chasse aux chômeurs
« Un retournement de la norme établie lors de la création de la Sécu »
Luc Vandormael, président de la Fédération des CPAS wallons, expose les conséquences sur les CPAS d’un renvoi vers eux des chômeurs de longue durée : « Les CPAS risquent de devoir fermer les services qui ne sont pas obligatoires ».
« Si le CPAS devenait un opérateur qui a plus de bénéficiaires que l’ONEm, ce serait un retournement complet de la norme établie lors de la création de la Sécurité sociale. Pour faire face à ce choc, les CPAS risquent de devoir fermer les services qui ne sont pas obligatoires comme par exemple leur(s) maison(s) de repos, leur service d’aides familiales, leur service de livraison de repas à domicile, etc. » S’il indique que, en tant que président de la Fédération des CPAS wallons (composée de membres issus de différents partis aux vues divergentes), il ne se prononcera pas sur l’opportunité d’une limitation des allocations de chômage dans le temps, Luc Vandormael exprime néanmoins « des inquiétudes par rapport aux conséquences qu’une telle mesure aurait pour les CPAS ainsi que pour les demandeurs et bénéficiaires ». Bain de sang social et risque de faillite virtuelle de certains pouvoirs locaux : les « inquiétudes » de sa Fédération pour les CPAS ne sont pas minces, en particulier si le transfert de chômeurs exclus vers ceux-ci ne s’accompagnait pas du relèvement du financement fédéral des allocations qu’elle demande, portant celui-ci à hauteur de 95 % du Revenu d’intégration (RI). Les membres de la coalition Arizona et leurs mandataires locaux assument-ils que le transfert de la charge de la solidarité vers les communes pauvres et la privatisation des services qu’elles organisent font partie de leur projet pour l’avenir du pays ?
Quels sont, par rapport à la prochaine coalition fédérale, les attentes des CPAS wallons ?
Tout d’abord une précision : en tant que président de la Fédération des CPAS wallons, organe pluraliste composé de membres issus de différents partis, je m’exprime dans le cadre du mémorandum qui a été approuvé par notre assemblée générale. Pour l’instant, le seul accord gouvernemental connu est la déclaration de politique régionale (DPR) wallonne. Il y a une phrase sibylline dans celle-ci qui évoque un rapatriement progressif des CPAS vers les communes. C’est une idée qui revient à intervalles réguliers alors que la fédération a répété à moult reprises qu’il n’y avait aucune plus-value à une telle absorption. Le modèle flamand de simili fusion des CPAS et des communes a d’ailleurs généré de gros problèmes ainsi que des velléités de privatisation de toute une série de services assurés par les CPAS. Le remplacement de conseillers CPAS par des conseillers communaux n’a pas convaincu. Nous avons également des craintes par rapport aux suppressions de subventions facultatives annoncées dans la DPR, notamment concernant la lutte contre le sans-abrisme, etc. Il faut dire aussi que cette DPR est vague et qu’il faudra être attentif aux mesures concrètes qui seront prises.
Et par rapport au fédéral ?
L’enjeu principal, c’est la proposition de fin de droit aux allocations de chômage qui est en discussion. Notre fédération pluraliste ne se prononcera pas par rapport à la pertinence d’une telle mesure vu la diversité de nos membres mais nous exprimons des inquiétudes par rapport aux conséquences qu’elle aurait pour les CPAS ainsi que pour les demandeurs et bénéficiaires. Appliquée de manière maximaliste, la coupure des allocations de chômage après deux ans toucherait 141.000 personnes en Belgique, dont la moitié n’a pas le certificat de fin d’études secondaires (CESS) et est éloignée de l’emploi. Soixante mille personnes seraient concernées en Wallonie. Si toutes ces personnes se rendaient demain au CPAS, ça représenterait une augmentation de plus de 70% des demandes de Revenu d’intégration (RI) en Wallonie. C’est considérable, même si un certain nombre de ces personnes, étant cohabitantes, n’auront pas droit au RI, si les revenus de leur ménage sont supérieurs au montant du RI. À l’heure actuelle, le RI est financé par l’État fédéral à hauteur de 55 % à 70 % de celui-ci, selon le nombre de bénéficiaires dans la commune. Chaque commune doit suppléer pour payer le solde du RI des bénéficiaires de son CPAS. L’exclusion des chômeurs de longue durée représenterait donc un énorme transfert de charge de l’État fédéral vers les CPAS. En outre, pour survivre, les personnes qui perdraient leur droit au chômage demanderaient sans aucun doute des aides complémentaires à leur CPAS, lesquelles seraient souvent complètement à charge de la commune.
Les documents qui émanent du projet de coalition Arizona évoquent une augmentation du taux de remboursement fédéral du RI de 5 %, ce qui donnerait lieu à un financement supplémentaire des CPAS de 200 millions. Est-ce suffisant pour couvrir le surcoût pour les pouvoirs locaux ?
C’est beaucoup trop peu : dans notre mémorandum, nous avons indiqué que si cette mesure devait être prise, il faudrait augmenter le taux de remboursement du RI à 95 %. Si on augmente ce remboursement de seulement 5 %, comme cela semble l’intention des négociateurs, cela ne va pas. Cela signifierait que l’État se déchargerait de nouveau sur les communautés locales pour tout ce qui concerne la politique sociale en dehors de la Sécurité sociale. C’est une tendance lourde que l’on observe depuis plusieurs années. D’autre part, j’ai vu passer l’idée de subventionner les CPAS en fonction de leurs performances en matière de réinsertion de leurs bénéficiaires sur le marché de l’emploi. Cela signifierait introduire la notion d’obligation de résultat en lieu et place de l’obligation de moyens. Sachant que ces personnes sont pour la plupart éloignées de l’emploi, avec énormément de vulnérabilité comme des histoires familiales chaotiques, peu de qualification, de plus en plus de problèmes de santé mentale, des assuétudes, etc. On demanderait aux CPAS de réussir là où les organismes régionaux et la société dans son entièreté ont échoué, puisque l’on sait qu’en Wallonie les chômeurs de longue durée représentent presque la moitié des chômeurs et que plus de la moitié d’entre eux sont considérés par le FOREM comme difficilement employables.
Les propositions de ce type sont des slogans démagogiques qui diffusent l’idée que les chômeurs seraient responsables de leur sort, que les travailleurs du Forem et des CPAS, censés les aider à trouver de l’emploi les maintiendraient dans « l’assistanat ». C’est faux : un bénéficiaire sur trois quitte le CPAS dans l’année. Ceux qui y restent, ce sont des personnes dont la situation est plus difficile, plus complexe. En outre, quand le CPAS met à l’emploi, c’est le plus souvent en emploi temporaire, principalement via le dispositif article 60, durant la période nécessaire pour ouvrir leur droit au chômage. Elles sont exclues du chômage, elles viennent au CPAS, on leur fait un art. 60, elles retournent au chômage… Et puis on les exclurait à nouveau du chômage après deux ans et on les renverrait au CPAS ? Ce serait jouer au « ping-pong » avec les gens d’une façon perverse.
Lorsque vous évoquez un financement à 95 % du RI, avez-vous chiffré le budget que cela représenterait ?
Il y a en moyenne environ 160.000 bénéficiaires du RI en Belgique. Si la catastrophe arrivait de manière maximale, cela pourrait en rajouter 50.000 voire près de 100.000 selon l’étendue de la mesure. En 1944, quand on a créé la Sécurité sociale, c’était un régime assurantiel avec une petite caisse sur le côté pour les quelques personnes qui étaient hors des mailles de ce régime. En 1974, lors de la création du minimex (devenu RI en 2002), on était à 8.000 bénéficiaires. Avec la crise du pétrole et celles qui ont suivi, le taux de chômage a explosé et le nombre de minimex a augmenté aussi. A partir de l’an 2000 et plus particulièrement depuis la crise de 2008, le nombre de RI monte de manière extraordinaire. La fin de droit aux allocations d’insertion en 2015 a encore aggravé les choses. Quel que soit le périmètre exact de la mesure, la barre des 200.000 serait certainement franchie et il y aurait dès lors moins de chômeurs indemnisés que de bénéficiaires du revenu d’intégration. Si le CPAS devenait un opérateur qui a plus de bénéficiaires que l’ONEm, ce serait un retournement complet de la norme établie lors de la création de la Sécurité sociale. Pour faire face à ce choc, les CPAS risquent de devoir fermer les services qui ne sont pas obligatoires comme par exemple leur(s) maison(s) de repos, leur service d’aides familiales, leur service de livraison de repas à domicile, etc. Il se pourrait même qu’on doive fermer les services d’insertion sociale et professionnelle. Alors même qu’on nous demanderait de réinsérer ces personnes ! Il faut savoir que, lorsque le nombre de dossiers par travailleur social devient trop important, bien souvent ce qui passe à la trappe, c’est l’accompagnement. Tout ce qui est paperasse, vérification du droit, visite à domicile,… tout ça est obligatoire. Les travailleurs sociaux nous disent que le temps qu’ils devraient et voudraient consacrer à l’accompagnement est de plus en plus réduit…
Donc monter le remboursement du RI à 95 % de son coût ne suffirait pas ? Comment les CPAS pourraient-ils doubler leur capacité d’accueil ?
Effectivement, c’est la première chose que des directeurs de CPAS nous ont dit : « il n’y a pas de place ». Le CPAS de Waremme dont je suis le président n’a déjà pas assez de bureaux et donc, on doit délocaliser des services. On trouve la parade avec toute une série de services que l’on peut externaliser, lorsque ce n’est pas le cœur du métier du CPAS. Je parle des services de cohésion sociale, d’insertion sociale etc., mais à un moment donné, ça ne sera plus possible. Il faudrait également prévoir des budgets fédéraux pour couvrir les frais de personnel supplémentaires.
La limitation dans le temps des allocations de chômage est présentée comme une économie. En sera-t-elle vraiment une ?
Elle ne l’a jamais été. C’est reporter une charge fédérale sur les budgets locaux.
Selon certains, les CPAS seraient mieux armés que le Forem pour accompagner les chômeurs de longue durée vers l’emploi…
Les CPAS revendiquent d’être des acteurs de l’insertion à part entière mais certains petits CPAS n’ont même pas de service d’insertion professionnelle spécifique, raison pour laquelle il y a une collaboration avec les centres d’insertion socioprofessionnelle (CISP) où l’on réfléchit en termes de « bassins ». Avant les élections, ce que l’on a fait et qui était préparé depuis des mois, c’est une convention avec le FOREM en Wallonie, stipulant que l’on allait travailler ensemble pour les personnes qui étaient en réinsertion en CPAS. L’idée générale est que par sa proximité avec le monde de l’entreprise et sa large connaissance des métiers, le Forem est mieux outillé que les CPAS pour réinsérer des personnes proches de l’emploi tandis le CPAS est mieux placé pour aider des personnes qui cumulent toute une série de difficultés sociales que j’ai déjà citées. Il faut d’abord une stabilisation des conditions de vie et une stabilisation psycho-sociale. A partir de ce moment-là, on peut envisager l’inclusion des personnes. Je préfère le terme « inclusion » à celui d’« intégration » car il indique la nécessité de prévoir des aménagements. C’est un processus de longue durée avec des ruptures. Un bon exemple, c’est le logement. Si quelqu’un dort dans sa voiture ou sous un pont, il ne sait pas aller travailler car il ne saura pas se laver ou se raser, etc.
27 % des sans-abri sont des jeunes de moins de 25 ans. En dix ans, le nombre de jeunes bénéficiant d’allocations de chômage est passé de 120.000 à 10.000, on n’en parle jamais. Les allocations de chômage sont devenues quasi inaccessibles pour les jeunes sans emploi, qui sont renvoyés vers les CPAS. On a des projets de travailler, dans le cadre de PIIS partenariaux (1), avec le secteur de l’aide à la jeunesse en se disant que le logement, c’est le socle de l’inclusion. Notre idée est de mettre à leur disposition des logements d’insertion. A partir du moment où ils sont dedans, l’accompagnement se fait. Ce n’est pas seulement leur donner la clé d’un appartement, c’est rendre possible l’accompagnement en rencontrant cette première nécessité de dormir au chaud. Politiquement, cela n’est pas nécessairement entendu par tous. Je pense néanmoins que viser la mise à l’emploi à tout prix, c’est parfois contre-productif. Ça met trop de pression sur des personnes fragiles et c’est une des causes du non-recours au droit. Elles se disent à un moment donné : « On m’ennuie, je n’y vais plus, on ne fait que me contrôler ». Combiner aide et contrôle est extrêmement difficile pour l’assistante sociale car c’est un vecteur de défiance réciproque. Si le travailleur social prend le parti de la loi et de l’institution sans ménagement, il perd la confiance avec l’usager. Si, par contre, il fait alliance avec l’usager contre le système, il risque de susciter la défiance de l’institution. Il doit donc systématiquement danser d’un pied sur l’autre. Pour comprendre ça, il faut être sur le terrain.
Il est aussi question de limiter le montant des allocations…
Alors que beaucoup d’allocations sont sous le seuil de pauvreté… Tout le monde est d’accord qu’il faut un différentiel plus important entre le travail et l’allocation mais le problème ne se situe pas au niveau des allocations, il se situe au niveau des salaires. Prenons l’exemple d’une aide-ménagère à qui l’employeur dit qu’il ne va pas l’engager à temps plein car elle ne tiendrait pas le coup, si on lui fait un mi-temps, elle va travailler presque pour rien. Ce sont des travailleurs qui bien souvent viennent demander un complément RI.
L’épure budgétaire sur laquelle la coalition Arizona travaillait en août prévoyait également près d’un milliard d’économies en matière de revenu d’intégration au titre de la « nouvelle politique migratoire »…
Je l’ai lu également. Est-ce que cela veut dire que l’aide sociale équivalente au revenu d’intégration serait diminuée voire supprimée ? Dans ce cas, ces personnes, tout comme les exclus du chômage qui n’auraient pas droit au RI, principalement les cohabitants, vont quand même s’adresser au CPAS en demandant une aide sociale. Pour payer le loyer, la facture d’énergie, les soins médicaux… tout ce que le CPAS fait déjà mais qui élargirait fortement le public qui en aurait besoin. Or, si certaines de ces aides peuvent être imputées à des subsides, d’autres sont sur fonds propres. Et si le nombre de demandeurs explose, les subsides n’y suffiront pas.
Pourquoi les municipalistes ne font-ils pas entendre leurs inquiétudes par rapport à cette mesure ?
La loi dit que la commune doit éponger le déficit du CPAS. Dans la réalité, les communes sont elles-mêmes en grande difficulté avec les dossiers des pensions, des zones de police, des zones de secours, etc. Tout le monde doit donc faire un effort. On demande aux CPAS d’essayer de diminuer leur déficit. Les mandataires locaux se rendent bien compte que rajouter des charges aux CPAS n’est pas gérable. Mais on ne les entend pas. Quand on a commencé à parler de ces mesures dans la presse, on n’a pas parlé des CPAS. Je m’attendais à ce que notre fédération soit sollicitée à ce propos par les grands médias. A ce stade, ce n’est pas le cas. C’est souvent seulement quand le mal est arrivé qu’il y a une prise de conscience.
- Par Arnaud Lismond-Mertes et Yves Martens (CSCE)
(1) PIIS = projet individualisé d’intégration sociale.