appel

Faire front contre la limitation dans le temps des allocations de chômage

Nous appelons à s’opposer à une mesure qui n’aurait aucun effet en matière de création d’emplois mais qui enfoncerait davantage dans la pauvreté les personnes et les régions en difficulté.

Premiers signataires : Marie-Hélène Ska, Secrétaire Générale CSC, Ann Vermorgen, Présidente CSC ; Miranda Ulens, Secrétaire générale FGTB, Thierry Bodson, Président FGTB ; Jean-François Tamellini, Secrétaire général de la FGTB wallonne ; Florence Lepoivre, Secrétaire générale de la FGTB Bruxelles ; Khadija Khourcha, Responsable nationale TSE-CSC ; Guy Tordeur, Président du BAPN, Caroline Van der Hoeven, Coordinatrice du BAPN; ; Heidi Degerickx, Algemeen coördinator Netwerk tegen Armoede ; Christine Mahy, Secrétaire générale et politique du Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté ; Barbara Goethals, Stafmedewerker Brussels Platform Armoede ; Eric Husson, Président de Le Forum - Bruxelles contre les inégalités ; Jean-Pascal Labille, Secrétaire général de Solidaris ; Luc Van Gorp , Président de la Mutualité chrétienne; Elise Derroitte, Vice Présidente de la de la Mutualité chrétienne ; Ariane Estenne, Présidente du MOC ; Peter Wouters, Président Beweging.net ; Sibylle Gioe, Présidente de la Ligue des Droits humains ; Yves Martens, Coordinateur du Collectif solidarité contre l’exclusion asbl, Arnaud Lismond-Mertes, Secrétaire général Collectif solidarité contre l’exclusion asbl

La limitation dans le temps du droit aux allocations de chômage à maximum 24 mois est à l’ordre du jour des discussions pour la formation d’un futur gouvernement fédéral. Sur cette base, 141.238 personnes seraient concernées, 42.473 en Flandre , 61.419 en Wallonie et 37.346 en Région bruxelloise. (1) Certains partenaires gouvernementaux potentiels proposent de n’appliquer cet arrêt des allocations qu’aux chômeurs qui refuseraient une offre d’emploi par le service de l’emploi régional. Ils ne précisent toutefois ni d’où viendraient ces propositions d’emplois ni si elles correspondraient au profil des chômeurs de longue durée ni le statut et la rémunération de ces emplois. D’autres proposent de moduler l’introduction d’une limitation en prévoyant une période d’indemnisation plus longue dans certains cas, en fonction du passé professionnel. La justification d’une telle mesure est généralement que le système d’indemnisation du chômage belge serait « trop généreux » et n’inciterait pas suffisamment les chômeurs et les chômeuses à reprendre un emploi, alors qu’un certain nombre d’offres d’emploi sont actuellement non pourvues. Ces propositions reposent sur une vision biaisée de la réalité du marché du travail et du système d’assurance chômage belge.

Une attaque contre les salarié.e.s les plus fragiles

1. Les travailleurs et les travailleuses au chômage ne sont pas des « profiteurs » mais des personnes qui ont travaillé en tant que salariés et ont ouvert leur droit aux allocations sur la base de ce travail et de leurs cotisations sociales. Réduire leurs droits, c’est restreindre les droits des salariés. Les plus précaires d’entre eux (peu diplômés, intérims, temps partiels, etc.) sont ceux qui auraient le plus de probabilité d’être un jour frappés par une telle mesure.

2. Sauf rares exceptions, l’assurance chômage n’indemnise que le chômage involontaire. Les chômeurs et les chômeuses sont régulièrement tenu.e.s d’apporter aux services régionaux de l’emploi la preuve de leurs efforts de recherche d’emploi. Si ces démarches sont jugées insuffisantes, les chômeurs sont sanctionnés. En cas de sanctions répétées, ils peuvent être exclus. La proposition actuellement en discussion ne vise pas à exclure des chômeurs qui ne cherchent pas d’emploi mais bien de les exclure au seul motif qu’ils n’ont pas trouvé d’emploi (durable) après un certain temps.

3. La multiplication des emplois précaires (CDD, temps partiels, etc.) a rendu plus difficile l’accès aux allocations de chômage et moins nettes les frontières entre le chômage et l’emploi. Plus d’un tiers (36,8 %) des personnes qui sont considérées comme « Chômeurs complets indemnisés (CCI DE) depuis plus de deux ans » ont déjà retravaillé (2), mais seulement un nombre de jours insuffisants pour sortir de cette catégorie de chômeurs (et a fortiori pour retrouver un meilleur taux d’indemnisation). S’en prendre aux « chômeurs de longue durée », c’est bien souvent s’en prendre à des personnes qui travaillent de façon intermittente mais sans trouver un emploi stable à temps plein.

4. Contrairement à l’idée diffusée par certains, les chômeurs ne bénéficient pas de plantureuses allocations. En 2023, les allocations de chômage moyennes étaient de 1.680 euros pour un.e chef.fe de famille (27,6 % des CCI-DE), 1.421 euros pour un.e isolé.e (27,8 % des CCI-DE) et 1.128 euros pour un.e cohabitan.t.e (44,6 % des CCI-DE). (3) L’allocation diminue dans le temps et devient forfaitaire en troisième période d’indemnisation (c’est-à-dire après une période d’indemnisation de 17 à 48 mois, selon la carrière). L’allocation n’est plus alors, par exemple pour les chômeur.euse.s cohabitant.e.s, que de 731 euros.

Une mesure inefficace et contre-productive

5. Le niveau de chômage en Belgique est actuellement à un niveau historiquement bas. De 2003 à 2023, le nombre de chômeurs complets indemnisés demandeurs d’emploi a diminué de 40 %. Les dépenses d’indemnisation des chômeurs complets représentaient en 2023 environ 2,7 % des dépenses de Sécurité sociale. (4)

6. Supprimer les allocations, enfoncer le chômeur ou la chômeuse dans la précarité dans ses différentes dimensions (surendettement, accès au logement, accès aux soins de santé, etc.) ne l’aide pas à reprendre pied sur le marché du travail, bien au contraire. L’expérience le prouve : en 2012 une « dégressivité renforcée » des allocations de chômage a été appliquée ainsi qu’une limitation dans le temps des allocations des personnes ayant ouvert leur droit au chômage sur la base de leurs études (qui a sorti ses effets à partir de 2015). Depuis lors, différentes études (ONEm, IRES, OCDE) ont pointé l’absence d’effet positif des ces mesures sur le retour à l’emploi. Les freins à l’emploi se situent avant tout dans un manque de qualifications par rapport aux offres de travail ou encore dans des problèmes de santé, de mobilité, d’accès à des crèches, etc. En Belgique, le taux d’emploi est de 47,2% pour les personnes qui ont un niveau scolaire faible, 68,1% pour celles qui ont un niveau scolaire moyen, et de 85,6% pour celles qui ont un niveau scolaire élevé. Le Conseil supérieur de l’Emploi a lui-même relevé que la part des travailleurs faiblement diplômés dans des emplois faiblement qualifiés était passée de 73 % en 1993 à 40 % en 2023, tandis que la part de ces travailleurs dans des emplois moyennement qualifiés est passée sur la même période de 45 % à 17 %. (5)

Une mesure qui augmenterait la pauvreté

7. La coupure des allocations de chômage enfoncerait dans un surcroît de précarité une partie des travailleurs et des travailleuses sans emploi. Il n’est pas exact de prétendre que tous les chômeurs ou les chômeuses exclu.e.s bénéficieront d’une allocation similaire au CPAS. Les conditions d’octroi des aides au CPAS et au chômage sont très différentes. Les CPAS n’interviennent, d’une façon souvent plus limitée, que sur la base d’un état de besoin établi. Une partie des chômeurs exclus pourra accéder à l’aide du CPAS, mais une autre partie sera à charge de la solidarité familiale, notamment dans le cadre des familles dont un des conjoints travaille. D’autres auront accès à une allocation, mais souvent d’un niveau moindre. Il en résultera donc globalement un appauvrissement des personnes touchées par la mesure ainsi que de leurs familles.

Un retrait de la solidarité fédérale qui mettrait à mal les régions et les communes les plus fragiles

8. Le taux de chômage et le taux d’emploi sont différents selon les régions et les communes. Chaque territoire a des caractéristiques propres (démographie, activité économique, niveau de formation, etc.) qui influent sur la situation du marché de l’emploi et donnent un résultat contrasté en matière de chômage. A travers l’assurance chômage et la Sécurité sociale, une solidarité est organisée au niveau fédéral entre l’ensemble des travailleurs et des travailleuses et entre toutes les régions et les communes. Le taux de chômeurs complets indemnisés de plus de deux ans (potentiellement visés par une mesure de limitation) par rapport à la population en âge de travailler (18-64 ans) est très différent selon les régions et selon les communes. Celui-ci était, en 2023 de 1,05% en Flandre, 2,77% en Wallonie et 4,59% en région bruxelloise, pour une moyenne belge de 2,23 %. En Flandre, cela va de 3,29 % à Blankenberge et 2,20 % à Anvers à vingt-sept communes en-dessous de 0,5 %. En Wallonie, sans surprise, les anciens bassins industriels liégeois et hennuyers sont particulièrement touchés : 4,59 % à Liège, 4,39 % à Charleroi, 4,24 % à Verviers, 4,14 % à Quievrain, 4,13 % à Seraing, 3,90 %à La Louvière, etc tandis qu’une dizaine de communes affichent un taux de moins d’un en-dessous de 1 %, dans la province du Luxembourg et dans la communauté germanophone. En Région bruxelloise, Saint-Gilles et Molenbeek-Saint-Jean culminent à 6 %, tandis que de Woluwé-Saint-Pierre affiche un taux de 2,2 %. La suppression de cette partie de la Sécurité sociale organisée au niveau fédéral aurait donc un impact social majeur et très différentié selon les régions et les communes.

9. Une partie des chômeurs et des chômeuses de plus de deux ans qui seraient exclus se tourneront vers les CPAS pour subsister. Il s’agit de potentiellement 26.074 CCI-DE de plus de deux ans non cohabitant.e.s en Flandre, 40.719 en Wallonie et 26.977 en Région de Bruxelles-Capitale. Or, en particulier dans les communes les plus exposées, les CPAS, déjà sous forte tension, ne disposent ni de l’infrastructure ni du personnel nécessaire pour faire face à un tel afflux. Ils disposent encore moins des moyens nécessaires pour assurer une aide individualisée pour chaque personne, pour l’accompagner dans sa recherche d’emploi. En outre, les aides dispensées par les CPAS étant partiellement à charge de chaque commune, les pouvoirs locaux qui comptent le plus grand pourcentage de chômeurs exclus seront placés dans une très grande difficulté pour faire face aux dépenses supplémentaires que cela représente. Ils pourront d’autant moins aider les personnes concernées et soutenir l’emploi local.

10. Le retour vers l’emploi des chômeurs et des chômeuses de longue durée passe par des mesures positives pour leur permettre d’accéder à des emplois qui leur assurent un revenu et des conditions de travail digne : améliorer le niveau de formation, rencontrer des problèmes de santé et de mobilité, améliorer des conditions de travail et de rémunération dans certains secteurs et fonctions, etc. La création de nouveaux sous-statuts et de nouveaux « jobs » (à la fois sous-payés, hyperflexibles et subventionnés) à destination des chômeurs de longue durée ne ferait que les enliser durablement dans la précarité. Ces jobs au rabais se substitueraient soit à la création d’emplois de qualité, soit à d’autres emplois déjà existants et payés selon les barèmes normaux.

Nous nous opposerons donc à l’instauration d’une limitation dans le temps des allocations de chômage, qui ne rencontrerait pas l’objectif annoncé de promotion de l’emploi et porterait gravement atteinte à la cohésion sociale de notre pays ainsi qu’aux conditions de travail, en particulier pour les travailleurs.euse.s à bas salaires. 

Nous prendrons ou soutiendrons les initiatives utiles pour constituer un large front d’opposition à une telle mesure.

(1) Les données sont extraites des statistiques interactives disponibles sur le site de l’ONEm. Il s’agit de la moyenne 2023 de tous les chômeurs complets indemnisés demandeurs d’emploi (CCI DE) de deux ans et plus.

(2) Philippe Defeyt, IDD, Note d’analyse, « Le chômage de longue durée », 20 juillet 2024. A noter que, par rapport aux chiffres que nous avons utilisés, ceux-ci ne comprennent pas les CCI DE après prestations à temps partiel volontaire, les CCI DE chômage avec complément d’entreprise (ex prépensionnés), les CCI DE en allocation de sauvegarde (MMPP) et les CCI DE travailleurs des arts. En outre, ces chiffres représentent la « photo » de la situation en avril 2024 et non une moyenne annuelle.

(3) Les données sont extraites des statistiques interactives disponibles sur le site de l’ONEm. Il s’agit des dépenses 2023 pour (tous) les CCI DE divisées par le total du nombre de jours indemnisés en 2023 puis multipliées par 26 (nombre de jours indemnisés durant un mois normal).

(4) ONEM (2024), « Que représentent les dépenses sociales de l’ONEM pour le citoyen ? », pp. 18 et 62.

(5) Steve Vanackere, Conseil supérieur de l’Emploi, « Présentation de l’état des lieux du marché du travail en Belgique et dans les régions », 15 juillet 2024.

Cet appel a été publié sur le site de Le Soir, le 17.10.24

Partager cet article

Facebook
Twitter