La dérive de Kairos

Kairos, le journal dont le rédac chef est le héros

Gérald Hanotiaux est notre collègue journaliste à Ensemble ! Il a collaboré à Kairos et a fait partie de son Conseil d’administration. Lui qui pensait s’engager dans un projet médiatique alternatif intéressant et collectif a dû déchanter. Témoignage.

Gérald Hanotiaux, ancien collaborateur de Kairos : « Penasse est-il réellement ‘‘complotiste’’ ? je dirais plutôt qu’il est terriblement médiocre sur le plan journalistique… »
Gérald Hanotiaux, ancien collaborateur de Kairos : « Penasse est-il réellement ‘‘complotiste’’ ? je dirais plutôt qu’il est terriblement médiocre sur le plan journalistique… »

Ensemble !: Tu as contribué à Kairos en tant que journaliste, et tu as même fait partie du Conseil d’administration de l’ASBL, de début 2015 à début 2017 : qu’est-ce qui t’attirait alors dans ce journal et l’association ?

Gérald Hanotiaux : L’émergence, en 2012, de ce nouveau projet de presse alternatif, critique, m’avait intéressé, et les premiers numéros m’avaient semblé aller dans le bon sens, politiquement parlant. J’aimais aussi beaucoup l’identité graphique, signée par Pierre Lecrenier, dessinateur, graphiste et metteur en page. J’avais rencontré Jean-Baptiste Godinot, le co-rédacteur en chef de l’époque, dans le cadre d’un colloque sur la publicité sexiste et, dans les débuts de Kairos, il m’a demandé de collaborer à un dossier sur la pollution électromagnétique. J’ai accepté, et le dossier est paru dans le numéro 5 du journal, au début de l’année 2013.J’ai ensuite continué à publier des articles dans les pages du journal.

Au début 2015, Alexandre Penasse m’a demandé d’intégrer le Conseil d’administration (CA), ce à quoi je ne m’attendais pas (je n’avais rien sollicité). J’ai accepté tout en précisant ne pas pouvoir faire du temps plein pour son ASBL. J’imaginais, en effet, que ma présence à des réunions – CA et AG de l’ASBL, comité de rédaction, etc. – allait être requise…

Et ta présence à des réunions a-t-elle été souvent requise ?

Très vite après avoir commencé à collaborer au bimestriel, le mode de fonctionnement du journal m’a étonné : pour moi, un projet de presse alternatif, et une ASBL, c’est censé travailler en mode collaboratif. Ce n’était pas vraiment le cas : les contacts avec le rédacteur en chef se résumaient quasiment à des échanges de mails. Or moi j’aime bien savoir avec qui, et pour qui je travaille, même en tant que bénévole (toute l’équipe était bénévole), donc je suggérais la tenue de réunions. Alexandre Penasse en a convoquée quelques-unes, qu’il baptisait « AG » (NDLR : pour Assemblée générale), alors qu’il s’agissait en fait d’une réunion de rédaction : là j’ai compris qu’il ne connaissait rien du fonctionnement d’une ASBL… Lorsque je suis devenu membre du CA, les réunions se sont faites encore plus rares. Un jour, fin 2015, j’ai suggéré l’organisation d’une « vraie » AG, car je trouvais intéressant de rencontrer tous les bénévoles, rédacteurs, mais aussi dessinateurs, graphistes, etc. Devant le nombre des gens à inviter, il a eu cette remarque : « N’élargissons pas trop, car il faut se méfier des emmerdeurs ». Telle semblait être sa vision de l’association : en réunissant les gens, on risquait les emmerdes… Il ne s’agissait pourtant que de personnes impliquées déjà dans la vie du journal ! L’AG a quand même été organisée, mais par la suite les réunions se sont faites de plus en plus rares.

Kairos est « contre ». Si le gouvernement n’avait pas pris de mesures sanitaires, il l’aurait épinglé comme « criminel ».
Kairos est « contre ». Si le gouvernement n’avait pas pris de mesures sanitaires, il l’aurait épinglé comme « criminel ».

A l’époque, le journal vivait uniquement des dons des lecteurs ?

L’appel à dons du début a permis la sortie des deux premiers numéros. Ensuite, les abonnements et les ventes au numéro ont assuré l’équilibre budgétaire, numéro après numéro. Certains périodiques alternatifs bénéficiaient alors des aides à la presse, mais Penasse ne voulait pas en entendre parler. Un jour, nous participions tous les deux à une rencontre sur la presse alternative au Brass, le centre culturel de Forest, moi en tant que journaliste salarié à Ensemble ! (j’y travaille comme salarié mi-temps depuis 2014), lui en tant que rédac’ chef de Kairos. On nous a interrogés sur les rentrées financières de nos journaux. J’ai donc évoqué les subsides que nous touchions, à Ensemble !, pour nos missions d’Education permanente. Penasse, lui, clamera « A Kairos, les subsides, on n’en veut pas : on veut garder notre liberté ! ».

Pourtant, de 2015 à 2021, Kairos a bien bénéficié des aides à la presse périodique…

Oui, peu après cette rencontre sur le thème de la presse alternative, j’ai appris que Penasse avait introduit une demande d’aides à la presse périodique ! Il a rédigé le dossier et, lorsque les aides à la presse sont arrivées, il a fallu justifier les montants. Il a envoyé par mail des projets de dépenses, par exemple 2.600 euros pour une campagne d’affichage dans le métro : lui qui disait honnir les boites de pub ! Cela semblait disproportionné comme campagne, mais soit… D’autres achats ont à peine été évoqué par mail, pour ensuite être effectués avant toute discussion en réunion. Ces sommes n’auraient-elles pas pu être consacrées, par exemple, à dédommager les illustrateurs, qui avaient effectué, bénévolement, un travail remarquable qui a contribué à asseoir l’image du journal ? Durant l’année 2016, les réunions ont été quasi inexistantes et d’autres dépenses ont été imaginées par Penasse, sans aucune discussion en CA. Un exemple qui est tout sauf un détail, en fin d’année j’ai appris que Penasse s’était alloué un salaire grâce à ces subsides : alors que je faisais partie du CA, je n’en avais jamais entendu parler ! Devant mon étonnement, il a juste prononcé ces mots : « Les comptes vont être rendus transparents. » Durant mon passage à Kairos, même s’ils semblaient être tenus en bonne et due forme par un comptable qui ne participait pas aux réunions, je ne les ai jamais vus.

Et, à partir de cette époque, Kairos vit de grosses turbulences internes…

Les aides à la presse ont également permis de louer un local à Saint-Gilles (Bruxelles), dans lequel cohabitaient le plus souvent Alexandre Penasse et Pierre Lecrenier, le graphiste. A la fin de l’année 2016, l’ambiance dans ce bureau était devenue intenable (Pierre Lecrenier est d’ailleurs parti peu après) : à chaque bouclage, il y avait conflit, dans lequel Penasse avait des comportements autoritaires insupportables. Après un Xième conflit avec le graphiste, les réunions ont subitement fait leur réapparition. On y a vu apparaître une personne qui n’avait jamais assisté à nos réunions jusque- là : sans doute le rédac’ chef éprouvait-il le besoin de s’adjoindre un « soutien » en cette période tendue… Et c’est là que j’ai réalisé que ce journal partait véritablement en vrille.

« Les ennemis de mes ennemis sont mes amis » : tel est le coeur de la pensée penassienne. Du coup, les pires dictateurs, tel Bachar al-Assad, deviennent fréquentables.
« Les ennemis de mes ennemis sont mes amis » : tel est le coeur de la pensée penassienne. Du coup, les pires dictateurs, tel Bachar al-Assad, deviennent fréquentables.

Et en quoi Kairos part-il en vrille, comme tu dis ? Sur le plan organisationnel, ou également éditorial ?

Au niveau organisationnel, c’était déjà l’incurie depuis longtemps. Mais j’ai réalisé que la ligne éditoriale de Penasse, elle aussi, posait vraiment problème. Je me souviens d’une réunion où il nous parle d’une vidéo YouTube consacrée aux femmes syriennes, qu’il veut relayer dans la lettre d’info. Cette vidéo faisait la propagande de Bachar al-Assad ! En cliquant sur le lien de la vidéo, je suis remonté à la source qui l’avait émise : il s’agissait de TV Liberté, un site d’extrême droite ! Finalement, il ne l’a pas diffusée, mais il râlait de ne pouvoir le faire : « Ah, cette manie de toujours s’attarder sur qui parle plutôt que sur ce qui est dit… », a-t-il lâché. J’étais abasourdi. Lors d’une réunion, devant mes arguments il criera « Bachar n’est pas un tyran ! » Comment dire… ? Il en était au stade de désigner le dictateur par son prénom…

Au niveau organisationnel, c’était déjà l’incurie depuis longtemps. Mais j’ai réalisé que la ligne éditoriale de Penasse, elle aussi, posait vraiment problème 

Peu après, c’est une vidéo du médecin Nabil Antaki, syrien dirigeant la congrégation chrétienne des maristes bleus d’Alep qui est diffusée via la newsletter de Kairos et placée sur le site. Encore quelqu’un qui n’émet aucune critique vis-à-vis du régime d’al-Assad, que du contraire… Je retrouverai le même médecin, interrogé plus ou moins de la même manière dans une vidéo d’Alain Soral, c’est dire… Au sujet des accusations d’Amnesty International contre le régime syrien, concernant des milliers d’opposants pendus dans une prison près de Damas, il me répondra « Encore des inepties de gauchiste bien-pensant. » Il relaie aussi complaisamment la prose de Michel Ségal, qui défend Poutine et collabore également au site d’extrême droite Riposte laïque. Bref…

Après les attentats à Charlie Hebdo, en 2015, Penasse a envoyé une lettre d’info dans laquelle il avait inclus un lien renvoyant vers la thèse d’un complot, agrémenté de photos d’une voiture dont la couleur des rétroviseurs aurait été la preuve de l’existence d’exécutants secrets du carnage… La source de ce « document » ? Russia Today, la télévision de propagande du régime russe. Lui qui ne cesse de dénoncer les médias mainstream comme étant les suppôts du pouvoir tire ses sources d’un autre média de propagande… En réalité, la base de sa pensée semble être « l’ennemi de mon ennemi est mon ami » : son ennemi, ce sont les institutions belges et européennes, les médias « traditionnels » et, bien sûr, les Etats-Unis. Il est donc prêt à diffuser et à donner du crédit à tous ceux qui s’inscrivent contre ces mêmes ennemis.Entre les deux, il n’y a de place pour rien. J’avais essayé d’évoquer ces faits, le manque de sérieux et le risque manifeste pour la crédibilité du projet, mais c’était impossible, il balayait toute critique dans un accès autoritaire… Je n’aurais pas dû laisser passer ce premier accroc, qui pouvait encore alors paraître comme une note discordante dans un projet allant globalement dans le bon sens…

Penasse est prêt à diffuser et à donner du crédit à tous ceux qui s’inscrivent contre les mêmes ennemis que lui.Entre les deux, il n’y a de place pour rien

En janvier 2017, tu as démissionné du CA de Kairos

Oui, il m’est apparu que la « vision » de Penasse, ainsi que son comportement, discréditaient totalement le projet du journal alternatif Kairos. Selon moi, les lecteurs, les illustrateurs, les rédacteurs, tout le monde a été trompé. Et, bien sûr, les administrateurs de l’ASBL, en tout cas moi. Je m’étonne du fait que certains collaborateurs continuent d’apporter leur pierre à l’édifice, à moins de ne pas avoir internet, il est impossible d’ignorer les dérives de Kairos. En ce qui concerne les autres membres du CA, il s’agissait de sa femme et d’un ami d’enfance.

Après ta démission en 2017, as-tu continué de jeter un œil sur le contenu du bimestriel ?

Je n’ai absolument plus suivi l’évolution du fonctionnement interne mais en revanche, j’ai continué à m’intéresser – de loin en loin – au contenu. Et je ne me suis pas ennuyé. Je pense par exemple à cet article intitulé « La différenciation sexuelle comme fondement », signé Penasse, paru en octobre 2018 et republié en 2020 sur le site internet de Kairos. Un ramassis de thèses réactionnaires sur la place du père en danger dans notre société à cause du capitalisme et des personnes transgenres. Utiliser l’idéologie de la décroissance pour rejeter la transexualité, il fallait y penser. Je me suis demandé, édifié, si j’avais collaboré dans le passé à un équivalent belge de la Manif pour tous ! (NDLR : un collectif d’associations luttant contre le mariage et l’adoption des personnes de même sexe…)

Et puis est arrivée la crise sanitaire…

Et là, ça a été un vrai festival : Penasse s’est trouvé un rôle de messie et de héros du journalisme libre – c’est-à-dire libre de raconter n’importe quoi. Le mot « ultracrépidarianisme » a été élu mot de l’année 2021 : « comportement qui consiste à donner son avis sur des sujets à propos desquels on n’a pas de compétence », explique Le Larousse. Il est taillé sur mesure pour Penasse : il est de toutes les manifs, passe son temps à se filmer en train d’ânonner des bêtises qu’il lit sur un prompteur, comme au JT – mais il les lit mal -, à animer des « conférences » avec des « experts dissidents », armé de ses petites fiches au logo de Kairos. On a l’impression qu’il joue au journaliste, comme on jouait, petits, à la dînette… Le délire mégalomaniaque est manifeste. Un jour il interpellait les lecteurs en leur demandant « Imaginez la crise sanitaire sans que Kairos soit là », hé bien personnellement j’aurais beaucoup moins ri ! Pourtant il critique régulièrement la « société du spectacle » et il ne fait que ça

… En fait, rien ne tient la route. Il a ici trouvé un fonds de commerce, qu’il exploitera jusqu’à l’os. Mais pas d’illusion, si le gouvernement n’avait pas imposé de mesures sanitaires, il aurait dénoncé avec la même virulence ce positionnement, qu’il aurait accusé de criminel. Juste être contre, sans aucune place pour la réflexion, l’argumentation, la nuance, rien.

Des événements du passé me font dire qu’il a toujours voulu être blacklisté. Il l’est enfin, mais il est blacklisté pour médiocrité journalistique. Même si dans son esprit, il semble penser qu’il l’est en raison du fait qu’il est le seul à « révéler la vérité ».

Nous avons demandé à Alexandre Penasse de réagir aux reproches factuels contenus dans cet article ; il n’a pas voulu y répondre (lire l’article Ces questions auxquelles Alexandre Penasse n’a pas répondu). Il a conclu sa non-réponse en ces termes : « La bave du crapaud n’atteint pas la blanche colombe. Continuez vos commérages et tendez l’oreille à cet individu malsain bon pour la psychiatrie qu’est cet ancien de notre CA. Nous avons d’autres choses à faire. » Des propos calomnieux d’une rare élégance. Notons que c’est lui qui nous menace préventivement d’un procès…

Qualifierais-tu Kairos de complotiste ?

Je me méfie de ce mot, qui est souvent brandi par les tenants de l’idéologie dominante pour disqualifier les avis contraires et les critiques émises. Je dirais qu’en tout cas, Kairos cède aux délires complotistes de ceux qui ciblent les mêmes ennemis que lui. Penasse est-il pour autant réellement « complotiste » ? Je dirais qu’il est tout simplement médiocre d’un point de vue journalistique : il n’agit qu’en fonction de son ego démesuré. Il surfe sur les événements et dit ce que certains veulent entendre, sans aucun scrupule ni questionnement…

Rétroactivement, quel est ton sentiment quand tu penses à ton aventure à Kairos ?

J’ai un énorme sentiment de gâchis : tout était là pour avoir un bel outil de contre-information, fabriqué par des gens intéressants… Aujourd’hui, tout est fichu. Au départ j’ai répondu à leur sollicitation et ai participé à Kairos dans l’idée de faire avancer un projet collectif de presse alternative. En le quittant, j’avais compris avoir passé des heures à contribuer, qui plus est bénévolement, au projet personnel d’Alexandre Penasse. C’est extrêmement désagréable comme sentiment.

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