chasse aux chômeurs

Couper les allocations de chômage : qui et combien ?

141.238 ménages frappés en cas de limitation à deux ans. La région bruxelloise quatre fois plus durement touchée que la Flandre. Des communes pauvres mises en grande difficulté.

Pourcentage de CCI-DE + 2 ans par rapport à la population de 18 à 64 ans
Pourcentage de CCI-DE + 2 ans par rapport à la population de 18 à 64 ans

En décembre 2022 et en juillet 2023, nous avions déjà consacré deux dossiers aux projets de limitation dans le temps des allocations de chômage. (1) Ceux-ci utilisaient les données disponibles pour 2022. Sur la base de celles-ci, nous estimions à 155.000 le nombre de chômeur.euse.s actuellement indemnisé.e.s susceptibles d’être exclu.e.s en cas de limitation des allocations à maximum deux ans. Le présent article actualise notre analyse à partir des chiffres moyens de 2023, issus des statistiques interactives de l’ONEm. (Pour la méthodologie, lire l’encadré). Sur cette base, ce nombre de chômeurs serait de 141.238. D’autres études, des CPAS ou de la FGTB, se basent sur les chiffres de l’ONEm d’un mois particulier de 2024, ce qui donne lieu à une estimation légèrement différente. Cet article donne également plus de détails concernant les sous-catégories des chômeurs complets indemnisés (complément d’entreprise, travailleurs des arts, etc.) ainsi que leur répartition genrée, tout en reprenant les informations relatives à la répartition entre les régions. Sur le fond, l’évolution des chiffres et ces précisions ne modifient pas notre analyse de 2023. Il s’agit non seulement d’un projet de droite contre les pauvres et contre les salaires, mais également d’un projet séparatiste de casse de la solidarité fédérale, au détriment de l’ensemble des travailleur.euse.s et en particulier des Wallons et des Bruxellois.

Les CCI DE dans le détail

Avant les élections de juin, nous avions analysé les programmes des partis à l’aune de cette question. (2) Si l’idée de limitation était une constante, elle était déclinée de façon fort différente, du couperet pur et simple pour la N-VA ou le MR à une suppression en cas de refus d’emploi (notamment « de base », sans que ce concept soit bien défini) pour les Engagés ou Vooruit. Le changement de paradigme consistait en un ralliement de partis francophones (MR, Engagés) et de partis flamands moins à droite (CD&V, Vooruit) à cette idée, défendue depuis longtemps par l’extrême droite et par la droite flamande assumée (VB, N-VA, VLD). Certains plaidaient pour une durée maximale de trois ans, d’autres de deux années seulement. C’est cette dernière option qui a été retenue dans la « super note » de Bart De Wever, lors de sa première tentative de formation d’un gouvernement fédéral. (Lire l’article) Il est à noter qu’aucun programme, aucun débat n’a jusqu’ici défini précisément, techniquement, quels seraient les chômeurs visés par la mesure. La « super note » ne le fait pas non plus, mais parsème des indices que nous analysons plus loin. (Lire l’article)

Les Chômeurs complets indemnisés demandeurs d’emploi (CCI DE) depuis plus de deux ans constituent la principale catégorie de chômeurs potentiellement visés par la limitation dans le temps mais ce n’est pas la seule, loin de là. (3) Au sein même de la catégorie des CCI DE, il y a des sous-catégories dont la principale (80 %) sont les chômeurs « classiques », c’est-à-dire ceux admis au chômage après des prestations de travail à temps plein. (Pour l’explication de ces sous-catégories, lire l’encadré) Vu les débats sur la détermination du périmètre exact de la catégorie de chômeurs à laquelle serait appliquée une limitation de la durée d’indemnisation, il est intéressant de s’y plonger d’une façon plus détaillée que nous ne l’avions fait dans nos analyses précédentes. (Lire le tableau ci-dessous)

En 2023, les CCI DE depuis deux ans et plus étaient en moyenne 141.238, ce qui représente une baisse de 9,36 % par rapport à l’année précédente. Cela n’a rien d’étonnant, le chômage, y compris de longue durée, est fort influencé par des circonstances conjoncturelles. Et le niveau de chômage est historiquement bas pour l’instant. Nous ne sommes évidemment pas à l’abri d’une remontée en flèche du chômage, qui rendrait encore plus problématique la limitation de son indemnisation par la Sécurité sociale fédérale et le renvoi d’une grande partie d’entre eux vers les CPAS et la solidarité organisée au niveau communal. Ces chiffres reflètent donc une tendance du moment. Si une mesure de limitation devait être adoptée, les chiffres du moment où elle est fixée seraient également différents. À ce stade ce sont des différences à la marge. Dans tous les cas, cela concernerait plus de cent mille personnes, et sans doute plutôt près de cent cinquante mille, ce qui provoquerait une exclusion massive plus élevée à elle seule que les deux précédentes grandes mesures de fins de droit. L’activation du comportement de recherche d’emploi (2004) et la limitation à trois ans des allocations d’insertion (2012) ont en effet chacune généré plus de cinquante mille exclusions du droit au chômage.

1,05 % en Flandre, 2,77 % en Wallonie et 4,49 % à Bruxelle

Ces 141.238 fins de droit potentielles concerneraient d’abord la Wallonie (43,06 %), puis la Flandre (30,07 %) et enfin Bruxelles (26,44 %). Par rapport à la population des 18-64 ans, dite en état de travailler, et qu’on nommera « population d’âge actif » ci-après, l’ordre serait différent : 4,59 % en région de Bruxelles-Capitale, 2,77 % en Wallonie et 1,05 % en Flandre. (Lire la carte 1) En prenant ce même critère de la population active, les communes les plus touchées sont d’abord celles de la région de Bruxelles-Capitale : le top 13 comprend douze communes bruxelloises et Hastière comme exception wallonne. (Lire la carte 2) Viennent ainsi en tête Saint-Gilles (6,07 %), Molenbeek-Saint-Jean (6,05 %), Saint-Josse-Ten-Noode (5,87 %), Forest (5,72 %), Anderlecht (5,22 %), Bruxelles (5,22 %), Hastière (5,09 %), Berchem-Sainte-Agathe (5,01 %), Schaerbeek (4,89 %), Koekelberg (4,84 %), Ganshoren (4,68 %) et Jette (4,61 %). La suite du « Top 25 » concerne sans surprise des communes des anciens bassins industriels liégeois et hennuyer, ainsi que des communes de Bruxelles encore, qu’on imagine pourtant plus aisées  (Evere et surtout Watermael-Boitsfort) : Liège (4,59 %), Farciennes (4,44 %), Charleroi (4,39 %), Verviers (4,24 %), Quiévrain (4,14 %), Seraing (4,13 %), Evere (4,03 %), Watermael-Boitsfort (3,97 %), Châtelet 3,93 %, La Louvière (3,90 %), Dison (3,86 %), Herstal (3,86 %). Il s’agirait de la plus grande régression en matière de droits à l’assurance chômage en Belgique depuis le développement de la Sécurité sociale au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Le renvoi d’une partie des bénéficiaires vers les CPAS, organisés et en partie financés au niveau local, serait une catastrophe pour les communes pauvres et pour leur population. (Lire ici) .

Pourcentage de CCI-DE + 2 ans par rapport à la population de 18 à 64 ans - Les communes les plus touchées sont d'abord celles de la région de Bruxelles-capitale : le top 13 comprend 12 communes bruxelloises
Pourcentage de CCI-DE + 2 ans par rapport à la population de 18 à 64 ans - Les communes les plus touchées sont d'abord celles de la région de Bruxelles-capitale : le top 13 comprend 12 communes bruxelloises

Une coupe budgétaire géographiquement ciblée

Les CCI DE ne constituent qu’une part des bénéficiaires d’allocations de l’ONEm. Lorsque l’on examine l’ensemble des allocataires à charge de l’ONEm, les dépenses en faveur des CCI DE de deux ans et plus représentent un peu moins d’un tiers du total. Les dépenses totales sont pratiquement les mêmes dans les deux grandes régions du pays (certes pour une population active plus nombreuse en Flandre). (Lire le tableau 2)Comme nous l’avions déjà mis en lumière l’an dernier, l’attaque actuelle sur les CCI DE de deux ans et plus vise une catégorie d’allocataires de l’ONEm qui est constituée principalement de Wallons (44,21 % des dépenses de cette catégorie). Tandis que certaines autres allocations de l’ONEm concernent principalement la Flandre comme les CCI NDE (non-demandeurs d’emploi, dont la catégorie principale sont des chômeurs âgés, ex prépensionnés) ou les aménagements de carrière (crédit-temps, interruptions de carrière et congés thématiques) pour lesquels les dépenses sont à 70 % en Flandre. De même, dans les catégories qui ne seraient pas concernées par la limitation, les travailleurs de port, pêcheurs de mer ou dans le secteur des combustibles et bénéficiant d’allocations sont 8.933 en Flandre dont 5.787 depuis plus de deux ans pour 21 à Bruxelles et zéro en Wallonie.

Le choix des catégories visées n’a donc rien d’innocent. Une suppression pure et simple de l’indemnisation des chômeurs de deux ans et plus représenterait une perte de redistribution de revenus à travers la Sécurité sociale fédérale très différente selon les régions : 145 euros perdus par personne d’âge actif en Flandre, 413 euros en Wallonie et 698 euros en région bruxelloise. L’enjeu d’une telle mesure en termes de solidarité nationale est donc manifeste.

Quelle répartition genrée ?

Lorsque la limitation à trois ans des allocations d’insertion (chômage sur la base des études) a commencé à sortir ses effets le 1er janvier 2015, les deux tiers des exclus étaient des cohabitants et la majorité des femmes (60%). Une limitation à deux ans du chômage donnerait une situation exactement inverse : deux tiers des CCI DE de plus de deux ans sont en effet des non-cohabitants et 56,82 % sont des hommes. (Lire le tableau ci-dessous) Cette prépondérance des chefs de ménage et des isolés aurait évidemment une conséquence : le nombre d’exclus qui pourraient avoir droit au CPAS serait beaucoup plus élevé que lors des fins de droit de 2015. (Lire l’article)

Il faut cependant noter que, si les 141.238 exclus potentiels sont pour 80.248 des hommes et pour 60.990 des femmes, ces dernières sont surtout des cohabitantes qui a priori n’auront droit à rien après l’exclusion alors que les hommes sont surtout des isolés qui eux devraient avoir accès au CPAS… (Lire le tableau ci-dessous).

47 fois Audi Forest

La fermeture d’Audi Forest annoncée par la direction, qui pourrait causer environ 3.000 pertes d’emploi, est là pour nous rappeler ce qu’est l’assurance chômage. C’est-à-dire une organisation de la solidarité entre tous les salariés à l’échelle du pays contre le risque de perte de tout moyen de subsistance en cas de perte d’emploi. Tous les salariés, et a fortiori les plus précaires sont exposés à ce risque, même lorsqu’ils travaillent dans de grandes entreprises multinationales actives dans des secteurs de pointe. Si la fermeture d’Audi Forest sera un drame social, la limitation à deux ans des allocations de chômage serait un drame qui toucherait 47 fois plus de personnes. Elle frapperait également l’ensemble des travailleurs les plus exposés à la concurrence de l’armée des exclu.e.s, contraint.e.s d’accepter n’importe quelles conditions de travail et de rémunération pour survivre.

 

Méthodologie

Dans le cadre de cet article, nous partons de l’hypothèse que les chômeurs concernés par la fin de droit seraient les chômeurs complets indemnisés demandeurs d’emploi (CCI DE) depuis plus de deux ans. Le terme « complets » signifie que ne sont pas comptés ici par exemple les travailleurs à temps partiel bénéficiant d’un complément chômage (AGR – allocation de garantie de revenu). Quant à la dénomination «  demandeurs d’emploi », elle vise les chômeurs qui sont inscrits auprès du SPE (Service public de l’emploi en l’occurrence Actiris, Forem, VDAB) et sont disponibles sur le marché de l’emploi. A l’inverse, ceux considérés comme «  non demandeurs d’emploi » sont ceux qui sont dispensés d’inscription auprès du SPE (par exemple certains chômeurs âgés, des personnes en formation, etc.) Il n’est pas certain cependant que toutes ces catégories soient épargnées par une limitation dans le temps des allocations. (Lire l’article pour plus d’explications.) Enfin, il faut préciser que, pour que son compteur soit « remis à zéro », un CCI DE doit travailler au moins trois mois consécutifs à temps plein. Ce qui signifie que s’il travaille par périodes plus courtes, même fréquentes, en intérim, en CDD, à temps partiel, etc., il sera toujours considéré comme chômeur complet de longue durée…

Le nombre de CCI DE
Pour ce dossier, nous avons utilisé l’outil de « Statistiques interactives » disponible sur le site de l’ONEm. Nous avons pris les chiffres de 2023 puisque c’est la dernière année complète, ce qui permet d’éviter les effets saisonniers que l’on aurait en prenant la situation sur un seul mois. D’autres estimations ont opté pour la photo d’un mois déterminé, avec l’avantage de pouvoir choisir des données plus récentes. Nous avons opté pour l’indicateur « Unités physiques ». Par « nombre d’unités physiques pour un mois déterminé », l’ONEm entend le nombre de paiements effectués pendant ce mois, appelé mois d’introduction. Au cours d’un mois d’introduction, plusieurs paiements peuvent être effectués pour une seule personne. En effet, un paiement peut se rapporter à un mois dans le passé. Le mois auquel un paiement a trait est appelé mois de référence. Les statistiques de paiements de l’ONEm sont basées sur le mois d’introduction, et non sur le mois de référence. La moyenne par an est calculée en divisant la somme du nombre mensuel d’unités physiques dans l’année par douze. Cet indicateur donne une moyenne, légèrement surestimée, de 141.238 CCI DE de deux ans et plus en 2023. Un autre calcul peut se faire en prenant comme indicateur le nombre de jours de chômage indemnisés en 2023 et en le divisant par 312 (une année de 52 semaines x 6 jours – du lundi au samedi – indemnisés). Cet indicateur donne une moyenne, légèrement sous-estimée, de 129.150 CCI DE de deux ans et plus en 2023. La moyenne des deux indicateurs donne 135.194, ce qui est sans doute l’estimation la plus proche de la réalité mais qui ne permet pas de détailler les catégories comme nous le faisons dans nos analyses.

Les 141.238 CCI DE de deux ans et plus en moyenne en 2023 selon le premier indicateur sont constitués de :
– 113.442 CCI DE après prestations de travail à temps plein, c’est-à-dire les chômeurs « classiques » admis après avoir perdu un emploi à temps plein ;
– 8.968 CCI DE après études (dits allocataires d’insertion), c’est-à-dire les chômeurs admis sur la base de leurs études et d’un stage d’insertion (anciennement d’attente) d’au minimum un an, durant lequel ils ont obtenu deux évaluations positives de leurs recherches d’emploi. Le stage est prolongé tant que les deux évaluations positives ne sont pas obtenues et il doit s’achever avant l’âge de vingt-cinq ans, faute de quoi le droit n’est pas accordé. Ces personnes, si elles ont travaillé, n’ont pas atteint les 312 jours de travail à temps plein sur une période de 21 mois précédant la demande, qui leur auraient ouvert le droit au chômage de la catégorie précédente ;
– 6.755 CCI DE après prestations de travail à temps partiel volontaire, c’est-à-dire les chômeurs qui ont atteint un minimum de 312 demi-jours de travail sur une période de 27 mois précédant la demande. Le terme « volontaire » ne signifie pas que cette situation de temps partiel est nécessairement volontaire mais simplement qu’un droit à temps plein n’a pas été ouvert ;
– 5.245 CCI DE chômage avec complément d’entreprise (ex prépensionnés), c’est-à-dire des travailleurs qui, au moment d’être licenciés, comptent au moins 624 jours de travail en tant que salarié au cours des 42 mois précédant la demande, ont atteint l’âge requis (entre 58 et 62 ans en fonction de la convention collective de travail applicable) et comptent dix à quarante ans d’ancienneté (selon la situation et la convention collective de travail applicable) ;
– 1.823 CCI DE en allocation de sauvegarde (ex MMPP, « non mobilisables ») (Lire l’article pour plus d’explications.) ;
– 5.005 CCI DE travailleurs des arts (bénéficiaires du « statut d’artiste »), c’est-à-dire des travailleurs intermittents qui alternent périodes de travail artistique et périodes de chômage et remplissent des conditions bien précises.

Il va de soi que si l’on n’applique pas la mesure de limitation à deux ans à l’une ou plusieurs de ces catégories, le total diminuera d’autant. De même, il augmentera si on inclut d’autres catégories. (lire ici)

La part de la « population active »
Pour se faire une idée de l’importance du groupe de CCI DE de deux ans et plus, nous avons, dans les cartes et tableaux, souvent calculé quelle est sa proportion de la « population active ». Cette dernière s’entendant au sens de la population en âge de travailler (18-64 ans), quel que soit son statut (étudiant, chômeur, indépendant, salarié, etc.) au 1/1/2024.

(1) « 2024 : toute la droite unie pour limiter dans le temps les allocations de chômage », Arnaud Lismond-Mertes, Ensemble !n° 109, décembre 2022, p. 68 et « 155.000 chômeurs menacés d’exclusion après 2024 », Arnaud Lismond-Mertes et Yves Martens, Ensemble !n° 110, juillet 2023, p. 4.

(2) « Pour une assurance chômage forte », Arnaud Lismond-Mertes et Yves Martens, Ensemble !n° 113, mai 2024, p. 64 et « Le chômage et l’aide sociale dans les programmes des partis flamands », Arnaud Lismond-Mertes et Yves Martens, Ensemble !n° 113, mai 2024, p. 99.

(3) Si l’on ajoutait les sans-emploi que nous ne comptons pas ici, cela ferait augmenter le total jusqu’à 35.000 personnes de plus. (Lire l’article p. 44.)

(4) Les données sont extraites des statistiques interactives disponibles sur le site de l’ONEm. Il s’agit des dépenses 2023 pour (tous) les CCI DE divisées par le total du nombre de jours indemnisés en 2023 puis multipliées par 26 (nombre de jours indemnisés durant un mois normal).

(5) Les travailleurs des arts, les travailleurs de port, pêcheurs de mer ou dans le secteur des combustibles ainsi que les chômeurs âgés, ex prépensionnés, ne sont pas concernés par la dégressivité.

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