie (le plus souvent entre 30 et 45%) à charge des communes.
Parmi ces 155.822 chômeurs de plus de deux ans, les 53.635 cohabitants sont les plus susceptibles d’être renvoyés à la solidarité familiale
Vu l’inégalité de la répartition géographique des chômeurs de plus de deux ans entre les régions et entre les communes, un tel désengagement de l’assurance chômage au niveau fédéral mettrait en grande difficulté la région bruxelloise et la région wallonne, et au sein de celles-ci en particulier les communes pauvres. (Lire ici) Il reviendrait ainsi à l’assistance locale de pallier les effets sociaux les plus désastreux des déséquilibres économiques. Un retour aux politiques de « lutte contre la pauvreté » en tant que « formulation d’un ensemble de politiques de gestion de l’insécurité sociale situées à la marge du jeu économique, sans l’affecter ni le limiter » qui étaient dominantes au XIXe siècle en Belgique et dont, comme l’a pointé Daniel Zamora, la création de l’assurance chômage et de la Sécurité sociale fin 1944 avaient asséché le public, avant qu’elles ne commencent à retrouver un certaine importance avec le développement de l’État social actif, au début des années 2000. (8)
Un tel désengagement au niveau fédéral mettrait en grande difficulté la région bruxelloise et la région wallonne
Derrière la question de la limitation dans le temps des allocations de chômage, ce qui se joue n’est donc pas, comme le débat médiatique provoqué par le patronat et la droite peut le laisser penser, une question de retour à l’emploi des chômeur.euse.s ou de dites pénuries de main-d’œuvre. Ce qui est en cause, c’est bien plus fondamentalement la question du partage des richesses entre capital et travailleur.euse.s, de la formation des salaires, celle de la Sécurité sociale, de son caractère fédéral et de sa position par rapport au marché du travail, de la solidarité entre les travailleurs avec et sans emploi ainsi que de la solidarité entre régions riches et pauvres et de l’unité du pays.
Appel à la constitution d’un front progressiste
Il reste donc près d’un an pour mobiliser l’opinion et créer un mouvement pour s’opposer à l’instauration en Belgique d’une limitation dans le temps des allocations de chômage si nous voulons éviter que celle-ci soit inscrite dans l’accord de majorité fédérale qui suivra les élections. Le président de la FGTB (Lire ici) s’est, pour sa part, engagé à y travailler dès cet été. Mais c’est un front syndical, associatif et politique plus large qu’il convient de créer. Il faut tenter de mobiliser l’ensemble des travailleur.euse.s et des progressistes, mais avant tout les près de 300.000 chômeurs complets indemnisés, qui sont les premiers concernés. Que feront les organisations syndicales ? Que fera le monde associatif ? Que feront les partis politiques « de gauche », de « gauche authentique » et écologistes ? Que feront les sans-emploi eux-mêmes ? La création d’un large front pluraliste de gauche est requise et urgente. Puissent, en attendant d’autres initiatives, les quelques articles que nous publions dans ce dossier y apporter une contribution utile.
- Par Arnaud Lismond-Mertes et Yves Martens (CSCE)
(1) Arnaud Lismond-Mertes, « 2024 : toute la droite unie pour limiter dans le temps les allocations de chômage », Ensemble ! n° 109, décembre 2022.
(2) Bureau international du Travail, « Rapport mondial sur la protection sociale 2017-2019: protection sociale universelle pour atteindre les objectifs de développement durable », (2017), p. 44.
(3) OCDE, « Perspectives de l’emploi de l’OCDE 2018 », (2019), Tab 5.3.
(4) Position commune FEB-UWE-VEV-UEB, Contrôle et disponibilité des chômeurs demandeurs d’emploi, 17.06.2003
(5) Lire sur notre site nos nombreux articles sur le sujet dont « Exclure pour inclure ? », Arnaud Lismond-Mertes et Yves Martens, Ensemble ! n° 104, décembre 2020 et « A chaque région sa façon de chasser les chômeurs », Yves Martens, Ensemble ! n° 102, juin 2020, qui font le point sur les sanctions.
(6) A noter que l’accès aux allocations d’insertion a aussi été durci, mesure renforcée ensuite par le gouvernement Michel. Lire sur notre site nos nombreux articles sur le sujet dont « Allocations d’insertion : un régime en extinction », Yves Martens, Ensemble ! n°93, mars 2017 et nos études « Étude des modifications du régime d’allocations de chômage sur base des études (2012 – 2014) » (2014) et « Étude des sanctions dans l’assurance chômage, y compris les fins de droit et le non accès » (2015).
(7) Jan Denys (Randstad), « Pourquoi la limitation des allocations de chômage dans le temps est une mesure judicieuse » in De Morgen, 12.12.22 ; Jan Denys, « Marché belge du travail : tout sauf réjouissant », (2019).
(8) « De la Sécurité sociale à l’assistance sociale », interview de Daniel Zamora, FNRS – Ensemble ! 97, septembre 2018 ; Daniel Zamora Vargas; « De l’égalité à la pauvreté. Une socio-histoire de l’assistance en Belgique (1895-2015) ».