La dérive de Kairos
Kairos : la triste dérive du journal « antiproductiviste pour une société décente »
Lancé au printemps 2012, Kairos promettait d’enrichir l’offre médiatique avec un regard qui romprait avec « le consumérisme, la croissance, le développement, le progrès, la marchandisation du monde (…) ». Coup de projecteur sur ce bimestriel qui a viré complotiste et s’est rapproché de l’extrême droite.
Les positions caricaturales défendues par Kairos pendant la crise Covid, éructant contre les mesures sanitaires décidées par le gouvernement et contre la presse mainstream « valet du pouvoir » ont fait sortir le bimestriel Kairos de l’ombre. Et la question portant sur les supposés conflits d’intérêts, des experts sanitaires, posée par Alexandre Penasse, son rédac chef à la conférence de presse du Comité de concertation (Codeco), le 15 avril 2020, et transmise en direct à la télévision, a sorti ce journaliste de l’anonymat.
Depuis lors, le bimestriel n’exploite plus que la veine « anti » (anti-partis démocratiques, anti-élites, anti-entreprises, anti-médias « traditionnels », etc.) : un peu court comme projet éditorial. Et, pour doper l’audience du titre, Penasse inonde les réseaux sociaux de ses capsules vidéos où il se met en scène, dénonçant inlassablement le « récit officiel » dans de longs monologues où l’on cherche souvent vainement des éléments de fond.
Pourquoi un dossier sur Kairos ?
Si nous avons décidé de consacrer tout un dossier à Kairos dans ce numéro d’Ensemble !, c’est parce que ce bimestriel nous semble incarner toutes les dérives d’une presse prétendument alternative. Si être un journal « alternatif » suggère que l’on traite de thèmes non abordés ailleurs, là où l’on dépend de la course à l’audimat, on est pour. Si être un journal « alternatif » signifie que l’on donne la parole à des experts, des témoins, des intellectuels peu vus et entendus dans d’autres médias, on applaudit. S’il s’agit d’analyser des événements, des mouvements politiques, sociaux, économiques, voire sanitaires, à l’aide d’autres paradigmes que ceux qui fondent le capitalisme et la société néo-libérale, et qui imprègnent, souvent à son insu, la presse mainstream, on se réjouit. S’il s’agit de prendre son temps, de creuser patiemment des infos qui demandent de l’investigation minutieuse, on s’abonne. S’il s’agit de dénoncer des pratiques qui visent à toujours donner davantage aux plus forts, aux plus nantis, et à toujours priver davantage les plus vulnérables, on participe. La presse alternative existe – en Belgique aussi : Médor, Wilfried, La Revue Nouvelle, Politique, Imagine Demain le monde, Ensemble !,…) -, et elle est une condition sine qua non de la vigueur démocratique.
Si l’adjectif « alternatif » concerne la méthode journalistique, à savoir qu’elle s’écarte du code de déontologie qui veut que le journaliste recherche la vérité auprès de plusieurs sources et les recoupe, alors on n’est pas d’accord. S’il s’agit « juste » de présenter un autre récit que le récit officiel, de prendre le contrepied de la presse mainstream, et que la ligne éditoriale s’arrête là, on est déçus. S’il s’agit de sacrifier les pratiques journalistiques traditionnelles – les réunions de rédaction, la discussion collective des sujets, etc. – pour favoriser le pouvoir d’un seul homme, on cale. S’il s’agit de présenter des thèses farfelues à un public insécurisé, parce que cela rapporte en terme commercial, on enrage. S’il s’agit de faire prendre des risques pour leur santé à des lecteurs vulnérables, on désespère. Et si le qualificatif « alternatif » signifie que l’on s’allie avec des personnalités d’extrême droite développant, elles aussi, des thèses « alternatives », on s’insurge.
Cela fait des années qu’Ensemble ! monte au créneau pour dénoncer ce qui nous apparaît comme des dérives de la presse mainstream : son recours à des experts « prêts-à-penser » ; sa connivence parfois un brin incestueuse avec les dirigeants ; ses conditions de travail qui hypothèquent la qualité journalistique ; ses tentations de reproduire dans ses colonnes ou sur ses antennes la culture du clash au détriment, parfois, de la vérité ; sa propension à expliquer la société et ses tourments à partir d’un point de vue d’Européen blanc, nanti, si peu divers (1). Ici encore, dans ce dossier, nous pointons la couverture médiatique, sujette à caution, de cette même presse au cours de la crise sanitaire, qui a participé au succès de Kairos (lire l’article Ces erreurs de la presse mainstream qui ont aidé Penasse ).
Nous ne pouvions donc pas rester sans réaction lorsque les dérives sont le fait d’une presse qui se dit « alternative ». Cette démarche nous semble d’autant plus nécessaire que tout n’est pas à jeter dans Kairos. Qu’il s’y cache, entre deux articles indéfendables ou illisibles, l’un ou l’autre article intéressant. Qu’y contribuent encore, même si de moins en moins, des collaborateurs de qualité. D’autant plus nécessaire, aussi, que le rayonnement de Kairos dépasse largement la seule édition « papier » du bimestriel, relativement confidentielle. Le titre répand ses fake news sur son site kairospresse.be, sur les pages Facebook des Amis de Kairos, et sur le groupe privé la Ré(love)ution de salon. Autant de déclinaisons qui lui permettent de « rayonner » bien au-delà du cercle de ses abonnés, et qui le relient à la galaxie complotiste.
Nous espérons que ce dossier qui, avant de porter des accusations, a d’abord cherché à savoir « qui » est vraiment Kairos, permettra aux lecteurs de notre journal mais, pourquoi pas, peut-être aussi à certains sympathisants de Kairos, de prendre conscience de la dérive qui est la sienne.
(1) Lire notamment :
Les experts prêts à penser, Ensemble ! n°94, septembre 2017;
Pigistes, ces forçats de l’info, Ensemble ! n°95, décembre 2017;
Pourquoi le social ne nous est plus conté, Ensemble ! n° 97, septembre 2018;
Ces fake news qui gangrènent les esprits et la société, Ensemble ! n°98, décembre 2018;
Distanciation sociale ou distanciation de classe ?, Ensemble ! n°103, octobre 2020
Kairos a profité du Covid
Le positionnement de Kairos durant la crise sanitaire a fait mouche auprès d’une frange de citoyens échaudés par des mesures gouvernementales parfois critiquables, par le traitement médiatique de la crise en partie défaillant, par la « neutralisation » de ceux qui osaient des positions différentes (lire l’article Ces erreurs de la presse mainstream qui ont aidé Penasse ). Durant cette période, le nom de Kairos résonne haut et fort dans une partie de la population, et ce d’autant plus que le journal troque alors son profil de « média alternatif » (avec tout ce que cela suppose comme honnêteté intellectuelle, recul, analyses argumentées) contre un positionnement purement activiste, appelant régulièrement à des manifestations contre les mesures sanitaires, en chœur avec un réseau de médias et de sites « dissidents » – dont certains aux nets relents d’extrême droite, mais de cela les sympathisants de Kairos ne sont pas nécessairement conscients.
Son rédacteur en chef, quant à lui, se filme à toutes les manifs, met en scène ses altercations avec les forces de l’ordre, s’érige en défenseur de la vérité et victime du système.
Ce positionnement a donc permis à Penasse et son journal de gagner en visibilité, et a certainement dopé les ventes du journal et, surtout, les visites sur ses pages Facebook et autres vidéos YouTube
Mais, de l’autre côté, nombre de sympathisants de la première heure, qui s’étaient félicités de l’arrivée sur le marché médiatique d’un titre promettant de porter un regard critique sur la société productiviste et tous ses méfaits, sociaux, économiques et environnementaux, se sont détournés, horrifiés de la tournure éditoriale prise par le bimestriel (lire l’interview de Bruno Poncelet et Benjamin Vandevandel « Oui, Kairos verse parfois dans le complotisme »).
En réalité, cette dérive existait déjà en germe dès les premières années du journal, principalement du chef d’Alexandre Penasse (lire l’article La radicalité de Kairos : un choix opportuniste et l’interview de Gérald Hanotiaux, Kairos, le journal dont le rédac chef est le héros). Mais des collaborateurs passionnés – tous bénévoles – enrichissant Kairos d’articles de bonne facture et d’une identité visuelle de qualité, sont parvenus un temps (tant bien que mal) à faire oublier les positionnements problématiques du rédacteur en chef.
Chronique d’un naufrage annoncé…
Un journal pour « une société décente »
« Nous lançons un journal papier bimensuel d’orientation antiproductiviste en Communauté française. Son titre est Kairos, terme grec qui signifie ‘‘le moment opportun pour initier le changement’’. Son sous-titre : ‘‘journal antiproductiviste’’ pour une société décente » (…) Ce journal sera entièrement bénévole, mais toute bénévole que soit l’équipe, faire un journal papier coûte de l’argent ! Pour lancer Kairos, nous devons pouvoir préfinancer entièrement la constitution et l’envoi des deux premiers numéros qui seront tirés à 5.500 exemplaires (4 pages couleur, 12 à 20 pages en noir et blanc). Notre objectif est de parvenir dans quelques mois à avoir au moins 700 abonnés, ce qui permettra avec un journal vendu 3 euros, de couvrir la majeure partie des dépenses. Des recettes issues des ventes du journal ‘‘à la criée’’ et d’activités connexes (conférences, rencontres, etc.), permettront de pourvoir au surplus. Nous devons donc rassembler quelques milliers d’euros pour lancer notre journal. C’est la raison pour laquelle nous faisons appel à votre générosité.(…) »
Penasse : « Je ne vois pas l’intérêt de faire une interview avec vous »
Nous aurions aimé pouvoir entendre la réaction d’Alexandre Penasse, rédacteur en chef de Kairos, à nos informations et nos analyses. En septembre 2022, pendant la préparation de ce dossier, nous avons donc sollicité une rencontre, en ces termes : « Bonjour Monsieur Penasse. Je suis en train de préparer un article sur Kairos (son positionnement éditorial et son évolution depuis la crise sanitaire) pour la revue Ensemble ! Accepteriez-vous de vous prêter à une interview ? (…) »
Voici sa réponse : « Bonjour, il y a plus d’un an, alors que vous écriviez un article calomnieux à mon sujet, très certainement dicté par votre collègue Gérald Hanotiaux (NDLR : un de nos collègues à Ensemble !, ancien collaborateur de Kairos), face à l’impossibilité de trouver une solution à l’amiable nous vous avons mis en demeure de retirer le PDF de votre site. Nous n’avons jamais obtenu de réponse. Je ne vois pas maintenant l’intérêt de faire une interview avec vous. Sachez toutefois que nous ne tolérerons plus aucune calomnie de la part de vous ou d’un autre journaliste. Nous sommes assez attaqués par la sphère bienpensante de gauche ou de droite, que pour ne pas nous en défendre. »
Il est vrai que dans son numéro 96 d’avril 2018 – il y aura donc bientôt cinq ans (!), Ensemble ! a publié, dans le cadre d’un dossier consacré aux aides à la presse, un encadré titré « La transparence : le critère manquant des aides à la presse » (1), dans lequel nous relations les interrogations de notre collègue Gérald Hanotiaux, ancien membre du CA de Kairos sur l’affectation des aides à la presse qu’avait touchées le bimestriel. Le 22 juillet 2021, soit trois ans après la publication de l’article (!), nous avons reçu une lettre de la part d’Aude Tanghe, l’avocate d’Alexandre Penasse, nous mettant en demeure, sous peine d’ « importantes astreintes » de retirer l’article visé du site internet d’Ensemble !, et ce sous prétexte qu’il s’agissait là d’une « grave diffamation », de « calomnie » et de « voie de fait ».
Le 13 août 2021, Arnaud Lismond-Mertes, secrétaire général du Collectif solidarité contre l’exclusion et éditeur responsable de la revue Ensemble ! adressait une réponse à l’avocate, dans laquelle il relevait, notamment, que les accusations ne reposaient sur aucune base factuelle concrète, et rappelait que la « voie de fait » relève du délit de presse régi par la loi du 20 juillet 1831, laquelle prévoit une prescription après trois mois…
« Nous n’avons jamais obtenu de réponse » (à notre lettre), argumente Penasse pour nous refuser l’interview sollicitée : une fake news de plus…
Notons encore qu’en date du 24 novembre dernier, Arnaud Lismond-Mertes a réitéré auprès de Penasse, par mail, notre souhait de l’interviewer dans le cadre de notre dossier sur Kairos. « Au-delà de nos différences, nous partageons sans doute la conviction que le débat public et la presse sont enrichis lorsque les lecteurs.trices peuvent connaître les points de vue des différentes parties concernées par un sujet (hors cas des mouvements qui incitent à la haine raciale et autres, qu’il convient de ne pas banaliser…), afin d’avoir un maximum d’éléments pour se forger leur propre opinion », écrivait-il, avant de poursuivre : « Nous serions donc heureux si vous pouviez revenir sur votre décision et accepter la proposition d’interview de ma collègue (auquel cas, il faudrait que vous le fassiez savoir d’ici au 1er décembre).» Sa conclusion, un brin perfide : « Nous avons bien noté que vous avez accordé un long ‘‘entretien exclusif’’ à Civitas Belgique (NDLR :un groupuscule d’extrême droite présidé par Alain Escada, qui a publié sur son site Médias-Presse-Info/MPI, en mai 2022, une interview de Penasse dans laquelle il dénonce « les pressions subies et les collusions politico-médiatiques » avant, échange de bons procédés, que Kairos ne publie à son tour l’interview d’Escada en juin 2022). Nous espérons donc que vous serez également disposé, au-delà des différends que nous avons pu avoir, et avons, à accorder l’interview demandée à la revue Ensemble ! »
Ce courriel n’a, lui non plus, reçu aucune réponse de la part d’Alexandre Penasse… jusqu’au 14 décembre – soit trois semaines après notre demande et treize jours après notre deadline du 1er décembre -, alors que ce numéro était déjà bouclé, ne nous laissant plus l’opportunité que d’aménagements à la marge (dont cet ajout). « Vous pouvez réaliser une interview de mon collègue Bernard Legros et moi-même, en nos bureaux. Nous filmerons intégralement cette interview et nous accorderons le droit de la diffuser sur nos réseaux dans le respect des propos des intervenants sans en modifier le contenu. Vous pourrez également faire de même. Toute retranscription écrite ou filmée devrait être acceptée pour diffusion par la rédaction de Kairos. » Donc : nous sollicitons une interview pour un média de presse écrite, et Alexandre Penasse nous répond, hors délai, qu’il est d’accord pour une interview vidéo…
Nous lui avons donc répété que nous étions preneurs d’une interview, selon des modalités qui nous conviendraient à tous, et que si cela lui convenait, elle serait publiée dans le numéro 110 d’Ensemble ! A suivre…
L’ASBL Kairos succède à Respire
Cet appel aux dons, publié en avril 2012, date de la sortie du premier numéro de Kairos, et est signé par les trois co-fondateurs du journal – son rédacteur en chef Alexandre Penasse, le dessinateur, graphiste et metteur en page Pierre Lecrenier, et le co-rédacteur en chef Jean-Baptiste Godinot, lequel allait bientôt participer à la fondation du mouvement citoyen Rassemblement R, dans l’espoir de fédérer les citoyens et militants déçus d’Ecolo en vue des élections européennes de 2014. Ce nouveau venu sur la scène médiatique belge est d’abord édité par l’ASBL Respire. Mais peu de temps après le démarrage, les relations entre Alexandre Penasse et Jean-Baptiste Godinot se sont dégradées, et ce dernier a quitté le navire. L’ASBL Kairos est alors portée sur les fonts baptismaux en août 2013, par Alexandre Penasse, sa compagne Michaela, et Laurent Hachouche, un ami d’enfance de Penasse. « L’association a pour objectifs de défendre les principes et valeurs d’une société décente et de lutter contre toutes les formes d’aliénation moderne. Elle le fera par tous les moyens qu’elle jugera pertinents et efficaces, notamment par l’édition d’un journal », lit-on dans les statuts de l’association.
Un bimestriel papier…
Aujourd’hui, soit plus de dix ans après son lancement, Kairos existe toujours sous la forme d’un bimestriel : on dit bien d’un bimestriel, et non d’un bimensuel ainsi qu’on le trouve souvent qualifié sur la Toile et ailleurs, par les principaux concernés (y compris par Jacques Englebert, l’ancien avocat de Kairos !). Ce journal paraît en effet une fois tous les deux mois (bimestriel) et non deux fois par mois (bimensuel). Un bimestriel, donc, « papier », d’une vingtaine de pages en format A2 (59 cm sur 42), en noir et blanc hormis les deux pages de couverture qui sont en couleur. Le journal est vendu au prix de quatre euros dans près de 250 librairies, dont 69 à Bruxelles, 55 dans le Hainaut, une quarantaine en région liégeoise et dans le Hainaut, et une trentaine dans le Brabant wallon. A combien d’exemplaires tire-t-il aujourd’hui ? Combien d’abonnés a-t-il (un ancien de Kairos évoque le nombre de 400 abonnés avant la crise sanitaire, et d’un tirage de 3.500 exemplaires) ? Combien de numéros se vendent-ils en librairie ? Nous aurions bien aimé pouvoir poser ces questions, et bien d’autres encore, à Alexandre Penasse, mais celui-ci a décliné nos demandes d’interview, avant de nous en proposer une… après le bouclage (lire l’article « Je ne vois pas l’intérêt de faire une interview avec vous ») (1). Nous avons donc dû nous contenter de ces coups de sonde téléphoniques effectués auprès de quelques librairies. Le message essentiel qui en ressort est le suivant : « Nous n’avons jamais vendu beaucoup de numéros de ce journal – nous écoulions une dizaine de numéros avant la crise sanitaire, un peu plus pendant la crise, et maintenant nous sommes retombés à moins de dix -, mais nous avons quelques acheteurs fidèles. Nous avons cependant observé un intérêt accru de nos clients pendant la crise sanitaire, mais celui-ci est manifestement retombé. » Une des libraires contactées nous a également partagé ce sentiment : « Je pense que ce sont surtout les pages Kairos sur Facebook qui sont consultées, bien davantage que le journal ‘‘papier’’. » Précisions que ces quelques coups de sonde ne prétendent en rien constituer un sondage et n’ont donc pas de valeur « scientifique ».
Ces questions auxquelles Alexandre Penasse n’a pas répondu
A défaut de pouvoir proposer à nos lecteurs l’interview d’Alexandre Penasse, nous aurions aimé qu’il puisse répondre aux reproches factuels que lui adresse un ancien membre du CA de Kairos (lire l’interview de Gérald Hanotiaux).
A savoir : d’une part, une campagne d’affichage publicitaire dans le métro aurait été décidée en 2016 sans qu’une décision du CA ne l’ait avalisée ; de l’autre, la décision d’octroyer un salaire au rédacteur en chef de Kairos aurait, elle aussi, été prise hors décision du CA. Voici des extraits de la réaction d’Alexandre Penasse à ces deux questions : « Nous avons en vous lisant et vous répondant plus l’impression de nous adresser à une administration publique ou un pouvoir subsidiant qui contrôlent notre fonctionnement, qu’à des collègues qui feraient le même travail que nous. (…)
Kairos ASBL et son administration n’ont rien à se reprocher (les décisions de l’AG et du CA sont consignés systématiquement dans des rapports), sauf pour ceux qui n’aiment pas que nous exercions notre liberté de la presse. Soyons sûrs que ces derniers apprécieront votre dossier à charge de Kairos, peut-être même pourrez-vous profiter d’un peu d’argent de leur part – les ennemis de mes ennemis sont mes amis… –, celui dont nous a privé par une décision purement arbitraire le cabinet Linard, décision qui ne semble pas vous préoccuper. »
Décodage : ainsi, pour le rédacteur en chef de Penasse, la collégialité et la transparence décisionnelle d’un CA d’ASBL relèvent de pures formalités administratives ; pas de la loi ni des bonnes pratiques. Et les seuls que ces questions préoccupent sont ceux qui n’aiment pas que Kairos exerce sa liberté de la presse ! Et ceux-là (on suppose l’administration publique et le pouvoir subsidiant), ennemis, donc, de la liberté de la presse puisqu’ils ont privé Kairos des aides à la presse périodique depuis 2021 récompenseront peut-être Ensemble ! en monnaie sonnante et trébuchante pour avoir consacré un dossier aux pratiques et à la ligne éditoriale contestables de Kairos ! On laissera le lecteur juge de l’élégance de ces insinuations, tout en précisant que les aides à la presse périodique (auxquelles, soit-dit en passant, Ensemble ! ne peut prétendre) font l’objet d’un article plus loin dans ce dossier, preuve que le sujet ne nous laisse pas indifférent (lire l’article Aides à la presse périodique : le fait du prince).
Nous lui avons également demandé de bien vouloir nous communiquer les explications officielles pour lesquelles le renouvellement de sa carte de presse lui a été refusé en 2022 – et nous apprend-il, également pour 2023 – par la commission d’agréation : l’octroi ou non de la carte de journaliste professionnel relève en effet de conditions objectives, et nous aurions voulu recouper les informations dont nous disposons (lire l’article Carte de presse refusée à Penasse pour des raisons objectives).
Un membre de la commission d’agréation, tenu à la confidence, nous a en effet expliqué que les raisons exactes du refus avaient été notifiées par écrit à l’intéressé. Un autre informateur proche de la commission (mais pas témoin direct de ce qui s’y déroule) nous avait expliqué que l’une de ces raisons objectives était liée au fait qu’un journaliste professionnel doit tirer ses revenus de son activité journalistique, et que le rédacteur en chef de Penasse, dans le passé, avait omis de déclarer qu’il occupait un poste de direction d’un centre psycho-médico-social (PMS), et que cette situation était donc incompatible avec le titre de journaliste professionnel. Nous avons donc demandé à Alexandre Penasse, de nous communiquer les raisons invoquées par la commission pour lui refuser sa carte de presse et voici sa réponse : « Concernant ma carte de presse, j’ai déjà tout dit. La décision de ne pas me la redonner, prise il y a quelques jours, vous est sans doute arrivée. Tout est expliqué ici : https://www.kairospresse.be/kairos-hebdo-14/. Nous n’attendons évidemment pas de votre part que vous traitiez ce sujet de manière impartiale. Comme les autres, vous n’en parlerez donc pas, c’est préférable. » Alexandre Penasse renvoie à un live vidéo, dans lequel il explique que la raison invoquée par la commission d’agréation serait que son activité journalistique « ne correspond pas à la loi du 30 décembre 1963 organisant la reconnaissance du titre de journaliste professionnel » : jusque-là, on le suit. Mais en quoi ne correspond-elle pas ? Penasse reste vague : il cite quelques extraits – « le rédactionnel ne doit pas servir d’alibi à d’autres motivations », mais on n’a pas droit à l’intégralité de l’exposé des motifs (qui donnerait peut-être une autre « couleur » à la décision), qu’il serait pourtant si aisé de publier, dans un souci de quête de la vérité, si chère en apparence au rédacteur en chef de Kairos.
Enfin, nous lui avons demandé quel était le nombre des abonnés à Kairos, le nombre de numéros vendus, le tirage et la diffusion du journal : là non plus, pas de réponse…
En revanche, le rédacteur en chef de Kairos si attaché à la liberté de la presse ne ménage pas ses efforts pour nous intimider. Ainsi écrit-il en post scriptum de son aimable courrier : « Il va de soi aussi que tout propos calomnieux qui devraient être publiés (sic) dans votre revue Ensemble donnera cette fois-ci lieu à une plainte. Nous sommes assez salis par le pouvoir, nous n’accepterons plus aucune vilenie de la part des collaborateurs. » Ensemble ! = collabos : un résumé de la richesse de la pensée d’Alexandre Penasse…
… et ses déclinaisons sur le Web
Par la suite, Kairos s’est également décliné sur son site internet (kairospresse.be), sa page Facebook « officielle » et, plus récemment, sur des groupes « satellites » : « Les Amis de Kairos », qui compte quelque 2.700 followers – et les Amis de Kairos Namur (un millier de sympathisants) -, et le groupe privé « La Re(love)ution du salon », avec ses plus de 5.200 membres.
Les pages « officielles » de Kairos relaient largement le contenu du journal « papier », et sont agrémentées de live et autres rendez-vous vidéos avec des « experts » (sanitaires, mais aussi militaires depuis la guerre en Ukraine, et autres journalistes « dissidents »). On peut y voir aussi, très régulièrement, des appels aux dons « Soutenez la presse libre ! » à verser sur le compte de l’ASBL Kairos.
Les pages des « Amis de Kairos », créées en août 2021 à la faveur de la hausse (momentanée ?) du journal pendant la crise sanitaire, ont pour but de « faire connaître le bimestriel », de « créer des réseaux » et d’« organiser des conférences » et autres événements. Depuis que la pandémie – qui a été d’un grand intérêt commercial pour Kairos – s’est quelque peu effacée de l’actualité, on y trouve de plus en plus de doublons avec la page FB de Kairos : on sent bien que l’inspiration des « Amis » tend à s’essouffler.
Même constat pour ce qui est du groupe privé « La Re(love)ution du salon » : créé en décembre 2021 par des lieutenants d’Alexandre Penasse dans le but d’orchestrer plus ou moins discrètement des campagnes (mails, posts Facebook, etc.) contre les responsables politiques imposant des mesures sanitaires « criminelles » et les journalistes coupables de les relayer (lire Les délires de Kairos & Cie sur Facebook), David Schiepers, l’humoriste animateur en chef de ce groupe, ne semble plus trop savoir comment garder l’intérêt de ses lecteurs. Notons qu’à notre demande d’interview ,que nous lui avons adressée via la messagerie Facebook, l’homme a répondu par le seul mutisme.
Kairos a également exploité une chaîne YouTube, mais elle a été fermée par la plateforme en décembre 2021, en raison du non-respect du règlement de la communauté YouTube, plus précisément du Règlement Covid-19 de la plateforme appartenant à Google (lire l’article Surtout ne pas interdire).
Promesses non tenues
Dans son premier numéro, Kairos propose « d’autres possibles », « Des sociétés dans lesquelles les plus forts n’exploitent pas les plus faibles, où les personnes ne sont pas réduites à leurs fonctions de production et de consommation ; des sociétés qui dépassent les catégories binaires (travailleur/chômeur, jeune/vieux, étranger/autochtone, …) et leurs stéréotypes associés. Des sociétés au cœur desquelles la fraternité des Hommes est donc reconnue et cultivée comme condition de leur autonomie individuelle et collective et comme base de la solidarité. »
C’est là en principe toute la richesse, en effet, de la presse alternative : elle est censée nous ouvrir à d’autres perspectives, d’autres raisonnements, à des critiques plus radicales. Kairos à ses débuts nous propose en outre une communauté avec de belles valeurs d’égalité, de liberté et de solidarité. Une communauté qui s’oppose radicalement, mais dans la non-violence, à la société productiviste : « Kairos veut rompre avec les idéologies dominantes de la société : consumérisme, croissance, développement, progrès, marchandisation du monde et du vivant, travaillisme et employabilité, compétitivité, concurrence et libre-échange »… qui nous semblent être autant de mécaniques d’exploitation par l’homme de l’Homme et de la Nature (…) », lit-on dans les écrits fondateurs. De quoi occuper un espace intéressant dans la sphère médiatique.
Kairos à ses débuts nous propose une communauté qui s’oppose radicalement, mais dans la non-violence, à la société productiviste : de quoi occuper un espace intéressant dans la sphère médiatique.
Où en est-on, près de onze ans et 58 numéros plus tard ? Des positions tranchées et univoques dans la crise Covid ; des attaques en rafale contre la presse mainstream, les experts et les politiques (lire l’article Cette ‘‘corporation’’ dont Penasse exige le soutien); des colonnes concédées à des collaborateurs extérieurs qui louent la « résistance de la Russie et de la Syrie (contre) l’influence néfaste de la caste de va-t-en-guerre étatsunienne » en passant sous silence les exactions d’Al-Assad en Syrie et en justifiant l’intervention de Poutine en Ukraine; des écrits homo- et transphobes louant la société patriarcale ; des interviews complaisantes accordées à l’extrême-droite et une proximité de plus en plus assumée avec elle (lire l’article Confusion, conspirationnisme et déplacement latéral); la propagation de rumeurs délirantes sur le « vrai » sexe de Brigitte Macron ou le pouvoir franc-maçon au Vatican, et on en passe.
Comment un media prometteur en est-il arrivé là ? C’est ce que ce dossier tente d’éclairer.
Quand les caisses se vident
Les dons des lecteurs, généreux pendant la crise sanitaire, semblent s’essoufflés depuis lors. Conjugué au fait que Kairos s’est vu priver des aides à la presse périodique en 2021 (lire l’article ici), ce tarissement financier hypothèque désormais sa survie même. C’est ainsi que dans sa newsletter diffusée au début du mois décembre dernier, on peut lire ceci : « Depuis le retrait des subsides l’année passée, Kairos se trouve dans une situation financière délicate mais parvient à rester à l’équilibre grâce à votre soutien. Afin de pouvoir assurer la stabilité financière et donc la pérennité de son activité, Kairos envisage de changer son modèle de contribution. »
S’ensuit un sondage sur les intentions des donateurs : accepteraient-ils de faire un don mensuel, et à quelle hauteur ?
Parallèlement, sur son site Kairospresse.be, le journal lance une campagne de crowdfunding (financement participatif) à hauteur de 120.000 euros. Chaud devant…
- Par Isabelle Philippon (CSCE)
(1) Alexandre Penasse nous a finalement proposé une interview pour… après les vacances de Noël, alors que ce numéro d’Ensemble ! était déjà bouclé…