La dérive de Kairos

Surtout, ne pas interdire ni censurer !

Que faire pour contrer la presse complotiste, raciste, homophobe, d’extrême droite, qui se vautre dans les fake news : faut-il l’interdire ? Non !, répondent les acteurs et observateurs médiatiques. Il y a d’autres ripostes possibles, plus démocratiques.

La meilleure façon de contrer les fake news est de les démonter via un travail journalistique de qualité.
La meilleure façon de contrer les fake news est de les démonter via un travail journalistique de qualité.

En mars 2022, l’Union européenne interdisait la diffusion sur les réseaux de télévision et sur internet de la chaîne RT (ex-RussiaToday) et de l’agence de presse Sputnik, accusées d’être des « canaux » des « actions de propagande » du Kremlin. Pourrait-on imaginer qu’une instance belge décide de l’interdiction du bimestriel Kairos (et d’autres titres considérés comme complotistes), ainsi que de ses contenus multimédias, sous prétexte qu’ils sont autant de canaux de propagation de fake news, qu’ils ont tiré à boulets rouges et sans nuances sur les mesures sanitaires, qu’ils se gardent de parler des ignominies de Bachar al-Assad en Syrie, et qu’ils se plaisent à insister sur les forces nazies présentes dans l’armée ukrainienne ? Non. Cela ne serait rien d’autre qu’un acte de censure, et donc une atteinte à la liberté d’expression, pourtant consacrée par la Convention européenne des droits de l’homme (1). Il n’appartient pas à un Etat – pas plus d’ailleurs qu’à la Commission européenne – de juger ce qui relève, ou non, de la désinformation.

Mais les citoyens ne devraient-ils pas être protégés de ces publications potentiellement dangereuses pour le vivre ensemble, pour la santé, pour la démocratie ? Non. Il n’appartient pas aux « autorités » de leur dire ce qu’il convient de penser, ni de leur imposer des contenus légitimes et de leur interdire l’accès aux sources jugées illégitimes. « La liberté d’expression ne consiste pas à ne laisser la parole qu’à ceux dont nous partageons les valeurs », rappelait Ricardo Gutiérrez, secrétaire général de la Fédération européenne des journalistes (FEJ) (2) dans L’Obs, après l’interdiction de diffusion imposée aux deux organes pro-Kremlin (3).« Les voix qui choquent, dérangent, inquiètent, contribuent aussi à alimenter le débat public, ajoute-t-il à notre intention. Personnellement, je préfère un paysage médiatique avec Kairos que sans, car il ne faut pas faire taire les voix dissidentes par la censure mais y répondre par un travail journalistique de qualité », assène-t-il.

« La liberté d’expression ne consiste pas à ne laisser la parole qu’à ceux dont nous partageons les valeurs. » (Ricardo Guttiérez)

Bien sûr, la liberté d’expression a des limites, balisées par la loi : la diffamation, le négationnisme, la calomnie, l’incitation à la haine ou à la violence, sont autant d’infractions légales qui sont passibles d’une peine de justice. « Tant que l’expression ne contrevient pas à la loi, il faut laisser les choses se dire », insiste Gutiérrez. Même s’il s’agit de contrevérités ? » Oui. Ces fake news, il faut les démonter ; pas les censurer. »

Des ripostes plus efficaces que la censure

Refuser la censure d’un titre de presse ou d’un contenu multimédia au nom de la liberté d’expression ne revient évidemment pas à en cautionner la ligne éditoriale. Le code de déontologie journalistique indique dans son article 1 que « les journalistes recherchent et respectent la vérité en raison du droit du public à connaître celle-ci ». Un journaliste qui ne respecte pas cette recherche de la vérité s’expose à une plainte déposée devant le Conseil de déontologie journalistique (CDJ), l’organe d’autorégulation de la profession. Le CDJ n’a, certes, pas de pouvoir de contrainte ; mais un avis négatif fait office de vraie sanction morale pour le journaliste fautif. Bien sûr, une « sentence » du CDJ aura plus de poids pour les titres qui adhèrent à l’Association pour l’autorégulation de la déontologie journalistique (AADJ), la structure juridique qui porte le Conseil de déontologie journalistique, que pour ceux qui, tel Kairos, se vantent de rester en dehors de la « corporation ». Pour Kairos, chaque remise en question, par les « instances »,de la déontologie journalistique, est vendue à ses lecteurs comme la preuve de son indépendance et de son combat « pour la vérité » …

Mais là où une « condamnation » du CDJ n’aura que peu d’effet sur la presse « alternative », la privation de subsides publics apparaîtra en revanche comme plus problématique. Depuis 2020, ces subsides sont conditionnés à l’adhésion du périodique à l’ADJJ, adhésion qui est elle-même conditionnée, on s’en doute, au respect de la déontologie journalistique : « Autant j’estime que la liberté d’expression ne peut être entravée, autant il me paraît évident que les aides à la presse – de l’argent public -, il faut les mériter », insiste Ricardo Gutiérrez, rejoint en cela par l’ensemble des associations représentatives de la profession, les autorités académiques et les députés et autres acteurs sensibles à la question médiatique. Ces acteurs de plaider aussi en faveur d’un plan d’éducation aux médias pour tous, de la promotion du journalisme de qualité et de la déontologie journalistique.

Pour Ricardo Gutiérrez, secrétaire général de la Fédération européenne des journalistes, la censure serait la pire des ripostes contre les fake news. crédit VJEKOSLAV SKLEDAR (Telegram.hr)
Pour Ricardo Gutiérrez, secrétaire général de la Fédération européenne des journalistes, la censure serait la pire des ripostes contre les fake news. crédit VJEKOSLAV SKLEDAR (Telegram.hr)

La chaîne YouTube Kairos clôturée

« Ce compte a été clôturé en raison du non-respect du règlement de la communauté YouTube », peut-on lirelorsque l’on désire retrouver la chaîne que Kairos tenait sur la plateforme. Google Après avoir supprimé plusieurs vidéos diffusées par Kairos au motif que celles-ci diffusaient de fausses informations médicales et pharmaceutiques, et après avoir envoyé trois messages d’avertissement à l’éditeur en moins de nonante jours, la plateforme a clôturé la chaîne, ainsi que le prévoient les conditions d’utilisation de YouTube et son Règlement Covid-19 (4). Penasse, par l’intermédiaire de son avocat (5), a alors introduit une demande au provisoire, en urgence, contre Google Irlande (responsable de YouTube pour la Belgique), mais, le 2 mai 2022, le tribunal de l’entreprise francophone de Bruxelles a rejeté sa demande de réouverture de sa chaîne. « Contrairement à ce que soutient Kairos, la sanction appliquée par Google correspond de prime abord à ce qui était prévu », soutient le jugement en son article 20. « Il résulte de ce qui précède que la décision de Google de clôturer la chaîne de Kairos (…) n’est pas ‘‘manifestement fautive’’ ou ‘‘manifestement prise dans des conditions irrégulières’’, de telle sorte qu’il n’est pas justifié de remettre temporairement en ligne la chaîne YouTube de Kairos jusqu’au prononcé du jugement de fond », précise-t-il en son article 21.

Ce jugement interlocutoire ne préjuge donc pas de ce que sera la position du tribunal lorsqu’il se penchera sur le fond du dossier (ce qui était annoncé comme incessant à l’heure de mettre ce numéro sous presse) : en son article 23, il explique qu’ « Il est exact que la liberté d’expression est un droit fondamental qui revêt une grande importance dans une société démocratique libre, surtout lorsqu’il s’agit d’expressions contraires à l’opinion dominante (…). Il n’est pas exclu que, dans certaines circonstances, le juge, représentant l’Etat, doive intervenir afin d’assurer une protection des droits fondamentaux dans les rapports entre particuliers. » Et d’ajouter, en substance, que ceci dépasse le cadre de la procédure d’urgence (« avant-dire droit »). Bref, il sera intéressant de connaître le jugement sur le fond…

Google & C° = une multinationale privée

Le jugement rendu en urgence aura peut-être réjoui une partie des détracteurs de Kairos, mais il pose quand même question : le pouvoir de s’ériger en censeur ainsi accordé aux Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) n’est-il pas, en réalité, très problématique ? C’est, en tout cas, l’occasion de se rappeler que ces Gafam constituent des multinationales privées. Certes, les réseaux sociaux sont devenus des espaces de débat public, mais ils n’en restent pas moins les joujoux de milliardaires s’arrogeant, de facto, le droit à la censure : Kairos devrait en être bien conscient…

(1) L’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme prévoit notamment que « Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (…) » Et ajoute « L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

(2) La Fédération européenne des journalistes (FEJ) est la plus importante organisation de journalistes en Europe. Elle représente plus de 320.000 journalistes à travers 71 syndicats et associations dans 45 pays.

(3) « Fallait-il interdire les médias pro-russes RT et Spoutnik ? », L’Obs n°2994, 10 mars 2022.

(4) Le Règlement Covide-19 prévoit que « YouTube n’autorise pas les contenus qui propagent des informations médicales incorrectes contredisant celles des autorités sanitaires locales ou de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) concernant la Covid-19 ». Le tribunal a considéré en son article 18 que, « prima facie, ce règlement ne confère pas à Google un pouvoir trop discrétionnaire en ce qui concerne la détermination des contenus autorisés ou pas concernant le Covid-19 ».

(5) C’est Jacques Englebert qui a représenté Kairos dans son procès contre Google après que Youtube a fermé la chaîne de Kairos. Dans la citation à comparaître qu’il adresse à Google, il note que l’association Kairos « édite le magazine bimensuel (NDLR : l’avocat est mal informé ; Kairos est un bimestriel et non un bimensuel) d’information Kairos ». Notons que, par la suite, Englebert a cessé de représenter Kairos, et on imagine que cette défection n’est pas sans rapport avec le fait qu’Englebert est également l’avocat de la RTBF, laquelle est en conflit ouvert avec Penasse…

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