chasse aux chômeurs
Limitation à deux ans : le compte est-il bon ?
Il est bien sûr impossible de quantifier une mesure qui n’est encore qu’en projet. Il importe cependant d’analyser d’ores et déjà en détail qui pourrait être concerné. D’autant plus quand il y a des indices…
Les chômeurs font l’objet de stigmatisations de toutes sortes et ce depuis toujours. (1) La lente construction de la Sécurité sociale, qui a « abouti » fin 1944 aux principes du système actuel, a longtemps buté sur la question du chômage. Autant on a du respect pour celui qui, ayant travaillé toute sa vie, bénéficie pour ses vieux jours d’une pension de retraite, autant on a de la compassion pour la personne frappée par un cancer qui, n’étant pas en état de travailler, va être indemnisée par la mutuelle, autant « payer quelqu’un à ne rien faire » alors qu’il est « dans la force de l’âge » a toujours suscité réprobations et remises en cause. Ce qui questionne évidemment le déni de la responsabilité du capitalisme dans l’existence du chômage, mais ce n’est pas la question ici. (2)
Des chômeurs disponibles
Dans le système belge d’assurance chômage, cette marque au fer rouge (on a envie d’écrire bleu) est d’autant moins compréhensible que l’indemnisation ne concerne que les sans-emploi qui le sont involontairement (critère sévèrement contrôlé par l’ONEm par exemple en cas d’abondon « volontaire » de son emploi voire de responsabilité dans son licenciement) et qui le demeurent tout aussi involontairement, selon des processus de contrôle qui ont toujours existé et qui sont devenus particulièrement violents et injustes il y a vingt ans avec l’activation du comportement de recherche d’emploi (qui a renversé la charge de la preuve de la disponibilité à l’emploi). Autrement dit, les chômeurs complets indemnisés demandeurs d’emploi (CCI DE) depuis plus de deux ans potentiellement visés par la limitation dans le temps de leur droit ont rempli les conditions d’octroi au début de leur chômage et celles de maintien pendant la période suivante. La durée de leur chômage ne leur est donc pas imputable, elle est liée à l’absence, au manque d’emplois ou, au minimum, à l’absence, au manque d’emplois leur correspondant. Et si des politiques veulent critiquer les modalités du contrôle, comme nous le faisons depuis vingt ans, ils doivent s’en prendre à eux-mêmes et pas aux sans-emploi qui respectent les règles, fussent-elles absurdes.
On vise qui en fait ?
Cette mise en perspective est nécessaire pour comprendre deux choses : 1) pourquoi presque tous les gouvernements s’attaquent à l’assurance chômage au point d’en avoir fait un dispositif illisible à force de changements constants, l’un suivant l’autre le plus souvent avant que le précédent n’ait été évalué 2) pourquoi les politiques, les observateurs, les citoyens et parfois les chômeurs eux-mêmes en viennent à distinguer des « classes » différentes de chômeurs : les « bons » et les « mauvais », les « vrais » et les « faux », les « dignes » et les « indignes », etc.
Aujourd’hui qu’une nouvelle attaque, sans conteste la plus violente jamais envisagée, est en discussion, on voit bien que le périmètre de la mesure, comme toujours (à défaut de se sentir en position de force pour la rejeter purement et simplement), s’envisage, comme « moindre mal », en espérant exonérer telle ou telle catégorie de l’exclusion programmée. On le remarque clairement dans les différentes notes produites par les acteurs du secteur (syndicats, partis, fédérations de CPAS, etc.) ou observateurs. (3) Personne ne prend exactement les mêmes indicateurs, mais, in fine, la conclusion est la même : il s’agirait d’une catastrophe sans nom. On suppose que les sans-emploi concernés seraient les chômeurs complets indemnisés demandeurs d’emploi (CCI DE) mais précisons bien que ce n’est qu’une supposition. La super note (4) dit simplement (ici pour la version d’août, ici pour celle d’octobre) : « La durée des allocations de chômage est limitée à un maximum de 2 ans. ». (Lire ici notre analyse de cette note.) On parle bien d’un maximum de deux ans. Juste au-dessus, on peut lire « la durée de perception des allocations de chômage dépend du nombre d’années travaillées auparavant ». On peut donc imaginer que certains n’auraient même pas droit à ces deux ans. Par ailleurs, l’absence de précisions sur les catégories exactes pourrait sous-entendre que tous les chômeurs de plus de deux ans seraient concernés.
Les NON demandeurs d’emploi
Il est à cet égard intéressant de noter qu’un certain nombre de chômeurs complets indemnisés (CCI) ne sont pas du tout comptabilisés dans les scénarios les plus courants parce qu’ils sont considérés, pour une période, comme NON demandeurs d’emploi (NDE). (Lire le tableau ci-dessous) En 2023, la moyenne de ces CCI NDE de plus de 2 ans était de 19.143, ce qui n’est pas négligeable. (5) A ce stade, rien ne garantit donc qu’ils ne seraient pas pris en compte dans une mesure de limitation dans le temps. On peut supposer que seuls les demandeurs d’emploi seront concernés, mais rien ne l’indique formellement. Il y a même dans la super note un indice qui va en sens inverse pour la majorité (56,75 %) de ces CCI NDE. Il s’agit des personnes qui ont obtenu une dispense d’inscription comme demandeur d’emploi de la part de l’organisme régional (Forem, Actiris, VDAB) pour reprise d’études ou formation (professionnelle ou non). La super note apporte (ici pour la version d’août, ici pour celle d’octobre) une précision qui concerne ceux qui se forment : « Si un chômeur ayant droit à des allocations est encore inscrit dans un parcours le menant à un emploi en pénurie à l’expiration des deux ans, le service régional de l’emploi peut prolonger la période d’indemnisation de six mois au maximum afin que le parcours convenu puisse être mené à bien ». Or, un peu moins de la moitié seulement de ces dispenses concerne des formations menant à un emploi en pénurie. La version d’octobre de la note élargit la période à « deux fois six mois au maximum ». C’est moins pire mais, qu’il s’agisse de formation ou a fortiori d’études, une prolongation de maximum une ou deux fois six mois risque bien d’être insuffisante ! D’autant que rien ne garantit qu’un employeur les engage au terme de la formation. Il semble aussi paradoxal de répéter que le manque de qualifications serait une cause principale du chômage et d’exclure des sans-emploi qui se forment…
Nous reviendrons plus loin sur les chômeurs âgés et avec complément d’entreprise qui sont demandeurs d’emploi. Mais il y a aussi un tiers des CCI NDE qui ont le même statut. On verra plus loin que la super note ne veut, et encore à contrecœur, exempter que les plus âgés d’entre ceux qui sont demandeurs d’emploi. Les NDE seront-ils tous exonérés ou subiront-ils la même règle que les DE ? La dispense pour aidant proche a elle été quasi réduite à néant depuis le gouvernement Michel. S’agissant des ALE et agents de prévention et de sécurité, la super note ne prévoit pas de les exonérer, mais qui rendrait les services qu’ils assument si on les excluait ? Ces catégories se pensent en général prémunies, alors que rien ne le garantit. L’élément marquant est qu’ils ne se vivent pas comme des inactifs… puisqu’ils sont actifs. Mais, si chaque catégorie regarde l’herbe dans son pré, l’analyste est obligé de dire aux sans-emploi actifs que tout le monde ne les considère pas comme tels…
Les temps partiels
Quid des personnes qui travaillent à temps partiel ? La catégorie des travailleurs à temps partiel dits involontaires est celle des chômeurs (on va continuer au féminin car il s’agit pour presque trois-quarts des femmes) qui trouvent un emploi à temps partiel tout en restant disponibles pour un emploi temps plein, ce qui leur permet de garder leur droit au chômage complet en cas de perte d’emploi (c’est ce qu’on appelle le « maintien de droits »). Elles restent donc demandeuses d’emploi mais ne sont curieusement pas reprises dans cette catégorie statistique. En fonction de leur nombre d’heures de travail et de la hauteur de leur salaire, elles peuvent recevoir un complément chômage, dit allocation de garantie de revenus (AGR)qui, ajouté au salaire à temps partiel, permet de rendre l’emploi « attractif ». Ce sont les TTPMD AGR (travailleurs à temps partiel avec maintien de droits et allocation de garantie de revenus). Sans doute ces catégories seront-elles exonérées, au moins dans un premier temps. Notons tout de même que la « super note » de Bart De Wever indique (ici pour la version d’août, ici pour celle d’octobre) à propos justement des exonérations appliquées à la précédente grande mesure de fin de droit (en 2012) et quasi dans les mêmes termes : « L’allocation d’insertion est désormais soumise à la même limitation de durée que l’allocation ordinaire. Les nombreuses exceptions sont supprimées comme, par exemple, l’exception pour les jeunes isolés, les jeunes chefs de ménage et autres catégories ‘privilégiées’) ». De quoi être inquiet puisque quand bien même une catégorie serait épargnée hic et nunc, rien ne dit que cet acquis subsistera dans le temps… Et même pour l’accord initial, la mesure pourrait viser davantage de personnes que celles retenues dans les scénarios qui circulent. En particulier si la note parle de supprimer les exceptions et que l’on sait que les TTPMD AGR allocataires d’insertion avaient été exonérées en partie en 2012, on peut se demander s’il en sera de même si la limitation à deux ans des allocations était entérinée. 64,08 % des TTPMD AGR le sont depuis deux ans ou plus et parmi eux ce sont à 74,24 % des femmes. Ce qui ferait 15.981 personnes concernées.
Les non comptés et les comptés ou pas
Dès lors, si l’on additionne les CCI NDE de plus de 2 ans (19.143) et les TTPMD AGR de plus de 2 ans (15.981) qui jusqu’ici n’apparaissent dans aucune statistique, cela ferait un total de 35.124, ignoré pour l’instant, susceptible de gonfler le nombre de 141.238 CCI DE que nous avons initialement pris en compte. Mais, nous dira-t-on, qui dit que tous les 141.238 CCI DE seraient pris en compte ? (Lire le tableau) Si on ajoute des concernés, on peut aussi en retrancher. Très vite, par exemple, la question des chômeurs qui travaillent est venue dans le vif du débat. La FGTB l’évoquait déjà l’an dernier (6) et Philippe Defeyt a creusé la question (Lire ici) : beaucoup de chômeurs dits de longue durée ont travaillé depuis le passage du cap de deux ans de chômage, certains de manière intensive. Or, tant qu’un chômeur n’est pas resté durant trois mois complets sans percevoir d’allocation, le « compteur » de sa durée de chômage continue à tourner, souvent à son insu. Si la limitation à deux ans du droit aux allocations est décidée, peut-être qu’une négociation se nouera pour en exonérer celles et ceux qui auront travaillé X jours, avec tous les effets de seuil que cela implique. Et sans garantir que cela sera durable. C’est notamment ce qui avait été fait pour la limitation à trois ans des allocations d’insertion via des arrêtés royaux « correctifs » mais, comme rappelé plus haut, la super note disait justement : « Les nombreuses exceptions sont supprimées » donc on imagine également celles concernant les personnes qui travaillent qui seraient les « autres catégories ‘privilégiées’ »…
Les minoritaires
Les autres CCI DE sont encore moins à l’abri. Certes ils sont minoritaires. Sans compter le fait qu’ils auraient ou non travaillé dans tel délai un nombre à définir de jours, les CCI DE après emploi à temps plein font le gros du contingent (80,32 %) complétés par ceux après études (6,35 %), soit pour les deux groupes en moyenne 122.410 personnes. Ce sont les deux groupes repris dans la note de Philippe Defeyt, à une autre date (situation en avril 2024). Minoritaires, les autres groupes représentent quand même en moyenne près de vingt mille individus, et sans doute en vrai bien davantage étant donné que, dans certaines de ces catégories, la réalité du nombre de personnes concernées est bien plus élevée que la moyenne. (Lire à ce propos les précisions sur la méthodologie )
On voit mal dans ce contexte sur quelle base les 6.755 CCI DE (moyenne 2023) qui reçoivent des demi-allocations après prestations de travail à temps partiel pourraient échapper au couperet. Il y avait également en 2023 en moyenne 5.245 CCI DE touchant un chômage avec complément d’entreprise (ex prépension) tout en devant rester disponibles sur le marché de l’emploi jusqu’à 65 ans (les dispensés sont eux repris dans le tableau). La super note (ici pour la version d’août, ici pour celle d’octobre) précise que « Cette limitation des allocations dans le temps ne s’applique pas aux demandeurs d’emploi âgés qui sont à moins de cinq ans de la date la plus proche possible de leur départ à la retraite, bien que ces demandeurs d’emploi soient également censés rester disponibles pour un nouvel emploi jusqu’à cette date. ». On imagine que cette exception (pourtant légère puisqu’elle ne concernerait pas les moins de 60 ans) ne fait pas plaisir aux partis flamands, très soucieux d’activer les chômeurs âgés, considérés comme un vivier de main-d’œuvre. On ne s’étonnera donc pas que la version d’octobre de la super note limite cette échappatoire en ajoutant : « La période d’exemption de 5 ans est réduite progressivement de 6 mois chaque année »… Il est donc hasardeux d’ôter tous les plus de 55 ans du calcul, comme le font plusieurs scénarios.
Viennent ensuite les 5.005 CCI DE travailleurs des arts (moyenne 2023 qui concernerait bien plus d’individus). La super note version août ne les avait pas oubliés et s’attaquait même de front au « statut d’intermittent » : « [La disponibilité pour un emploi approprié, le nombre de jours de travail requis et le montant de l’allocation pour les artistes seront harmonisés avec les critères applicables aux autres bénéficiaires d’allocations de chômage.] » Alors certes Maxime Prévot, président des Engagés, au moment de la démission du formateur, a sorti le 22 août un communiqué de presse affirmant notamment « un maintien du statut d’artiste qui était menacé de disparaître » mais, outre que rien ne dit que cet « acquis » le restera dans la suite des négociations (même si le point a disparu de la version d’octobre de la note), il semble surtout concerner l’aspect protection de l’intermittence (maintien en première période d’indemnisation) et ne garantit pas que la catégorie soit exonérée de la limitation à deux ans… (7) Enfin, il y a les 1.823 CCI DE (moyenne 2023) bénéficiant d’une allocation dite de sauvegarde, en raison d’une situation de santé qui ne justifie pas une prise en charge par la mutuelle tout en ne permettant pas une insertion immédiate dans l’emploi… Sans certitude, on peut présumer que c’est eux que vise la phrase de la super note (ici pour la version d’août, ici pour celle d’octobre) « Le groupe souffrant d’un handicap professionnel (reconnu) se voit proposer un emploi dans l’économie sociale (entreprises de travail adapté). ». (Lire l’article détaillé sur cette question.)
Des estimations hautes… potentiellement basses
La formule lapidaire de la super note « La durée des allocations de chômage est limitée à un maximum de 2 ans » cache donc une situation bien plus complexe qu’on ne pourrait le croire. C’est pourquoi, tout en étant fermes sur notre refus pur et simple d’une telle mesure, il nous semblait important de conscientiser sur les groupes précis qui pourraient être visés. Dès fin juillet, Bruno Van der Linden, professeur émérite à l’UCLouvain (IRES/LIDAM) titrait sa contribution à la rubrique « Opinions » de La Libre « Fin de droit aux allocations de chômage : attention à la mise en œuvre ! ». Dans les programmes électoraux, cette mesure faisait l’objet de déclinaisons variées selon les partis. Aucune de ces « nuances » de l’exclusion n’était admissible. Mais force est de constater que la négociation estivale s’est faite sur les modalités les plus dures de toutes ! Et que, en réalité, les scénarios qui présentent des estimations dites hautes de la catastrophe annoncée la minimisent en réalité… C’est à la fois l’ambition et le dérisoire de cet article : qu’il s’agisse de 100.000 ou de près de 200.000, qu’importe finalement. Même la version la plus « soft » de cette mesure ignoble, de cette chasse aux chômeurs version 3, ferait à elle seule plus de victimes que les deux précédentes…
- Par Yves Martens (CSCE)
(1) Lire, entre autres, « Le chômeur suspect. Histoire d’une stigmatisation », sous la direction de Florence Loriaux, Bruxelles, CARHOP-CRISP, 284 p. 2015.
(2) Lire à ce propos les nombreux écrits sur le NAIRU : taux de chômage n’accélérant pas l’inflation (en anglais Non-Accelerating Inflation Rate of Unemployment ou NAIRU), indicateur économique qui mesure approximativement le taux de chômage qui serait compatible avec un taux d’inflation stable. Autrement dit, le taux de chômage nécessaire au capitalisme pour maîtriser les prix et, surtout, les salaires… La façon dont les patrons utilisent les travailleurs comme variable d’ajustement au bénéfice des actionnaires est malheureusement bien connue, maints exemples industriels l’ont prouvé comme encore actuellement la situation d’Audi à Forest…
(3) Voir par exemple, UVCW, Fédération des CPAS, Lettre à Monsieur Bart De Wever, Formateur, 24.09.24 (dispo sur uvcw.be).
(5) Notons que les statistiques interactives disponibles sur le site de l’ONEm ne renseignent que 7.299 de ces 19.143 CCI NDE. C’est en constatant l’absence notamment des dispenses pour formation et reprises d’études que nous avons pris contact avec le service statistiques de l’ONEm qui nous a communiqué les données demandées mi-septembre. Bien nous en a pris : ces dispenses forment 56,75 % de l’ensemble !
(7) Pour une réflexion plus large sur cette question, lire « Travailleurs et travailleuses des arts, la réforme de l’assurance chômage est l’affaire de tous et toutes ! », article d’Anne-Catherine Lacroix, au nom de l’équipe de Dockers asbl, publié sur leur site, août 2024.