La dérive de Kairos

La « radicalité » de Kairos, faux nez d’un opportunisme commercial

Kairos est né, voici plus de dix ans, de la volonté d’offrir d’ « autres possibles » à la société et à l’offre médiatique. Mais au lieu de creuser un sillon intellectuellement et socialement fécond, le bimestriel a fait le choix – commercial –du « clash ». Regards croisés des observateurs attentifs des médias.

« Assez vite,Kairos a fondé son récit narratif sur l’opposition entre les ‘‘élites’’ et les ‘‘vraies gens’’, observe Olivier Klein, professeur de psychologie sociale à l’Université libre de Bruxelles (ULB), où il dirige le centre de psychologie sociale et interculturelle. Il oppose une sorte de pureté morale citoyenne avec les institutions corrompues, soutenues par les intérêts des puissants. Toute parole ‘‘officielle’’, celle des responsables politiques et économiques, mais aussi celle des experts, est a priori suspecte. »

« Kairos illustre la dérive d’une ligne éditoriale radicale, anti-productiviste et anticapitaliste, a priori intéressante dans le débat public, vers un contenu délirant, observe Martin Culot, formateur en éducation aux médias à destination des adultes au sein de l’ASBL Média Animation. Sous couvert d’esprit critique et d’une identité de ‘‘média indépendant et libre qui pose les questions qui dérangent’’, il a versé dans un récit médiatique où la recherche de la vérité n’est plus au centre de la démarche. Il tire désormais exclusivement sur la corde de ‘‘Notre journal est le seul média qui ose rentrer dans le lard des autorités’’. Toutes les infox sont les bienvenues si elles servent cette cause-là. Et tous les compagnonnages sont permis. »

La façon problématique dont la presse mainstream a couvert la crise sanitaire et la diabolisation de ceux qui osaient la remise en question de la doxa officielle n’ont fait qu’accentuer la défiance d’une frange de la population envers les autorités et les journalistes. « Il y avait donc là une ouverture pour une presse alternative qui interroge le discours dominant ce qui est très sain, poursuit Sinnaeve. Ce qui est problématique, c’est quand cette critique ne s’exerce plus qu’à partir d’une seule grille de lecture, qui voit une intentionnalité partout : les responsables politiques, économiques et académiques, les experts, les journalistes, les intellectuels, …, tous seraient animés par le désir de servir leurs propres intérêts, c’est-à-dire les intérêts socio-économiques et intellectuels de l’élite, au détriment des citoyens. La ‘‘grande causalité du monde’’ s’expliquerait par un facteur unique qu’ ‘‘on’’ chercherait à dissimuler. »

La pseudo-radicalité du discours alternatif 

A l’autre bout de l’échelle, se distanciant des journalistes mainstream accusés d’être des « vendus », Kairos fait feu de tout bois pour marquer sa différence : il n’hésite pas à relayer activement la propagande et les éléments du langage de l’extrême droite et du complotisme le plus primaire. Sont sollicités de préférence les chroniques et les avis de personnes que l’ « autre bord » considère comme infréquentables. Et cette dédiabolisation se suffit à elle-même; elle ne s’accompagne plus d’un journalisme d’information sur le fond.

Ce récit n’a de radical que l’apparence. « La pensée conspirationniste (la propension à tout voir comme le résultat d’un complot) ne laisse aucune place à l’analyse structurelle, confirme Karim Zahidi, professeur et chercheur en philosophie des sciences, en psychologie philosophique et en logique au Centre de psychologie philosophique de l’Université d’Anvers. En désignant des personnalités ou des élites puissantes comme les coupables de la situation actuelle, et en restant bloquées sur cette question de la culpabilité, les théories du complot ne s’attardent guère sur les structures et les institutions qui encadrent les actions des élites. Or, ce n’est que sur base d’analyses structurelles qu’une politique anti-systémique de gauche peut être développée. »(1)

L’ère du clash

« Avec la crise sanitaire, Kairos a versé dans la posture du clash, de la polarisation à outrance, relève Marc Sinnaeve (Ihecs). Il a adopté le modèle de la chaîne télévisuelle CNews, du match de boxe où le débat se fait moins à coup d’arguments que de postures. »

Penasse a, en effet, tout compris à l’ère du clash décrite par l’écrivain et chercheur français Christian Salmon (2) : il en déplore les effets sur la sphère médiatique, mais en reproduit la logique pour servir sa cause. Il est en fusion avec les préoccupations de ses lecteurs, il a compris que son modèle économique trouvait sa pâture et son succès sur la défiance d’une frange de citoyens à l’égard des autorités sanitaires et politiques, et il lui a tout sacrifié, en premier lieu la déontologie journalistique et la recherche de la vérité.

Les réseaux sociaux ont accéléré cette culture du clash : sur le Net, les gens ont un excès de confiance en eux ; ils se sentent qualifiés pour parler de tout, y compris d’un nouveau virus et de la dangerosité – ou pas – de nouveaux vaccins. Favorisant la surenchère et la polémique, les réseaux sociaux ont fait exploser ces comportements consistant à donner son avis sur des sujets à propos desquels on n’a pas de compétence et ce, sans avoir la faculté de reconnaître son incompétence et ses réelles capacités.

La parole privée s’est libérée, et est advenu « un nouveau régime d’énonciation », qui « participe de techniques de guerre fondées sur la provocation, sur la transgression, sur l’accélération, l’irruption, la déflagration, ainsi que sur l’alerte, l’effroi, la panique, la contagion… », comme l’explique Christian Salmon.Les individus ont la possibilité de n’être confrontés qu’aux sources en accord avec leurs propres opinions, et d’échapper ainsi à toute contradiction qui, lorsqu’elle surgit néanmoins, les insupporte et les rend violents. Et voici tout le champ démocratique, toutes les sphères -politique, médiatique et privée – contaminées par les sentences agressives, les opinions caricaturales, une façon de « discuter » qui n’en est pas une. Les commentaires se « clashent », l’écoute de l’autre n’est plus possible, le doute n’est plus permis, chacun assène sa vérité.

Les journalistes eux-mêmes sont tombés dans le piège de la prise de position : soit on est « pour » la vie humaine, on se prémunit contre l’engorgement des hôpitaux et le crash du système hospitalier, et donc, si l’on se contente de l’écume des choses, on est « pour » le confinement et les autres mesures sanitaires imposées par les autorités. Soit on ose une parole dissidente, un questionnement, une remise en question, et donc on est « contre » la vie humaine, on se fout de la collectivité, voire on est « de droite ».

Pourquoi on y croit

Si les théories (vraiment) complotistes sont rares et irrationnelles, il faut aussi expliquer pourquoi elles continuent d’exercer un tel attrait.
Bien sûr, la tentation de dire non aux évidences, de contester la validité scientifique et de rejeter des informations solides est plus grande dans les rangs de ceux qui disposent de peu d’outils pour aider à la compréhension du monde.
Mais gardons-nous d’uneseule réponse élitiste à cette question, qui consisterait à affirmer qu’ « une grande part de l’humanité est incapable de distinguer la réalité de la fiction », prévient Karim Zahidi. Il n’y a pas que les peu scolarisés, les frustrés, les gens en colère ou les exclus qui succombent aux sirènes des contrevérités. « Dans une démocratie capitaliste, l’inégalité réelle entre en contradiction avec l’idéologie centrée sur l’égalité et l’autodétermination. Cette contradiction n’est pas théorique, mais vécue par les gens au quotidien. D’une part, on leur dit constamment qu’ils sont maîtres de leur propre destin ; d’autre part, ils constatent que ce n’est pas le cas. (…). Dans un monde présenté comme un monde égalitaire, les intérêts des élites prennent systématiquement le dessus sur ceux de la majorité. Les relations de pouvoir ne sont plus transparentes et les mécanismes d’exercice du pouvoir, d’exploitation et de répression sont brouillés (…) La réalité sociétale apparaît à l’individu atomisé comme un vaste chaos. »

Une si confortable posture complotiste

Les théories du complot deviennent alors une alternative attrayante pour expliquer ce chaos social, surtout en période de crise sanitaire où il se trouve à son apogée. « La Covid-19 rend évidente la corruption complète du corps politique et de ses appendices médiatiques et scientifiques. Cette corruption reflète la crise du capitalisme industriel financier et la volonté des oligarques de détruire la démocratie représentative. Le système politique qui se met en place est bien totalitaire, fasciste, sanitaire et numérique. » Cette saillie est signée par le philosophe Michel Weber, « thérapeute ayurvédique viscéralement anarcho-communiste et accidentellement essayiste » (sic), dans une des récentes livraisons de Kairos (3). L’auteur ne se contente pas de relever la « corruption » de l’élite, il lui prête une volonté de troquer la démocratie contre un système totalitaire, servie de manière inespérée par le virus : du beau, du vrai, du bête complotisme.

Certes, on peut avoir l’impression, souvent, que les pouvoirs et contrepouvoirs « officiels » (médiatique, politique, socioéconomique, sanitaire) ne parlent que d’une seule voix, effacent les voix discordantes ou les décrédibilisent : cela alimente le soupçon. De là à développer une lecture intentionnaliste de la crise sanitaire, voilà un pas trop vite franchi.

« Nous sommes tous sensibles à la tentation du‘‘raisonnement motivé’’, rappelle Olivier Klein (ULB). Nous mettons notre intellect au travail pour justifier et motiver les raisonnements qui nous arrangent. Les expériences en psychologie sociale ont démontré que nous faisons davantage preuve d’esprit critique lorsqu’il s’agit d’évaluer un article dont la conclusion va à l’encontre de nos propres idées que vis-à-vis d’un même article dont les conclusions vont dans notre sens. »

Dans un contexte de pandémie, cette posture est évidemment particulièrement dangereuse si elle ne s’accompagne pas d’une recherche de la vérité et qu’elle ne reste que « posture ». Mais tout, dans Kairos, malheureusement gangréné par le positionnement de son rédacteur en chef, n’est désormais que posture…

(1) « La pandémie du complotisme », Karim Zahidi, Lava, 7 avril 2021

(2) « L’ère du clash », Christian Salmon, Fayard, Paris 2019

(3) Michel Weber, Kairos n°56, septembre-octobre 2022

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