La dérive de Kairos

Aides à la presse périodique : le fait du prince

Kairos en a bénéficié plusieurs années entre 2016 et 2020, avant de s’en voir privé à partir de 2021. Et peu importe que l’on trouve cela justifié, ou non : les subsides publics attribués à la presse périodique d’opinion sont laissés à la discrétion du ministre. Ce n’est ni transparent, ni démocratique.

Médor, La Revue nouvelle, Politique, etc. : autant de périodiques « alternatifs » de qualité qui perçoivent l’aide à la presse. Kairos en est privé depuis 2021.
Médor, La Revue nouvelle, Politique, etc. : autant de périodiques « alternatifs » de qualité qui perçoivent l’aide à la presse. Kairos en est privé depuis 2021.

Vitales pour la presse « alternative » qui ne peut compter sur les rentrées publicitaires pour assurer sa subsistance, les aides à la presse périodique d’opinion (non commerciale) permettent d’assurer la diversité de l’offre médiatique, le pluralisme des médias, et participent donc de la vitalité démocratique. Elles se subdivisent en aides directes (subsides) et en aides indirectes.

Les aides indirectes sont du ressort du ministre fédéral de l’Economie, en l’occurrence Pierre-Yves Dermagne (PS). Celles-ci, plus précisément les tarifs postaux préférentiels consentis pour l’envoi des périodiques à leurs abonnés, ont récemment fait l’objet d’une saillie de Georges-Louis Bouchez, président du MR, désireux d’y porter le fer. Cette riche idée, heureusement recalée lors du conclave budgétaire d’octobre dernier – mais sera-t-elle indéfiniment recalée ? – lui a valu d’être comparé à Viktor Orban, le très autoritaire Premier ministre hongrois par le secrétaire général de la Fédération européenne des journalistes (1).

Les aides publiques directes, elle, relèvent de la compétence du gouvernement de la Fédération Wallonie Bruxelles. En 2020, l’enveloppe des fonds publics destinés à soutenir les éditeurs de presse périodique non commerciale est passée de 372.000 à 500.000 euros annuels, et a été partagée entre sept titres de presse : Wilfried, Médor, Imagine demain le monde, Politique, L’appel, la Revue nouvelle, et Kairos.

Las ! Contrairement aux subsides octroyés à la presse quotidienne, le système des aides à la presse périodique n’est pas coulé dans un décret – qui devrait être voté par le parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) – mais est régi par un simple arrêté ministériel sur lequel les ministres compétents en matière de presse qui se succèdent au gouvernement de la FWB gardent jalousement la main.

Nous le dénoncions déjà il y a plus de quatre ans (2) : le système manque donc totalement de transparence, les règles variant en fonction de l’enveloppe budgétaire disponible, des « amis » qui ont l’oreille du ou de la ministre, de sa sensibilité, de sa perception du rôle que sont censées jouer ces aides et des qualités qu’il faut réunir pour les mériter. « Les aides de la FWB à la presse périodique non commerciale sont destinées aux titres de presse (…) qui offrent un contenu éditorial qui contribue à mieux comprendre la société et à développer l’esprit critique de ses lecteurs, énonçait notamment, en 2020, Bénédicte Linard (Ecolo), qui a succédé à Jean-Claude Marcourt (PS) en tant que ministre des médias.

En 2022, Linard ajoutait : ces aides « doivent s’inscrire dans une perspective d’éducation aux médias, de démocratie, de respect du droit, de lutte contre les fake news et les théories du complot » (3).

Règles changeantes

Entre 2020 et 2022, le virus du covid-19 a déferlé sur le monde, et le bimestriel Kairos s’est fait un petit nom dans le petit monde périodique francophone. En 2020, Kairos a encore bénéficié de subsides, attribués par la ministre francophone des médias. « Je tombe de ma chaise quand je constante qu’en 2020, un véritable torchon, un média complotiste propageant des fake news, a reçu 71.000 euros de la part de la ministre Linard qui, au même moment- puisqu’elle est également ministre de la Santé au sein du gouvernement de la FWB -, se dépensait sans compter pour promouvoir la vaccination. On nage en pleine schizophrénie !, s’indigne le député (MR) Olivier Maroy. Depuis lors, heureusement, cette anomalie a été corrigée. Cela étant dit, il reste totalement inacceptable que les aides à la presse périodique restent le fait du prince : l’absence de transparence dans ce système nous rapproche des pratiques d’une république bananière. »

« Kairos a reçu 71.000 euros de la part de la ministre Linard en 2020 alors que, au même moment, elle se dépensait sans compter pour promouvoir la vaccination. On nage en pleine schizophrénie !» (Olivier Maroy, député MR)

L’année suivante, en 2022, les règles d’attribution des aides directes ayant été modifiées, Kairos ne rentrait plus dans les conditions pour pouvoir y prétendre.

Désormais, en effet, les titres demandeurs doivent être membre de l’Autorité pour l’autorégulation de la déontologie journalistique (AADJ), l’ASBL qui organise le Conseil de déontologie journalistique. Et, pour y être admis comme membre, il faut appliquer le code de déontologie. Le respect de la déontologie journalistique constitue de toute évidence une condition logique, élémentaire dirions-nous, pour pouvoir prétendre à de l’argent public. Mais est-il sain de rendre de facto l’ADJJ responsable de l’octroi de ces aides, puisque l’acceptation du membre est une condition préalable à l’éligibilité aux subsides ? En renvoyant la patate chaude à l’assemblée générale de l’ADJJ (composée pour moitié d’éditeurs – 800 voix -, et pour moitié de journalistes – 800 voix), la ministre ne s’est-elle pas déchargée de sa responsabilité sur une instance sectorielle ? L’éligibilité aux aides publiques à la presse ne devrait-elle pas être débattue et votée en toute transparence au sein du parlement de la Communauté Wallonie-Bruxelles ?

Coup de pouce européen

L’impulsion, en matière d’aides publiques à la presse périodique d’opinion, viendra-t-elle de la Commission européenne ? Elle vient en effet de déposer au Parlement l’European media freedom act (EFM), un texte qui vise à établir des principes clairs de nature à garantir des médias de qualité et la protection des journalistes dans un contexte de recul continu de la liberté de la presse et des médias en Europe. Tout un chapitre est consacré au financement des médias, lequel, prône la commission, devrait s’accompagner de critères clairs en termes de transparence et d’indépendance rédactionnelle. « Si le Parlement européen adopte ce texte, ce qui devrait être le cas, il se muera en règlement, applicable immédiatement par chaque Etat membre. La Fédération Wallonie-Bruxelles se verra alors contrainte de revoir son système d’aides à la presse périodique », prédit Ricardo Gutiérrez.

Concluons en rappelant que c’est aussi sur la base d’un règlement européen qu’a été prononcée l’interdiction – décriée par la plupart des associations représentatives des journalistes – de diffusion de RT et de Spoutnik, au début de la guerre en Ukraine. Les règlements européens ne sont pas tous d’égale qualité…

(2) « Chuuut !, ne dites pas que j’aide aussi la presse périodique… », Ensemble n°96, avril 2018, pp. 78 à 80.

(3) Notons que nous avons sollicité l’interview de Brigitte Linard dans le cadre de ce dossier, mais qu’elle n’a pas donné suite à notre demande.

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