La dérive de Kairos

« Oui, Kairos verse parfois dans le complotisme ! »

Ils ont aimé Kairos, au point, pour l’un d’entre eux, d’y collaborer. Ils forment les jeunes et les adultes à débusquer les thèses complotistes, et éduquent à l’esprit critique. Et aujourd’hui, le bimestriel fait partie des médias contre lequel ils mettent en garde.

Pour Bruno Poncelet, formateur au sein du Centre d’éducation populaire André Genot (Cepag), la lutte contre le complotisme passe par la dénonciation de la stratégie d’enfumage des empires marchands.
Pour Bruno Poncelet, formateur au sein du Centre d’éducation populaire André Genot (Cepag), la lutte contre le complotisme passe par la dénonciation de la stratégie d’enfumage des empires marchands.

Bruno Poncelet est formateur au sein du Centre d’éducation populaire André Genot (Cepag), une l’ASBL d’éducation permanente dédiée à la formation, aux études et aux analyses. Benjamin Vandevandel est détaché pédagogique aux Jeunes FGBT. Tous les deux se passionnent pour le récit médiatique, les ressorts du complotisme et les réponses à y apporter : ils organisent l’un et l’autre des formations – également en interne à la FGTB – sur la question du complotisme. Regards croisés sur la dérive complotiste de Kairos, qu’ils déplorent.

Ensemble !:Bruno, vous avez signé des articles dansKairospendant quelques années : vous aviez donc de l’estime pour ce journal…

Bruno Poncelet : Oui, j’ai personnellement contribué à Kairos jusqu’au tout début de l’année 2021, où j’ai encore contribué à un dossier critique sur le monde digital. J’y avais été amené par Bernard Legros, rencontré au gré des pérégrinations militantes, et que j’apprécie beaucoup : c’est un homme sincère, un vrai érudit, spécialisé dans les enjeux liés aux nouvelles technologies ainsi qu’à l’écologie politique, un immense lecteur et un passionné de musique. Il m’a fait connaître Kairos, que j’ai apprécié pour plusieurs raisons : moi qui suis de gauche et sensible aux matières environnementales, j’ai trouvé chez Kairos un regard critique vis-à-vis du progrès technologique que trop peu de personnes, y compris à gauche, remettent en question, ainsi que la volonté de sensibiliser aux défis environnementaux, et cela m’a plu. L’une de mes contributions les plus volumineuses à Kairos portait sur le traité de libre-échange transatlantique (TTIP), ce projet d’accord commercial et d’investissement entre les États-Unis et l’Union européenne qui voulait accroître la difficulté de réguler les marchés : il y a une place, dans ce journal, pour des contestations de ce genre, et aussi celles qui mettent en lumière les réseaux invisibles, mais bien réels, qui lient le monde politique et les entreprises marchandes. Ces réseaux sont puissants, et ils mettent à mal la solidarité, mais la gauche classique ne les voit pas, ou y accorde trop peu d’importance. Donc, oui, je me suis retrouvé dans Kairos pendant tout un temps.

Benjamin Vandevandel : Et moi, j’ai été un lecteur intéressé de Kairos jusqu’au début de la crise sanitaire. Mais la crise Covid est arrivée, et là tout est parti en vrille. Les responsables de Kairos sont tombés dans des délires complotistes dans lesquels je ne me retrouvais plus du tout. Ils tiraient sur la moindre mesure sanitaire, dénonçant les conflits d’intérêt de certains experts sans se soucier de ceux que pourraient avoir certains de leurs intervenants dans leurs colonnes. Ils ont hurlé à la dictature sanitaire, craignant une pérennisation des mesures, une fois la crise passée, dans un but de contrôle. Ils dénonçaient les effets secondaires des vaccins alors qu’ailleurs dans le monde, notamment au Brésil, la population manifestait pour avoir accès au vaccin.

Ces délires, Kairos les partageait – et les partage toujours – avec certains groupuscules d’extrême droite, auxquels il donne volontiers la parole dans ses pages…

B.V. : Oui, et pour moi c’est ce qui a constitué le point de rupture : dès le moment où l’on accorde du crédit et de l’espace rédactionnel à des groupements comme Civitas, qui voue une haine profonde aux homosexuels, pour ne parler que de ça, c’est terminé. Dès le moment où Kairos a appelé à manifester aux côtés de collectifs liés à l’extrême droite, il a perdu toute crédibilité, de manière définitive.

« Dès le moment où l’on accorde du crédit et de l’espace rédactionnel à des groupements d’extrême droite comme Civitas, qui voue une haine profonde des homosexuels, pour ne parler que de ça, c’est terminé » (Benjamin Vandevandel)

B.P. :Je partage tout à fait cette lecture. Et j’ajouterais ceci : moi qui appréciais Kairos pour son analyse des dynamiques écosystémiques et ses engagements radicaux concernant les enjeux écologiques, là, tout à coup, avec la crise Covid, il a complètement abandonné ces grilles d’analyse. J’imaginais qu’il allait s’emparer du lien entre l’apparition du Covid, le réchauffement climatique et l’atteinte à la biodiversité, la promiscuité de plus en plus grande entre les microorganismes pathogènes d’espèces sauvages et l’homme en raison de la destruction de l’habitat de la faune sauvage, mais non. Rien de tout cela ! Dans l’analyse de cette crise, Kairos a également loupé en grande partie le coche de la critique du néolibéralisme et de ses effets délétères qui sautaient pourtant aux yeux : austérité et sous-financement chronique des soins de santé, manque de matériel médical et de personnel dans les hôpitaux, privatisation de la recherche médicale et délocalisation de nombreuses productions vitales sur d’autres continents, etc. Il s’est surtout focalisé sur les mesures sanitaires et les atteintes portées à la liberté, à nos petites libertés d’Occidentaux nantis, mais sans aucune forme de recul ou de regard critique. A lire Kairos, ou à tout le moins certains articles, on pouvait avoir l’impression que le coronavirus n’était pas dangereux et que les mesures sanitaires c’était juste du contrôle social, point barre. Mais faire croire qu’il suffit de prendre de la vitamine D pour échapper aux formes graves du Covid, c’est ignorer totalement que nous sommes inégaux en termes socioéconomiques, certes, mais aussi en matière d’immunité. C’est sacrifier sans états d’âme les personnes âgées et les plus fragiles: que le plus fort gagne. Bref, ce qui m’a choqué, c’est l’abandon de toute réflexion écosystémique dans l’analyse de la crise sanitaire et la promotion de discours quasi-libertariens plaçant la liberté égocentrique de faire ce qu’on veut au-dessus de la solidarité avec des personnes fragiles.

Attention, je ne suis pas en train de dire qu’il ne fallait pas critiquer les mesures sanitaires et la gestion de la crise Covid par les autorités : mais il y a une différence entre la saine critique, argumentée, et le délire eugéniste.

Mais cette « saine critique », on avait l’impression qu’elle n’avait pas vraiment droit de cité dans la presse mainstream et sur les plateaux de télé : ceux qui osaient une parole « dissidente » – y compris certains experts tout aussi « experts » que les autres, mais défendant une autre approche – étaient rapidement mis hors jeu, invisibilisés, privés d’antenne…

B.V. : La crise Covid a été un moment particulier pour les médias « traditionnels ». Mais il ne faut pas oublier que la presse traditionnelle, c’est-à-dire celle où travaillent des journalistes consciencieux, qui travaillent de manière le plus souvent professionnelle, en recoupant leurs infos et leurs sources, et recherchent des arguments solides pour étayer leurs thèses, n’est pas un bloc monolithique. Il y a les titres mainstream, au sein desquels il y a d’excellents journalistes et de moins bons, certes, mais il y a aussi des médias d’investigation tel Médor et Mediapart, ou des médias ayant une vue systémique des choses, tel Le Monde diplo, ou une vision très fine des rapports de forces, tel Fakir, et j’en passe.

B.P. : C’est vrai que les médias mainstream se font un peu trop souvent « la voix de son maître ». Les experts, à commencer par les économistes auxquels ils ont abondamment recours, sont trop régulièrement le reflet de l’idéologie dominante. Je pense notamment à Bruno Colmant, souvent invité dans les émissions éco de la RTBF. Et puis, lorsqu’arrive une crise, telle la crise des subprimes en 2008, ces experts perdent soudainement (et hélas fugacement) leur légitimité, car leur grille d’analyse chantant la gloire des marchés se retrouve d’un coup en porte-à-faux avec l’actualité. Et les journalistes sont tout perdus : vers qui se tourner, dès lors que les experts habituels ne semblent pas avoir de réponse ? Avec la crise Covid, les journalistes se sont retrouvés totalement démunis : exit les économistes, mais où trouver de bons experts en microbiologie ou en épidémiologie ? On sent que les journalistes ont beaucoup tâtonné au départ, avec des choix tantôt hasardeux, tantôt très judicieux (comme Marius Gilbert par exemple).

Cela dit, je regrette qu’on n’ait pas davantage sollicité les experts en sciences sociales et en santé mentale : la santé physique, ce n’est pas tout, il y a plein d’autres sujets sur lesquels il aurait fallu se pencher, et notamment celui des interactions sociales, vitales pour les 12-20 ans. Cela aussi aurait été un bon thème pour Kairos, mais il ne s’en est pas saisi. Et, s’il la fait, je ne m’en suis guère aperçu car j’ai assez rapidement arrêté de lire Kairos dont la couverture de la crise sanitaire m’écœurait…

Pour Benjamin Vandevandel, détaché pédagogique aux Jeunes FGTB, la télévision de service public devrait repenser ses JT, et la presse écrite diversifier ses informations et ses approches.
Pour Benjamin Vandevandel, détaché pédagogique aux Jeunes FGTB, la télévision de service public devrait repenser ses JT, et la presse écrite diversifier ses informations et ses approches.

Quelques bons articles, qui passent inaperçus, et qui deviennent « inaudibles » étant donné le virage rédactionnel de Kairos et ses accointances avec l’extrême droite : cela doit être compliqué pour les rédacteurs de qualité de continuer d’alimenter le journal…

B.V. : Des gens de qualité sont déjà partis, et d’autres suivront, j’en fais le pari. Quand tous les dégoûtés auront quitté le navire, ne resteront plus que les dégoûtants…

Revenons au qualificatif « complotiste » : n’a-t-on pas vite fait de qualifier de la sorte tous ceux qui défendent d’autres thèses que celles qui dominent ?

B.V. : Bruno et moi, on n’aime pas fort ce terme, car il crée la confusion. Des « vrais » complotistes, il y en a peu, et ceux qui le sont en tirent intérêt. En revanche, il y a beaucoup de gens qui tiennent des propos complotistes, de bonne foi. Personnellement, j’ai rencontré pas mal de gens sympas lorsque j’ai infiltré certains groupes complotistes pour en apprendre davantage sur le sujet dans le cadre de mes recherches et de mes formations. Ces gens cherchent des réponses, s’informent sur le Net, tombent sur une vidéo ou un article développant une théorie « alternative » qui les interpelle, cliquent sur d’autres liens et finissent par tourner en boucle dans la sphère complotiste. Et comme la crise Covid a entraîné une grave crise de confiance dans les institutions, et que la presse mainstream pèche parfois par trop d’unanimisme et de proximité avec le pouvoir, ils finissent par se convaincre qu’« on » leur cache des choses.

B.P. : Les complots, ça existe : la CIA pendant la guerre froide a fomenté de nombreux coups d’Etat, pour ne prendre qu’un exemple. Mais cela ne veut pas dire que tout n’est que complot. La position, face au complotisme, est souvent celle-ci : soit on clame avoir dégoté un « vrai complot », mais sans expliquer la méthodologie de recherche et sans sources variées et légitimes, soit on hurle à la fake news ou au complot dès qu’une info « dissidente » apparaît. Les deux attitudes sont évidemment dommageables : la vérité se niche souvent dans une zone grise et, pour l’exhumer, il faut des sources fiables et une méthodologie de recherche rigoureuse.

« Moi qui appréciais Kairos pour son analyse des dynamiques écosystémiques et ses engagements radicaux concernant les enjeux écologiques, là, tout à coup, avec la crise Covid, il a complètement abandonné ces grilles d’analyse » (Bruno Poncelet)

A quoi, donc, reconnaît-on un média complotiste, et Kairos, lui, appartient-il vraiment à cette catégorie ?

B.V. : On le reconnaît à ce que tout est expliqué à l’aune d’un complot : les gouvernants prévoient de pérenniser le pass sanitaire dans un but de contrôle, le masque est imposé dans le but inavoué de museler la population, les confinements sont imposés pour provoquer la crise et imposer une autre société, etc. Les témoignages que ces médias diffusent sont à sens unique, et ils assènent une vérité non sourcée – quand il y a des sources, et elles sont parfois nombreuses en apparence, elles renvoient souvent l’une à l’autre, et on retrouve cet effet de bulle présent sur les réseaux sociaux. Donc, oui, de toute évidence, Kairos appartient à cette catégorie, en tout cas depuis la crise sanitaire.

B.P. : Etant donné que j’ai vite arrêté de lire Kairos durant la crise sanitaire, j’aurais du mal à dire jusqu’à quel point il est complotiste ou pas. Je suis persuadé qu’il existe encore des articles de qualité dans ce journal. Mais, en optant pour une vision du monde eugéniste et des accusations paranoïaques à l’encontre du monde politique, Kairos est assurément tombé dans une vision complotiste du monde (et cela me chagrine).

Vous qui travaillez dans le secteur de l’Education permanente, quels ingrédients estimez-vous indispensables pour gagner la lutte contre le complotisme ?

B.V. : J’en vois quatre. Un : un financement beaucoup plus massif de l’enseignement, et la valorisation des enseignants. La plupart des grosses fake news sont diffusées à partir des Etats-Unis, pays où l’enseignement public est tragiquement sous-financé, où l’esprit critique fait défaut, et où certaines chaînes de télé ultra-conservatrices abreuvent les citoyens peu éduqués de délires complotistes. Un enseignement de qualité est donc LA priorité. Deux : une remise en question du traitement médiatique : la télévision de service public devrait repenser ses JT, et la presse écrite diversifier ses informations et ses approches, surtout sur les sites internet des journaux, où les mêmes infos tournent en boucle. Trois : il faut encourager les loisirs « utiles », les lieux d’éducation populaire telles que les maisons de jeunes. Avant, les Maisons du peuple fédéraient, créaient du lien, favorisaient le débat. Aujourd’hui, jeunes et vieux sont souvent seuls devant leur ordinateur. Quatre : le monde politique devrait se modifier radicalement. Loin de moi l’idée qu’ils sont « tous pourris », mais ces têtes de listes indéboulonnables et carriéristes, ça ne va pas, c’est la porte ouverte au populisme. A titre personnel, je suis favorable à un système à la nordique : deux mandats maximum, et un salaire comparable au salaire moyen. Il faut que les politiques vivent dans le même monde que ceux qu’ils dirigent.

B.P. : J’applaudis à ce que dit Benjamin, et j’ajouterais juste le point suivant : l’enfumage, le copinage, ça existe. La stratégie des empires marchands, qui consiste à « réseauter » les mondes scientifique et politique pour innocenter des produits toxiques et obtenir des législations favorables à leurs intérêts financiers, est très puissante, et ils s’unissent volontiers pour museler les voix qui dérangent. Il faut inlassablement dénoncer ces complots-là – car ce sont des complots -, sinon ils corrodent insidieusement la démocratie. Si les politiques et les scientifiques ne résistent pas à cela, et si les journalistes ne le dénoncent pas, les gens se disent à raison qu’on leur cache des choses, mais c’est à l’aveugle et sans preuves qu’ils cherchent des conjurateurs, et c’est là que le complotisme bête et méchant gagne…

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