chasse aux chômeurs
C. Moureaux : « Ce serait financièrement insupportable pour nous »
Molenbeek serait particulièrement touchée par une limitation dans le temps des allocations de chômage. Un tel retrait de la solidarité fédérale mettrait en danger la cohésion sociale dans les communes pauvres, dénonce sa bourgmestre.
En 2023 Molenbeek comptait, en moyenne, environ 3.600 chômeurs complets indemnisés depuis plus de deux ans. Au regard de sa population de 18 à 64 ans (près de 60.000 personnes), elle serait la seconde commune belge la plus touchée (6,05%) en cas de limitation dans le temps des allocations de chômage. (Lire ici) Suite, entre autres, aux mesures restrictives visant l’accès aux allocations d’insertion (chômage sur la base des études), le nombre de personnes actuellement à la charge de son CPAS (bénéficiaires du Revenu d’intégration ou de l’aide sociale équivalente) a dépassé la barre des 7.000. Si l’on tient compte que 72% des chômeurs de plus de deux ans de Molenbeek sont des isolé.e.s ou des chef.fe.s de famille, plus de 2.600 personnes supplémentaires seraient susceptibles d’être renvoyées vers le CPAS suite à des exclusions du chômage. Cela porterait à 16% la part de la population communale de 18 à 64 ans à la charge de son CPAS. Que cela signifierait-il pour la commune, sachant que, contrairement aux allocations de chômage, qui sont entièrement financées par la Sécurité sociale fédérale, environ 30% du montant des allocations dispensées par les CPAS sont à charge du pouvoir local dans des communes comme Molenbeek ?
Pour avoir des éléments de réponse et mieux comprendre la situation de communes très exposées au chômage de longue durée, nous nous sommes tournés vers la Bourgmestre de Molenbeek, Catherine Moureaux (PS), qui gère la commune depuis 2018, en coalition avec le MR, et qui entrait dans la campagne électorale communale au moment où nous avons réalisé l’interview. Elle dénonce le délitement de la solidarité vis-à-vis des communes pauvres et l’épuisement du système actuel qui renvoie de plus en plus de responsabilités aux communes, sans donner aux plus pauvres de celles-ci les moyens de les assumer correctement. Ce qui est illustré par des injonctions contradictoires comme, indique la Bourgmestre, le fait d’attendre de sa commune qu’elle en fasse plus pour la remise à l’emploi des allocataires du CPAS tout en lui imposant, pour des raisons budgétaires, une réduction du nombre de contrats d’insertion qu’elle peut leur proposer. Selon elle, la limitation dans le temps des allocations de chômage serait « dramatique » pour Molenbeek.
Ensemble ! : Quelle est la situation sociale de votre commune, qui serait particulièrement touchée en cas de limitation dans le temps des allocations de chômage ?
Catherine Moureaux : Molenbeek est la commune la plus pauvre de Belgique si l’on prend comme critère le nombre de personnes qui émargent à notre CPAS par rapport au nombre d’habitants. Nous comptons également les quartiers les plus atteints par le manque d’emploi, singulièrement pour les jeunes. Notre démographie est particulière : 30 % des habitants ont moins de moins de vingt ans. Nous avons également un important pourcentage de personnes âgées. Entre les deux, il y a une population (de pères, de mères de famille et d’isolés) qui est caractérisée par un chômage important, en particulier chez les jeunes et chez les femmes. Il faut subvenir aux besoins des enfants et des personnes âgées tout en favorisant l’accès à l’emploi pour la tranche d’âge intermédiaire. De par les caractéristiques de sa population, Molenbeek a un besoin vital de solidarité et constitue un défi social permanent.
Ces dernières années, la situation des finances de notre commune et de son CPAS – qui doit aujourd’hui octroyer des aides à plus de 12.000 personnes – n’a fait que se détériorer, en lien direct avec des politiques menées au niveau fédéral ou régional. Par exemple, la revalorisation du montant du Revenu d’intégration (RI) qui a été réalisée sous cette législature était pleinement nécessaire et légitime, mais force est de constater que cette revalorisation n’a été prise en charge qu’à hauteur de 70 % par l’état fédéral, le reste a dû être financé par notre CPAS et in fine par la commune. Sous cette mandature communale, en six ans, notre commune a dû augmenter de 40 %, de 28 millions à 40 millions d’euros, la dotation à son CPAS pour que celui-ci puisse faire face à ses obligations, et ce sans que le CPAS n’ait mené aucune politique sociale nouvelle. Douze millions d’euros d’augmentation, c’est considérable pour nous. Cela représente 40 % d’augmentation, ça manifeste le sous-financement fédéral et régional qui nous a été imposé durant cette période. Une autre grande difficulté à laquelle notre CPAS a été confronté est celle de recruter des assistants sociaux. La région a donné à notre CPAS des moyens pour faire face à la crise des prix de l’énergie, ce qui lui avait notamment permis de recruter des assistants sociaux supplémentaires. Puis ces moyens ont été en grande partie supprimés. Nous avons alors dû nous séparer d’une partie de ces agents. Aujourd’hui, nous cherchons à nouveau des assistants sociaux pour assumer nos missions vis-à-vis des personnes dont on a la charge, mais nous avons du mal à les trouver. Non seulement les moyens que nous recevons sont insuffisants, mais ils ne nous sont pas accordés d’une façon suffisamment stable.
Comment se caractérisent globalement les demandeurs d’emploi molenbeekois et le marché de l’emploi auquel ils sont confrontés ?
Nos demandeurs d’emplois sont avant tout des jeunes et des femmes. Ils et elles sont particulièrement confrontés à la discrimination de la part d’employeurs. Une étude du bureau anti-discriminations d’Actiris a établi que le simple fait de signaler le code postal de Molenbeek discriminait négativement les chercheurs d’emploi de notre commune. Nous comptons également beaucoup de personnes dont l’histoire est liée à un parcours récent ou ancien de migration, qui donne lieu à des discriminations. La question de la qualification est également un problème pour de nombreux demandeurs d’emploi de notre commune. Une partie importante des demandeurs d’emploi a besoin d’une préqualification (maîtrise d’une des deux langues nationales, d’outils informatiques et de concepts de base…) avant même de pouvoir suivre une formation proprement dite. Or les offres de préqualifications sont totalement insuffisantes. Ces personnes sont nombreuses à rechercher les mêmes types d’emplois ouvriers les moins qualifiés, qui n’existent pas en nombre suffisant, sans pouvoir ouvrir plus largement leurs horizons de recherches à d’autres emplois.
De quels leviers disposez-vous au niveau local en matière de mise à l’emploi ?
Au niveau communal, la politique d’emploi est principalement à charge de la mission locale et de Molenbeek-formation. Ces sont des outils qui avaient été mis à mal sous la mandature précédente et qui ont dû être reconstruits sous celle-ci. L’autre moyen d’action est la politique d’insertion socioprofessionnelle du CPAS, qui s’adresse à des personnes fort éloignées de l’emploi (absence de maîtrise des langues nationales, parcours de migration ou social difficile, etc.) pour lesquelles l’insertion demande beaucoup de temps et d’énergie, d’autant que leur parcours d’insertion socioprofessionnelle est toujours susceptible d’être entravé par de nouvelles difficultés sociales. Un de nos outils les plus efficaces pour la remise à l’emploi des usagers des CPAS est la possibilité de leur proposer des contrats de travail subventionnés dits « article 60 » d’une durée qui leur permette au maximum d’ouvrir leur droit au chômage.
Ces contrats sont le principal outil du CPAS pour la réinsertion vers l’emploi. Le paradoxe actuel est que notre budget communal étant déficitaire, comme dans toutes les communes bruxelloises du croissant pauvre, la tutelle régionale nous impose de faire des économies dans tous nos postes budgétaires, tant au niveau de la commune que du CPAS. Certaines dépenses de notre CPAS sont des obligations légales incompressibles. La tutelle a dès lors mis la pression sur la réduction du budget accordé par le CPAS aux articles 60, qui est une dépense facultative. On nous a imposé de faire des coupes budgétaires dans ce dispositif, d’en réduire l’ampleur, alors qu’il est le plus efficace pour la remise à l’emploi des bénéficiaires et qu’il nous permet ainsi à terme d’alléger la charge des allocations sur nos finances. Le système existant, que l’on nous impose, ne fonctionne manifestement plus aujourd’hui pour une commune comme la nôtre. Nous sommes arrivés à la fin d’un modèle. On a un besoin urgent d’une prise de conscience, d’un changement dans le sens d’une plus grande solidarité de l’État fédéral avec les communes en difficulté.
Quels seraient les impacts pour votre commune et pour votre CPAS d’une limitation des allocations de chômage à deux ans comme celle actuellement prônée par le formateur au niveau fédéral ?
Ce serait une mesure dramatique pour les Molenbeekois et pour la commune de Molenbeek. En cas de limitation des allocations de chômage après deux ans, telle que la proposent le MR et les Engagés, environ 2.700 personnes supplémentaires se verraient ouvrir un droit au RI au CPAS de Molenbeek. En défalquant ce que prend en charge le fédéral, si nous devons assumer la partie mise à notre charge du RI, engager vingt-sept assistants sociaux, quinze travailleurs administratifs… ça représenterait une charge d’au moins sept millions d’euros pour la commune de Molenbeek. (1) Ce serait financièrement insupportable pour nous. On fait déjà actuellement face à un défaut de solidarité majeur avec les communes, qui n’a cessé d’augmenter ces dernières années. Ce serait le clou de notre cercueil. Par ailleurs, où trouverions des assistants sociaux supplémentaires et pour les faire travailler dans quelles conditions ?
Sous cette mandature communale, nous avons déjà dû augmenter l’impôt local pour faire face aux missions qui nous sont confiées et pallier les désengagements fédéraux. Sans cela, nous aurions été incapables de payer notre personnel communal, et ce alors que nous avons en moyenne moins de personnel par habitant que la moyenne régionale, même si les défis sociaux auxquels nous devons faire face sont plus grands. Par exemple, quand on a un nombre important d’habitants qui ont des difficultés à communiquer tant en français qu’en néerlandais, ça prend plus de temps aux employés communaux qui sont aux guichets pour communiquer les informations nécessaires que dans des communes moins exposées à ce type de difficultés. Nous aurions besoin de plus d’assistants sociaux, d’un renfort de nos effectifs de police pour garantir la sécurité ainsi que de plus d’agents pour le service de propreté, etc. Nous avons donc refusé de couper dans notre personnel et augmenté nos impôts locaux pour faire face aux nouvelles charges, mais c’est profondément injuste de demander à des habitants en moyenne plus pauvres de payer plus de taxes que des habitants de communes riches. On ne peut pas exclure les chômeurs de longue durée et les renvoyer vers les CPAS. Ça ne marchera pas. Vu la situation de notre commune, ce serait un choc supplémentaire impossible à absorber. Sans rétablir un contrat social correct ainsi qu’une large solidarité de l’État fédéral avec ses pouvoirs locaux, et a fortiori avec les plus fragiles, on ne pourra plus garantir la paix sociale dans des communes comme la nôtre.
Les promoteurs de la mesure suggèrent que les CPAS sont mieux placés que les services régionaux pour assurer le retour à l’emploi des chômeurs de longue durée…
C’est une vision des choses fausse qui tend à faire porter la responsabilité du chômage aux chômeurs eux-mêmes plutôt qu’à la société. Ça part de l’idée que la résorption du chômage est avant tout le défi individuel de chaque chômeur et de chaque chômeuse, plutôt qu’un défi pour la société dans son ensemble. Par exemple, si l’on considère la question des discriminations ou celle du besoin de formation et de qualification, qui sont des obstacles majeurs pour l’accès à l’emploi de nos chômeurs. Il ne s’agit pas de questions qui seront résolues individuellement par un travail social ou par un psychologue avec chaque personne. Notre CPAS, qui aide plus de 12.000 personnes, conclut chaque mois des contrats d’insertion (dont beaucoup d’articles 60) pour environ 300 personnes. Il n’est pas possible de lui en demander plus, a fortiori sans considérablement augmenter ses moyens. La solution au problème du chômage passe par des politiques économiques globales, des politiques de l’emploi, d’éducation, de formation et de préformation, etc. Détruire les mécanismes de solidarités, que ce soit vis-à-vis des personnes ou des communes pauvres, et puis les pointer du doigt, les mettre elles-mêmes en accusation pour les problèmes auxquelles elles font face, qui ne voit que cela ne résoudra pas les problèmes mais que, au contraire, ça les exacerbera ?
On entend peu les municipalistes dénoncer le projet de limiter dans le temps les allocations de chômage. Pourquoi ?
Les forces de droite, comme le MR, ont mené vis-à-vis de l’opinion publique une bataille culturelle contre les solidarités, en opposant les personnes entre elles, les actifs et les inactifs, en présentant les exclus du marché de l’emploi comme des « fainéants », etc. Aujourd’hui, il est difficile de défendre dans les médias des politiques protectrices et émancipatrices vis-à-vis des plus faibles, des sans-emploi ou de ceux et celles qui ont besoin d’une aide sociale.
Epilogue
Le 25 septembre, trois excellentes propositions de motions « pour le maintien d’une Sécurité sociale fédérale forte et contre l’introduction d’une limitation dans le temps des allocations de chômage » ont été inscrites à l’ordre du jour du Conseil communal de Molenbeek respectivement par les groupes PS-Vooruit, PTB-PVDA et par le conseiller indépendant T. Hamzaoui, suite à l’interpellation du CSCE asbl. (Lire p. 36.) Après une synthèse des trois motions, un vote est intervenu, sans appel. La motion a été adoptée par 21 conseillers des groupes PS-Vooruit, PTB-PVDA, Ecolo-Groen et Molenbeek Autrement. Tandis que 10 conseillers se sont abstenus : 8 MR, 1 Engagé (Ouassari), 1 N-VA. Aucun vote contre n’est intervenu. Molenbeek ne veut pas d’une limitation dans le temps des allocations de chômage et une nouvelle majorité locale semble émerger…
« D’anciens quartiers industriels, situés le long du canal »
L’Institut bruxellois de statistique et d’analyse et l’Observatoire de la santé et du social de Bruxelles-Capitale publient des documents de présentation de chacune des dix-neuf communes bruxelloises. On trouve dans le « Zoom » consacré à Molenbeek-Saint-Jean quelques éléments qui permettent de mieux comprendre les spécificités de cette commune, façonnée par les grands courants de notre histoire sociale. (1)
La structure urbanistique de la commune, relève cette étude, est « hétérogène » et se caractérise par « un mélange de quartiers résidentiels et d’anciens quartiers industriels, situés le long du canal ». Celle-ci est « partagée en deux parties par une voie ferrée », qui « sépare Molenbeek-Est, urbanisée depuis la première moitié du 19e siècle, de la partie ouest de la commune, fruit d’une urbanisation plus récente. L’ouest de la commune, située en deuxième couronne, est moins densément peuplée. ». Ainsi le taux de chômage « varie de 12 % (secteur Benes) à plus de 40 % (secteurs Brunfaut et Marie-José) ». Il en va de même pour les revenus médians : très faibles « dans la moitié est de la commune, notamment le long du canal, (…) très faibles à faibles dans le centre de la commune et en général plus élevés dans la partie ouest ». Le document précise que « parmi les cinq secteurs bruxellois où ces revenus sont les plus faibles, trois se situent à Molenbeek-Saint-Jean (Brunfaut, Sippelberg et Centre) ». Au niveau environnemental, la carte est similaire. La concentration en dioxyde d’azote (NO2) est plus élevée dans l’est de la commune, « avec des valeurs qui peuvent être une fois et demie plus importantes que celles observées à l’ouest, moins densément peuplé et avec moins de voies de communication importantes ». Quant à la couverture végétale, elle est « particulièrement faible dans l’est de la commune, alors que la partie ouest, moins densément peuplée, comprend des parcs (Marie-Josée et Albert) et aussi un vaste espace semi-naturel sur le site du Scheutbos. Dans l’est de la commune, les intérieurs d’îlots sont fréquemment bâtis, les parcs sont plus rares et de taille plus réduite ». Pour comprendre les problèmes d’emploi qui se manifestent dans une commune comme Molenbeek, il faut donc les situer dans le cadre plus vaste de la façon dont se traduisent dans l’espace des dynamiques sociales, démographiques et historiques : d’anciens quartiers ouvriers, moins confortables, sont aujourd’hui majoritairement occupés par des immigrants de milieux populaires qui sont venus chercher un avenir meilleur en Belgique (63 % de la population de Molenbeek avait une nationalité étrangère à la naissance) et y ont trouvé des logements à un prix plus accessible qu’ailleurs. Tandis que d’autres quartiers, d’urbanisation plus récente, attirent une population qui peut accéder à des logements de prix plus élevé.
Ainsi considéré, il apparaît particulièrement injuste et absurde d’affaiblir les mécanismes de solidarité, par rapport à la privation d’emploi, organisés au niveau fédéral (ONEm) et de renvoyer la prise en charge des personnes concernées vers le niveau local (CPAS). Une telle politique ne pourrait que conduire à l’effondrement social de certains quartiers et de leur population, à la création de ghettos sociaux et ethniques. Une dynamique malheureusement bien connue, notamment aux États-Unis, avec les conséquences que l’on connaît sur le degré de violence qu’elle engendre (716 personnes en prison/100.000 habitants aux USA contre 106 prisonniers /100.000 habitants en Belgique). Est-ce là le projet de société de la coalition Arizona en cours d’élaboration ?
(1) IBSA, Observatoire social, Zoom sur les communes 2024 – Molenbeek-Saint-Jean (2024).
- Par Arnaud Lismond-Mertes (CSCE)
(1) Cette estimation basse est sans doute très sous-estimée. Notre analyse (Lire en p. 18)est que rien qu’en charge du RI, il y en aurait pour le double.