la dérive de Kairos

Confusion, conspirationnisme et déplacement latéral

Depuis plus d’un an, des convergences existent entre Kairos et un milieu conspirationniste d’extrême droite. Ce rapprochement s’est produit à l’occasion de l’opposition organisée à ladite « dictature sanitaire ». Ce journal favorable à la décroissance se retrouve désormais, côte à côte, avec un mouvement traditionaliste catholique, Civitas, qui lui combat depuis toujours ladite « dictature mondialiste ». Récit de ces nouveaux « compagnons de route ».

De prime abord, il serait bon d’affirmer que Kairos n’est pas passé à l’extrême droite de l’échiquier idéologique. Dès son apparition, en avril 2012, cet organe de la presse alternative s’intègre dans une mouvance politique s’arc-boutant sur des valeurs défendues à gauche, sur le damier politique. Il est proche d’une forme d’écologie radicale. Avec au sommaire de ses numéros : la protection de l’environnement, la dénonciation de la mal bouffe industrielle, la remise en cause de la vie consumériste… en un mot, Kairos est décroissant. Et antisystème.

Au fil des années, il va adopter de plus en plus une ligne éditoriale « puriste ». Au sein de l’écologie politique (parti Ecolo et associations environnementalistes), le journal en est en marge. Cependant, Kairos bénéficie d’une assise auprès d’un lectorat fidèle. Un lectorat qui va s’élargir lors de la crise sanitaire provoquée par la pandémie de la Covid-19, dès mars 2020. Ce sont les enquêtes d’investigation menées sur les connexions indirectes entre une partie du monde politique et des entreprises pharmaceutiques par son rédacteur en chef, Alexandre Penasse, qui va populariser Kairos auprès d’un public encore plus marqué politiquement.

« La "montée de l’extrême droite" est un cliché mondain, un clin d’œil attristé entre démocrates inquiets. » (Bernard Legros)

Dès l’automne 2021, lors des « marches pour la liberté », dont la principale revendication est la remise en cause totale des politiques sanitaires des gouvernements (fédéral, régionaux et communautaires), le journal Kairos est présent afin de les couvrir médiatiquement sur son réseau, notamment avec des « Facebook live ». Alexandre Penasse en deviendra l’un de ses principaux reporters de terrain.

Sur le podium avec l’extrême droite

À la marche bruxelloise du dimanche 5 décembre 2021, le journal RésistanceS, édité par l’Observatoire belge de l’extrême droite, et présent à celle-ci, constate sur le podium placé par ses organisateurs (voir notre encadré : Qui sont les organisateurs des « marches antivax » ?) en fin de cortège, aux pieds des institutions européennes, la présence d’Alexandre Penasse. Il va y tenir un très court discours.

En fin de soirée, sur son journal Facebook, RésistanceS publie, photographie à l’appui, un écho à son observation : « Ce dimanche 5 décembre à Bruxelles, lors de la « Marche pour la liberté », le rédacteur en chef du journal décroissant de gauche Kairos, Alexandre Penasse (ici au centre sur cette photo), a pris la parole au côté de leaders d’extrême droite, sous la pancarte de Civitas, un mouvement politico-religieux national-catholique pétainiste pro-Zemmour, et en compagnie de son président, Alain Escada (ici à l’extrême droite sur cette photo), un ex-membre du Front Nouveau de Belgique. »

Ce post va provoquer de vives réactions : plus de 148 commentaires, 16 partages, 3.381 interactions et touchera 10 528 personnes. Pour certains lecteurs de l’info publiée par RésistanceS, la donne est claire (nous reproduisons ici leurs commentaires, signés de leurs seuls initiales, et expurgés des éventuelles fautes d’orthographe) : « Kairos n’a jamais été un média alternatif de gauche, ça fait des mois que je le dis et à chaque fois, je passe sous le napalm » (JV). « Il ne se contente pas de manifester à ses côtés, il la dédiabolise complètement, Penasse n’est sûrement pas un facho, mais il y a quand même un sacré problème. Leur convergence de lutte n’excuse pas tout » (LV). « Je suis ravi de lire que des gens de gauche ne tombent pas dans le piège de cette proximité avec l’extrême droite… » (OA). « Je commençais à désespérer qu’il n’existe pas de critique publique de cette clique de confus… » (SC).

Défense de Penasse

Des lecteurs de l’information du 5 décembre 2021 de RésistanceS vont pour leur part prendre la défense d’Alexandre Penasse et de Kairos. Un commentaire, dont l’auteur est proche de RésistanceS, écrit par exemple : « Il s’agit bien d’un journal de gauche décroissant comme [RésistanceS] l’indique, et ici, il y a effectivement manipulation. Le problème c’est que les organisations de gauche n’osent pas être présentes, ce qui laisse un boulevard à l’extrême droite. 99 % des personnes présentes hier n’en ont rien à faire de cette histoire. Ils sont là contre le pass, et la vaccination obligatoire et très souvent [ce sont] des gens de gauche… »

Une commentatrice, toujours sur le mur du journal RésistanceS, prendra directement la défense de Penasse : « L’extrême droite, la dictature est au gouvernement, foutez la paix à Kairos qui fait un travail merveilleux. Avant de raconter n’importe quoi, eux, ils ont des couilles et ne font pas de l’agitation fébrile sur les réseaux comme vous, dirait-on! Mais en fait, vous êtes de quel côté ? Du côté de ces nazis du gouvernement, on peut le croire en vous lisant… » (IB). D’autres rajoutent : « Vous n’avez pas honte ? Kairos voulait simplement s’exprimer. Renseignez-vous avant de dire n’importe quoi. »(MPC). « Quand ils commencent à tous avoir peur de Kairos. Heureusement qu’Alexandre est là. Arrêtez de perdre votre temps avec des posts de ce genre. » (AC). « Que tout le monde retienne ceci. Les participants à cette manifestation, conscients ou pas des accointances avec l’extrême droite, se réunissent en fonction de ce qui les rassemble, et non ce qui les divise. C’est fatiguant de lire partout que tous ces organisateurs sont d’extrême droite, ce que je ne nie pas, alors que la gauche reste hors du game, en stigmatisant les manifestants. Ils feraient mieux de se bouger… On n’a pas dit que ces manifestants allaient être récupérés dans les urnes de l’extrême droite… » (LB).

Un lecteur encore favorable à Penasse ira même à affirmer que RésistanceS a produit une infox : « Je pense que vous êtes pris la main dans le sac. C’est un montage. Il n’y a pas « Civitas » sur la photo d’origine mais « non à la vaccination obligatoire ». Si ça se confirme, c’est la preuve que vous êtes un site manipulatoire pour discréditer des opposants comme Kairos ! » (STG).

Face aux propos en défense d’Alexandre Penasse, un lecteur de RésistanceS répondra : « Le fascisme (l’extrême droite) était bien là via les organisations comme Civitas, Schield en Vrienden, le Vlaams Belang… via des récupérations de symboles comme l’étoile jaune que portaient les Juifs sous Hitler, via des croix gammées, via la promotion de sites « d’info » émanant de Qanon dont des sympathisants étaient présents. Et après, vous allez mettre la faute sur le dos de la Gauche ? C’est d’une malhonnêteté intellectuelle crasse. » (TB). Un autre affirmera : « J’y étais et je suis parti lorsque j’ai vu l’affiche de Civitas juste derrière Penasse et l’orateur. Comment peuvent-ils accepter que Civitas s’affiche ainsi. Seule réponse, c’est qu’ils se sont alliés. Par opportunisme ? Peut-être mais on s’en fout finalement. Récupération d’extrême droite à fond et à gerber tout simplement. Que quelques fachos soient à la manif, ma foi, on ne peut pas leur empêcher d’y participer. Mais de s’afficher ainsi. No. No Pasaran. » (ACB).

Plusieurs jours après l’écho de RésistanceS sur la présence active d’Alexandre Penasse à la marche antivax du 5 décembre 2021, celui-ci, pour s’en défendre, va s’exprimer dans une vidéo réalisée et diffusée sur le Net par Kairos. Le rédacteur en chef en question y présente des arguments marqués d’une grande incrédulité. Il dira qu’il n’était pas dans la liste des orateurs programmés et a décidé, quasi sur un coup de tête, par opportunisme, de monter de lui-même sur le podium placé par ses organisateurs. Sans pour autant bien savoir de qui il s’agissait. Sa ligne de défense est des plus fragiles.

C’est indéniable, l’information révélée par le journal Résistance va provoquer une polémique sur un sujet sensible. Alexandre Penasse va-t-il se ressaisir ?

« De l'extrême gauche à l'extrême droite »

Avec un visuel d’un « collectif » antivaccin, le journal Kairos va faire la promotion de la « marche » suivante (intitulée « manifestation nationale # 4 »), celle du dimanche 9 janvier 2022, toujours à partir de la gare de Bruxelles-Nord, et encore une fois encadrée par les mêmes organisateurs, pour la majorité provenant de l’extrême droite francophone et flamande. Sur le visuel en question, aux couleurs nationales, il est écrit : « Peuple de Belgique, débout ! Non-Vaxx / Mono Vaxx / Double Vaxx / Triple Vaxxx de l’Extrême Gauche à l’Extrême Droite, Flamands et Francophones, de souche, 3arbi, türks, roumains, congolais… Frères de Résistance et Liberté, LEVEZ-VOUS ! STOP CST / STOP OBLIGATION VACCINALE / STOP MASQUE ENFANTS & ADOS / LIBERTÉ ! ».

Cette affichette digitale diffusée par Kairos va directement susciter des réactions hostiles. Par exemple, la veille de la marche, Pierre Eyben, un représentant de la nouvelle gauche écologiste liégeoise, note sur son mur Facebook : « Kairos qui fut un journal honorable et qui appelle à une manifestation qui se revendique sans ambages comme ouverte « de l’extrême gauche à l’extrême droite ». On arrive bien au bout de cette logique folle qui consiste à faire fi de toute barrière idéologique au nom de la lutte contre la politique gouvernementale (discutable à bien des égards c’est évident) contre le covid. Je suis affligé par ce degré de confusionnisme, par cette idée affreuse qu’il serait un combat qui transcende tout le reste, au point de justifier de faire cause commune (de façon revendiquée) avec les fachos. Mais quelle liberté pouvons-nous défendre aux côtés de la peste brune, de celles et ceux qui entendent précisément priver de droits (à commencer par celui tout simple de vivre ici) celles et ceux qui n’ont pas la bonne couleur de peau ou la bonne religion ? »

Claude Semal évoquera lui aussi dans l’éditorial de son média en ligne, l’Asymtomatique, la diffusion de ce visuel par Kairos. L’artiste de gauche bruxellois écrit le jour de la marche : « Je viens de voir passer une affiche diffusée par Kairos pour la manif de ce dimanche 9 janvier, et bien que je partage en gros ses revendications, je n’y mettrai pas les pieds. J’avoue même en être assez effaré. Outre une esthétique graphique qui rappelle furieusement l’extrême droite belgicaine des années 80, perso, il y a là pour moi un problème politique majeur. Elle appelle à manifester “de l’extrême gauche à l’extrême droite” (sic). Or une chose est de marcher dans un mouvement de masse à côté de mecs d’extrême droite : perso, je m’en fous. Ou plutôt, comme la pluie, c’est parfois un truc emmerdant contre lequel on ne peut pas grand-chose. Mais une autre est d’appeler explicitement à une manif avec les fachos. Car jamais, en aucune façon, l’extrême droite ne sera l’amie “de nos libertés”. Si vous en doutez, lisez son programme, son histoire, son idéologie. Cette confusion des extrêmes, connue sous le nom de “rouge-brun”, est une des plus dangereuses et de plus puantes par les temps qui courent. Et je suis vraiment désolé si certains de mes amis s’y égarent aujourd’hui. »

Sur place, le dimanche 9 janvier 2022, Alexandre Penasse, comme l’officiel reporter de Kairos, sera dès lors obligé, dès le début du direct proposé par Kairospresse, de déclarer : « Il y a des choses à préciser tout de suite. Nous avons relayé une affiche qui était faite par un collectif où il était mis ‘’de l’extrême gauche à l’extrême droite venez tous », ça manquait un peu de délicatesse évidemment et si nous devons encore le répéter : nous ne soutenons pas les mouvements d’extrême droite, mais nous rappelons aussi que l’extrémisme il est surtout au niveau du gouvernement, voilà, et qu’ici on ne contrôle pas les gens qui viennent et donc que s’il y a quelques personnes d’extrême droite on peu rien y faire. Mais ils ne sont pas mieux que l’extrême centre […] et que l’extrémisme gouvernemental. On ne veut d’aucun des deux. » (extrait de la vidéo du 9 janvier 2022 de Kairospresse).

Une évidence, Alexandre Penasse – comme ses supporters – continue dans la voie du déni. Il ne le voit pas ou ne veut pas le voir (étonnant pour un journaliste d’investigation comme il se présente) que, certes si les manifestants dans leur majorité ne le sont pas : les organisateurs des marches en question sont d’extrême droite pour la plupart d’entre eux (comme dans d’autres pays encore : France, Italie, Allemagne…). Pour éviter de le reconnaitre, Penasse va systématiquement adopter la stratégie classique dans le domaine de la communication politique, quand un politicien est mis en difficulté par des adversaires ou par la presse : le déplacement latéral. En quelque sorte : « les extrémistes ce n’est pas nous mais les membres du gouvernement. »

De la dénonciation des intérêts de « Big Pharma » à la proximité avec l’extrême droite, il y avait un pas, que Kairos a franchi.
De la dénonciation des intérêts de « Big Pharma » à la proximité avec l’extrême droite, il y avait un pas, que Kairos a franchi.

Renforcement des liens

Malgré les nouvelles preuves encore ensuite apportées par le journal RésistanceS et d’autres (par exemple le Front antifasciste de Liège) sur la nature exacte des organisateurs desdites « marches », Kairos va poursuivre coûte que coûte avec elles le combat contre les politiques sanitaires. Il ira même encore plus loin à partir du mois de mai 2022. Une véritable collaboration va s’établir entre ces deux mouvances.

Le 3 mai 2022, le site Média-Presse-Infos diffuse plus de 26 minutes d’un « entretien exclusif avec le reporter dissident Alexandre Penasse (Kairos) » pour lui permettre de « décrire les pressions subies et les collusions politico-médiatiques » dans le cadre du combat de remise en cause systématique des politiques sanitaires contre la covid-19. Son « entretien exclusif » avec Média-Presse-Infos sera promotionné, dès le lendemain, par le réseau de Civitas. Penasse connaissait-il la ligne éditoriale exacte de ce média ? Une recherche rapide sur un moteur de recherche,lui aurait permis au préalable de très vite en connaitre le rattachement à l’extrême droite catholique traditionaliste. Le contact belge de Média-Presse-Infos est par ailleurs Alain Escada.

Un hasard ? Dans les circonstances désormais connues, un tel hasard aurait bon dos. Fort d’un sens politique aigu, le rédacteur en chef de Kairos doit très bien savoir avec qui il milite dorénavant. Il restera cependant toujours dans le déni ou le déplacement latéral. Tout en poursuivant son compagnonnage avec le milieu conspirationniste catholique d’extrême droite.

Onze jours après la diffusion de l’« entretien exclusif »accordé par Alexandre Penasse au média d’extrême droite Média-Presse-Info, la rédaction du journal RésistanceS reçoit un e-mail de Bernard Legros, un des responsables de Kairos. Le message est clair : « Le journal Kairos vous convie à un débat en live Facebook avec Alain Escada, modéré par moi-même, autour de la question de l’actualité de l’extrême droite en Belgique. Ce débat, que nous voulons raisonnable et courtois, aurait lieu début juin, un jour de semaine, à 18 h, et durerait 1 heure. M. Escada nous a déjà donné son accord pour débattre avec vous. » Bien entendu, sur la base des principes élémentaires du cordon sanitaire, l’invitation à débattre sera refusée.

Pas pour Kairos, puisque le 2 juin suivant, il donnera carrément la parole au président de Civitas dans un long entretien (plus de 41.000 caractères, sur l’équivalent de onze pages A4 !) qui sera publié sur son site. En guise d’introduction, Alexandre Penasse écrit : « Les quelques drapeaux brandis par les partisans de Civitas, qui participent activement aux manifestations, sont régulièrement mis en exergue par les médias dominants pour dénoncer le noyautage supposé de l’extrême-droite catholique. Contre un tel amalgame, Kairos a décidé de refuser tout ostracisme a priori mais, au contraire, d’engager le dialogue avec Civitas. Il s’agit là de notre part d’un exercice paradoxal car si, en effet, nous nous croisons régulièrement lors des grandes manifestations du dimanche, nous évoluons dans des univers intellectuels et politiques très différents et, à vrai dire, nous ne nous connaissons guère. En donnant la parole à Alain Escada, le président de Civitas, nous nous efforçons, au-delà des caricatures et des préjugés, de comprendre la philosophie et les prises de position politiques de ce mouvement. Un tel échange doit ainsi nous permettre d’identifier quelles sont nos convergences, certaines de par une même opposition à la dictature sanitaire, mais aussi quelles sont nos divergences de fond, lesquelles sont très marquées ainsi que cet entretien le démontre clairement. ».

Dans cet entretien avec Penasse, les mots exprimés par Escada sont bien choisis. Le chef de Civitas utilise des éléments de langage différents de ceux de son lexique habituellement réservé à son public. Dans sa discussion constructive avec Kairos, il emploie le mot « dictature sanitaire ». Pour les militants de Civitas, Escada dénonce systématiquement la « dictature mondialiste », dans la plus pure tradition de la littérature antisémite historique, dont il a été le propagateur, dès les années 1990, quand il dirigeait un opuscule confidentiel, Polémique. Le maitre à penser d’Alain Escada était alors Henry Coston (1910-2001), l’un des plus célèbres théoriciens conspirationnistes antisémites français.

Dans son entretien avec Escada, après le déni, Penasse passe dans une phase de relativisme en minimisant le rôle joué par Civitas dans les marches antivax. Cet entretien complaisant permettra à Alain Escada de rejeter toute appartenance à l’extrême droite. Kairos donnera ainsi la possibilité à son mouvement de se dédiaboliser. Objectif de Penasse : persuader son lectorat qu’il n’existe donc aucun lien entre Kairos et l’extrême droite.

Ce que Kairos ne savait pas au sujet de Civitas, vraiment ?

Civitas a été un des principaux organisateurs des « marches » contre la vaccination lors de la pandémie de la covid-19. Après décembre 2021, le rédacteur en chef de Kairos est en contact régulier avec Alain Escada, sonprésident. Qui ne serait pas d’extrême droite, selon sa grille d’analyse politique. Et portant, il suffisait de quelques clics sur la toile pour connaitre la vraie nature de Civitas.

Alain Escada, président de Civitas, un mouvement traditionaliste catholique : compagnon de route de Kairos.
Alain Escada, président de Civitas, un mouvement traditionaliste catholique : compagnon de route de Kairos.

Organisation basée essentiellement en France, Civitas est aussi actif en Belgique. Sur sa plateforme Internet belge, il est proclamé : « Civitas est un mouvement politique œuvrant à promouvoir et défendre la souveraineté, l’identité nationale et chrétienne de la Belgique en s’inspirant de la doctrine sociale de l’Église, du droit naturel et des valeurs patriotiques, morales et civilisationnelles indispensables à la renaissance nationale. »

Qu’est en réalité Civitas ? Il s’agit de la branche politique de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X (FSSPX), le mouvement religieux catholique fondé en 1970 par monseigneur Marcel Lefebvre (1905 -1991). Excommuniée de l’Église par le Vatican en 1988 pour pratiques révolues, la FSSPX poursuit seule sa croisade contre les « fausses religions » (juive, musulmane et protestante) au sein d’infrastructures développées dans le monde entier, à partir de son siège central installé à Écône, dans le Valais suisse. Sa vision religieuse est conservatrice et traditionaliste. Ses messes sont exclusivement dites en latin, selon la liturgie des origines. Proposant une « Cité catholique », la FSSPX revendique la création d’États théologiques autoritaires où les lois des Hommes seront proscrites au profit des écrits bibliques.La FSSPX propose une contre-société sectaire qui se développe dans ses écoles privées à l’ombre de l’instruction publique.

Politiquement, ce courant religieux n’a jamais caché son attachement pour les dictateurs national-catholiques européennes, celles de Salazar, de Franco et de Pétain. Idéologiquement, la FSSPX se nourrit encore de nos jours des écrits de Charles Maurras (1868-1952), le théoricien monarchiste français du « nationalisme intégral » et de l’«antisémitisme d’État ». Des prêtres en soutane stricte ont célébré des messes en l’honneur de personnalités de l’extrême droite européenne, comme le fasciste espagnol José Antonio Primo de Rivera, le premier numéro deux du FN français François Duprat, le chef du rexisme Léon Degrelle, l’ex-milicien français Paul Touvier, l’écrivain fasciste et négationniste Maurice Bardèche ou encore le conspirationniste antisémite Henry Coston.

Dans les années 1980, la FSSPX soutient en France le Front national de Jean-Marie Le Pen et en Belgique, celui du docteur Daniel Féret. Plusieurs élus frontistes belges proviennent de la FSSPX, dont l’un de ses députés fédéraux. Après un compagnonnage de route avec la droite radicale institutionnalisée, les lefebvristes vont tenter une expérience électorale autonome en France, via son Institut Civitas, qui se transforme en 2016 pour l’occasion en parti politique. Cependant, après l’annonce d’une présence aux élections européennes de 2019, Civitas – faute de compétences suffisantes pour y parvenir – il renonce à son projet électoral.

Alain Escada

Le président de Civitas est le Belge Alain Escada. Ancien secrétaire personnel du lieutenant-général Émile Janssens, l’ex-chef de la Force publique au Congo belge, Escada provient des rangs de la droite belge conservatrice, nationaliste, maurrassienne, monarchiste et catholique. Dans les années 1990, il monte au Front national de Daniel Féret, suit sa scission de 1995, cofonde le Front nouveau de Belgique (FNB), puis revient au FN avant de se rapprocher des nationaux-solidariste du Mouvement Nation. Disciple des messes en latin de la FSSPX, Alain Escada est actif chez ses laïcs.

À partir du milieu des années 2000, Alain Escada est de plus en plus présent outre-Quiévrain. En 2009, il est désigné secrétaire général de Civitas. Trois ans plus tard, il en devient son président. L’activité d’Escada en France avec Civitas coïncide avec un souhait de la FSSPX de se faire plus discrète au niveau politique, en tous les cas durant ses négociations secrètes avec le Vatican, pour y être réintégrée.  

Dans son action politique, Alain Escada s’acoquine avec un prêtre lefebvriste particulièrement actif, l’abbé Xavier Beauvais, l’ancien curé de la paroisse intégriste de Saint-Nicolas du Chardonnet à Paris. Admirateur indéfectible de Léon Degrelle, comme Escada, ce Beauvais est un pur et dur. En 2016, il a été condamné en appel pour injure raciale. Mais est resté le responsable de Civitas en charge de la « formation pour la doctrine sociale de l’Église ».

Francs-maçons : le danger

En novembre dernier, lors de sa « Fête du Pays réel » (nom doublement donné en référence aux écrits de l’antisémite Charles Maurras et au titre de l’organe de presse du parti Rex de Léon Degrelle), organisée chaque année dans le sud de Paris, le gratin de l’extrême droite française était une fois encore réuni autour d’Alain Escada.

Durant la même période, sur le terrain, des sections locales françaises de Civitas se lancèrent dans une nouvelle campagne de propagande. Thème de celle-ci : les dangers de la franc-maçonnerie. Extrait de son tract diffusé : « Un grand nombre de ses membres sont des hommes politiques (de tous bords), des journalistes, des enseignants, des juges, des directeurs de grandes entreprises etc… Ces personnes d’influence sont donc aux ordres de leurs supérieurs ‘’francs-maçons’’. Ils se trouvent dans tous les rouages de notre société. Cette ‘’société secrètes’’ a une immense emprise sur les institutions et organes divers de notre pays ! ».

Théocratie absolue, antisémitisme, antimaçonnisme, théories du complot … voilà ce que propose Civitas. Qui ne serait pas d’extrême droite pour Kairos…

Avec un proche de Dieudonné et de Soral

En septembre dernier, Alexandre Penasse se rend, toujours comme reporter de Kairos, à l’« Université d’été Résistante : Le dernier rempart c’est vous », à Villeneuve-Lès-Avignon, dans le Gard près de Nîmes. Y sont annoncés notamment comme orateurs André Bercoff, journaliste d’ultra droite bien connu, David Bouillon, ancien candidat du Parti populaire de Mischaël Modrikamen ou encore Salim Laïbi, un auteur conspirationniste proche des antisémites Dieudonné et Alain Soral dans les années 2010. En Belgique, ce Salim Laïbi n’est pas un inconnu de la nébuleuse conspirationniste. En décembre 2013, il avait déjà participé à Bruxelles au meeting de lancement du mouvement électoral « Debout Les Belges » mené par le député fédéral Laurent Louis. Élu aux élections de 2010, ce dernier fut ensuite exclu du Parti populaire (PP) et se lancera dans la diffusion à grande échelle d’intox provenant de théories du complot, avec le soutien du duo Dieudonné-Soral. Plus tard, le même Salim Laïbi sera diffusé en Belgique par Kairos. En juin 2022 : le média belge propose ainsi à ses membres une interview vidéo réalisée avec lui sous le titre du « nouveau désordre mondial ».

Plusieurs organisations et personnalités d’ultra droite ont désormais fait de Kairos un média de référence pour leur propre combat.

La proximité, le compagnonnage, le relativisme et la dédiabolisation en faveur d’une organisation comme Civitas ou d’un conspirationniste comme Salim Laïbi par Kairos sont les derniers éléments qui permettent de douter de l’appartenance idéologique actuelle de ce périodique décroissant, né à gauche. Le Front antifasciste de Liège rappelait déjà le 8 juin dernier sur son mur Facebook : « Depuis longtemps déjà des collectifs et des associations ont tiré la sonnette d’alarme sur les analyses réactionnaires de Kairos. »

A l’initiative des manifestations contre les mesures sanitaires et des informations fantaisistes sur le Covid, on trouve beaucoup de sympathisants de l’extrême droite.
A l’initiative des manifestations contre les mesures sanitaires et des informations fantaisistes sur le Covid, on trouve beaucoup de sympathisants de l’extrême droite.

De plus, par l’observation des activités d’organisations et de personnalités d’ultra droite, il est constaté que plusieurs d’entre elles ont désormais fait de Kairos un média de référence pour leur propre combat. C’est le cas du « journaliste nationaliste » (sic) liégeois Lionel Baland mais aussi d’un ancien activiste de la droite radicale libérale comme Sylvain Vankeirsbilck qui sera présent aux dix ans de Kairos qui se déroulèrent à Ophain en mai dernier. Cet ancien candidat des Listes Destexhe, aux élections fédérales de 2019, et présent ensuite aux diverses marches antivax bruxelloises écrira à cette occasion que le journal dirigé par Alexandre Penasse est « un inconditionnel de la Liberté d’expression ». Pour sa part, le collectif En Colère, engagé activement dans la lutte « contre la dictature sanitaire », continuera à diffuser sur son mur Facebook des vidéos produites par Kairos. Tout comme L’Éveil, un autre groupuscule également conduit par des dissidents radicaux du Mouvement Nation et coorganisateur officiel des « marches pour la liberté ».

Qui sont les organisateurs des « marches antivax » ?

Une présence sur place a permis de se rendre compte que les participants dans leur majorité n’était pas d’extrême droite. Cependant, il suffisait de bien radioscopier les affichettes et autres visuels de mobilisation pour connaitre l’appartenance idéologique de ses organisateurs. Qui, lors des défilés de rue, diffusèrent leurs thèses conspirationnistes.

L’immense majorité des participants contre les mesures sanitaires mises en place, dès le mois de mars 2020, par les autorités politiques pour mettre fin à la pandémie provoquée par la covid-19, ne peut être associée à l’extrême droite. Les participants par milliers aux « marches pour la liberté » se singularisaient par leur grande diversité. Ils représentaient une Belgique bigarrée, multiculturelle et interclassiste. Nous avons pu constater, à chaque fois lors de nos observations au cœur de celles-ci, que les personnes présentes, souvent en famille, entre collègues ou amis, n’avaient aucunement le profil d’activistes d’extrême droite. La composition des « marches » est un mixte entre les rassemblements organisés après la mort du roi Baudouin (1993), les marches blanches durant l’« affaire Dutroux » (1996), les actions des Gilets jaunes (2018-2019) et les marches pour le climat (2019-2022).

Néanmoins, un constat a été fait tant en Belgique qu’à l’étranger (en Allemagne, en France ou en Italie) : l’extrême droite a été fortement présente au sein de la mouvance organisatrice de ces mobilisations populaires. Après les marches bruxelloises, nous pouvons faire les constats suivants :

* Parmi leurs organisateurs, il n’y avait quasiment que des groupes d’extrême droite (Civitas, Feniks, Éveil…) ou apparentés (INCI, Viruswaanzin, Het Katholiek Forum…). Ils furent les plus actifs et les plus visibles.
* Des plateformes mobilisatrices avaient des liens directs avec la droite radicale traditionaliste catholique.
* La seule expression politique structurée présente parmi les manifestants était l’extrême droite. Absence totale par exemple de l’extrême gauche, pourtant elle aussi opposée au gouvernement.
* Les deux seuls élus politiques ayant pris la parole comme orateurs ont été des parlementaires européens d’ultra droite.
* Une présence de groupes ou de personnalités d’extrême droite, dont du Vlaams Belang, fut observée.
* Beaucoup de discours et de slogans qui se sont fait entendre lors des mobilisations sont directement extraits du vocabulaire provenant du lexique de l’extrême droite : « Tyrannie sanitaire » « Dictature sanitaire », « Dictature mondialiste », « Tous unis contre la tyrannie covidiste du gouvernement », « Face à un gouvernement corrompu, la désobéissance est un devoir » …
* Pour cibler les adversaires (les gouvernements, les experts et les médias), une banalisation et une analogie avec le nazisme ont été opérées. Slogans observés : « QR = Croix gammée », « La liberté ne se scanne pas. Non au paSS de la honte » ou « Non au passNAZItaire ». De nombreux manifestants portaient encore sur leur veste une « étoile jaune » avec, à la place où était inscrit le mot « Juif » durant l’Occupation nazie, était écrit « Non vacciné ».
* Durant les défilés antivax, une critique des médias s’est fortement exprimée (avec des slogans comme : « Virus = médias » ou « Merdias ») et des violences ont été commises contre des journalistes présents sur place pour les couvrir.
* La diffusion de thèses conspirationnistes a été généralisée, avec des slogans comme : « Ils n’auront pas de GOULAGS assez grands pour tous nous mettre dedans ! », « Stop au génocide des Gaulois » (idée de la théorie du « Grand remplacement »), « Non au génocide covid organisé », « À QUI profite le crime ?! », « Protocols of zionis over ! » …

Remettre les barres sur les T

Le rapprochement entre Kairos, Civitas et d’autres groupuscules d’extrême droite, dans la lutte contre les mesures sanitaires s’intègre dans un fil rouge déjà observé ailleurs, et depuis plusieurs années. C’est justement ce que rappelle Stéphane François, un chercheur français en science politique spécialisé dans l’étude de l’extrême droite, dans son livre « Les verts – bruns. L’écologie de l’extrême droite française », publié en février 2022 (1). Détaillant l’histoire des convergences entre l’extrême droite et une partie de l’écologie radicale, tous deux opposés au néo-libéralisme, Stéphane François note à ce sujet : « Les milieux étudiés proposent […] une défense du local et des différences contre la ‘’macdonalisation’’ (ou la ‘’coca-colonisation’’) du monde. Ces thèses se manifestent surtout chez les décroissants, et chez les localistes d’extrême droite (Nouvelle Droite, Identitaires, nationalistes-révolutionnaires), dont la doctrine regroupe un ensemble d’idées soutenues par certains mouvements antiproductivistes, anticonsuméristes et écologistes radicaux. » Pour ce politologue : « Ces milieux convergent également sur le thème de la décroissance ».

Ce rapproche est de l’ordre de la confusion doctrinale qui profite toujours pour finir à la dédiabolisation de l’extrême droite. C’est justement le thème de l’ouvrage de Philippe Corcuff « La grande confusion. Comment l’extrême droite gagne la bataille des idées » (2). Pour lui : « L’écologie politique, la décroissance et la critique de la technologie n’échappent pas à des interférences confusionnistes avec l’ultraconservatrice. ». Le sociologue français prend pour illustrer ce phénomène politique le cas de Vincent Cheynet. Corcuff écrit que cette figure de proue du mouvement décroissant révèle des « intersections avec la droite conservatrice catholique. » Des articles du même Vincent Cheynet sont d’ailleurs publiés, depuis 2018, comme des références par Kairos. Encore un pur hasard, nous dira Alexandre Penasse.

Force est de constater que le rapprochement depuis l’hiver 2021 entre Kairos et un milieu d’extrême droite adepte des théories du complot, comme nous l’avons observé dans les lignes qui précèdent, fait partie de cette convergence confusionniste fortement teintée de conspirationnisme. Mais pour le principal intéressé, dans un de ses articles (publié le 22 juin 2022) : « La ‘’montée de l’extrême droite’’ est un cliché mondain, un clin d’œil attristé entre démocrates inquiets. » Rien d’autre…

(1) Stephane François, Le Bord de l’eau, Documents.

(2) Philippe Corcuff, Petite encyclopédie critique, Ed. Textuel, 2021

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