l’exclusion par la pollution électromagnétique. État des lieux (II) 

Une vie professionnelle à l’arrêt, ou poursuivie dans la souffrance

Après une description de la vie sociale, nous mettons le focus sur la vie professionnelle des victimes de la pollution électromagnétique, dont la vie est totalement bouleversée par les rayonnements des nouvelles technologies.

Dessin Stiki « Tumeur »
Dessin Stiki « Tumeur »

Dans la première partie de ce dossier (N°105), nous évoquions de nombreux domaines de la vie sociale, au sens large : les rapports sociaux avec autrui et avec le monde médical, la recherche d’un logement non exposé, la vie culturelle, etc. (1) Dans cette vie sociale, la possibilité de disposer de moyens financiers est bien entendu un élément fondamental, raison pour laquelle il nous a semblé important de consacrer une seconde partie à la vie professionnelle de nos témoins. Beaucoup ne sont plus capables de prester longuement auprès d’installations technologiques fonctionnant avec des rayonnements électromagnétiques de hautes fréquences, extrêmement courantes sur les lieux de travail. En conséquence, la vie professionnelle ne peut souvent tout simplement pas se poursuivre.

En Belgique, en cas d’incapacité pour raisons de santé, les travailleurs bénéficient théoriquement de droits sociaux, au sein de différents régimes de revenus de remplacement. Lorsque la source des problèmes médicaux empêchant la poursuite de la vie professionnelle n’est pas ou peu connue – y compris parfois parmi les professionnels de la santé eux-mêmes ! -, la situation peut s’avérer très compliquée. Les embûches dans le parcours administratif et social, nous le verrons, sont nombreuses et parfois inédites.

En outre, en l’absence d’une reconnaissance officielle de l’électrosensibilité, susceptible de guider les différents échelons de la Sécurité sociale, nous assistons à des parcours variables pour des situations sanitaires identiques. Les décisions dépendent alors de l’arbitraire ou du bon vouloir des différents intervenants des administrations et autres institutions médico-sociales. Ces inégalités dans les manières d’être reçu ont également comme conséquences des inégalités sociales plus ou moins marquées selon le contexte, les situations socio-professionnelles préalables entraînant bien entendu également des différences dans les possibilités de faire face. Pour citer l’exemple le plus évident, la situation sera plus facilement surmontable pour une famille dans laquelle les deux parents travaillent que pour une femme seule avec des enfants. En matière d’exclusion par la pollution électromagnétique, nous retrouvons donc les questions fondamentales que pose l’état actuel de la Sécurité sociale.

Comme dans la première partie de cet état des lieux, nous serons ici principalement « descriptifs », en laissant une très large place aux citations de nos témoins. Un tel récit, vivant et concret, nous semble propice à l’identification de tout un chacun aux situations décrites. En dehors d’indication en note, tous les propos en italique proviennent de notre enquête auprès de personnes « électrosensibles ». Elles y exposent notamment leurs relations avec l’employeur, les collègues, les médecins du travail, les médecins-conseils des mutuelles, les représentants syndicaux… Après ce « récit-synthèse », nous laisserons une large place au témoignage d’une personne narrant sa procédure au Tribunal du travail, introduite contre le refus de l’ONEm (Office national du travail) de reconnaître son incapacité. (Lire « L’électrosensibilité au tribunal du travail »)

À la lecture des parcours administratifs de nos témoins, une évidence s’impose : il est urgent pour les autorités sanitaires de reconnaître le « syndrome des micro-ondes », défini par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), et l’incapacité de travail qui en résulte. Dans un contexte où l’on nous impose toujours plus de technologie, notre motivation principale est limpide : documenter le réel, afin de dessiner des solutions pour les victimes de cette pollution électromagnétique et les sortir de l’isolement en vigueur. (2)

Le harcèlement moral en sus

Dans leurs témoignages, nous l’avons évoqué, les personnes électrosensibles évoquent régulièrement des difficultés sociales lorsqu’elles font part à autrui de leurs soucis de santé sous les rayonnements électromagnétiques des nouvelles technologies, difficultés matérialisées souvent par du scepticisme chez les interlocuteurs, voire du rejet et des moqueries. Étant donnée l’omniprésence des engins technologiques – et de la publicité visant à les vendre -, nous vivons dans une sorte de consensus sur la légitimité sans condition de leur présence. Parler d’une santé et d’une vie totalement perturbées en raison de ces engins peut conduire à se voir réduit au rang de « rabat-joie », au sein d’une supposée joyeuse révolution technologique. Cela peut hélas aller plus loin encore…

Le silence des autorités au sujet de l’électrosensibilité joue bien entendu un rôle fondamental dans le discrédit vécu au quotidien, ce silence est en lui-même un problème de santé publique, provoquant une aggravation de la dégradation de la qualité de vie. Une jeune femme nous raconte comment cette situation peut parfois mener à subir le harcèlement moral sur le lieu de travail. « Je travaille* dans une entreprise où, depuis un an ou deux, le mode de fonctionnement a changé : aujourd’hui tout est lié à des tablettes, tous les travailleurs doivent être connectés en permanence. Mon poste se trouve dans un tout petit bureau où une borne wifi se trouve à moins de trois mètres, une seconde est placée cinq mètres derrière moi, et il y en a partout dans le complexe… Un jour, j’ai commencé à parler de l’électrosensibilité avec mes collègues, en évoquant mes maux de tête au contact de ces machines, les picotements cutanés, les paralysies de mon visage… J’ai essayé de les sensibiliser aux risques. »

L’information est passée, mais pas toujours avec l’effet escompté. Quelques jours plus tard, cette travailleuse entend des collègues parler du wifi, faire des blagues… « Bon, jusque là je ne m’inquiète pas trop, au moins le débat est ouvert sur le sujet, cela me semble important. Jusqu’au jour où ça n’a plus été du tout, lorsqu’un des managers a commencé à me demander, de manière ironique, si j’avais ‘bien dormi avec le wifi’ ? Ce jour-là, chaque fois qu’il est passé pour aller chercher quelque chose au stock, il a répété la même phrase. C’est arrivé entre vingt et trente fois ! En fin de journée, je lui ai dit stop, ça suffit, ce n’est pas drôle… Le lendemain il a recommencé, à chaque passage, quand il était seul : ‘Tu as bien dormi ?’ Quand on vous dit ça toute la journée, vous imaginez bien qu’à 18h vous n’en pouvez plus. Et ça a duré un mois, un mois et demi. S’en est suivie une pause de deux semaines après laquelle, le premier jour de travail, il me dit : ‘Est-ce que je te pose la question ?’ En plus des souffrances physiques au quotidien, je devais donc subir du harcèlement moral sur mon lieu de travail. »

Après discussion avec les supérieurs, le manager a fini par s’excuser, mais « Il avait perdu toute crédibilité et toute autorité à mes yeux. Le plus intéressant dans tout ça, c’est que l’information sur mes souffrances a circulé partout au travail, mais jamais personne n’est venu m’en parler ! Ça a fait le tour, mais c’est comme si ça n’existait pas. Et, bien entendu, jamais la direction n’est venue vers moi en remettant en question l’installation technologique de l’entreprise, pourtant responsable de la dégradation de la santé d’une travailleuse. Aujourd’hui mon contrat touche à sa fin et, quelque part, je suis contente que ça se termine, je ne vais pas tenter de le renouveler… mais il reste la question cruciale de mes revenus ! Je suis une formation, mais j’ai peur… J’ai peur de me retrouver sur un lieu de travail avec une grosse exposition aux rayonnements, ce qui est quasiment toujours le cas, peur de devoir prendre un travail où je dois utiliser une tablette, par exemple. Et peur, également, d’être confrontée aux mêmes réactions, d’avoir des remarques du type ‘Toi et ton wifi !’ Tout ça, en fait, parce que ce n’est pas reconnu. Et parce que notre vécu remet en question leurs pratiques, ainsi d’ailleurs que leurs investissements… »

* Depuis l’entretien cette travailleuse n’est plus présente sur ce lieu de travail, mais elle le fréquentait au moment de notre rencontre, raison pour laquelle ses propos sont retranscrits au présent.

Une atmosphère nocive sur les lieux de travail

Dans la première partie de notre état des lieux, nous évoquions un « parcours du combattant » lors de la découverte des problèmes de santé, souvent jalonné de doutes. Par manque d’information à tous les niveaux de la société, le temps peut en effet être long avant de comprendre qu’on a basculé au sein du « syndrome des micro-ondes », pourtant clairement décrit par l’OMS. Lorsque les installations du lieu de travail font partie des éléments déclencheurs de l’électrosensibilité, le parcours est tout aussi ardu sinon plus, car la maîtrise des installations n’est souvent pas du ressort de la personne. Sans reconnaissance de ces problèmes par la société et le monde médical, il ne faut a fortiori pas attendre une compréhension facile et rapide dans le contexte professionnel.

Une jeune femme exposait ainsi la découverte progressive du lien direct entre ses symptômes et les installations sur son lieu de travail, endroit où son corps s’abîmait le plus. Tout se passait bien dans cette expérience professionnelle, elle a tout envisagé, sans pouvoir comprendre. « L’errance médicale » a duré un an, durant lequel les médecins ne trouvaient pas d’explication aux acouphènes, aux très fortes insomnies et aux troubles de la mémoire… Progressivement, notre travailleuse s’est dirigée vers une cause « environnementale » car avec son mi-temps les symptômes se calmaient quelques jours, pour reprendre de plus belle la semaine suivante. En l’absence d’écartement médical, l’exposition s’est donc poursuivie sur le lieu de travail, menant à un « point de rupture » où « Mes symptômes se sont considérablement aggravés, d’autres sont apparus : vertiges, pertes d’équilibre, picotements et rougeurs sur la peau, maux de tête, j’avais mon cerveau comme une pile électrique, comme incapable de se calmer, des insomnies terribles,… » (…) « C’est à ce moment-là que j’ai pu faire le lien entre mes symptômes et mon exposition aux ondes électromagnétiques. Trop tard malheureusement…» (3) Ce parcours mènera la jeune femme, sous statut d’employée, à la rupture du contrat de travail et à l’arrêt de sa vie professionnelle.

Lorsque le travailleur est indépendant, certains choix se réalisent plus « facilement », si l’on peut dire… S’il n’est pas nécessaire de négocier ni de se confronter à une hiérarchie, le parcours imposé n’en représente pas moins une catastrophe personnelle. Exemple, ce jeune homme patron d’une société d’informatique et télécom, située à Liège, dont l’activité passée tend à rendre absurde l’argument parfois entendu de « technophobie » pour expliquer les plaintes des électrosensibles. « À partir d’un moment, systématiquement, le scénario était le même : en arrivant au magasin je commençais à me sentir mal après trente minutes, une heure ou une heure trente, selon les jours… Quelque chose n’allait pas au sein de cet espace. J’ai essayé d’être attentif à mes ressentis, à quel moment cela se dégradait, où je me trouvais dans le magasin et, progressivement, j’ai fait le lien avec les champs électromagnétiques. La situation s’est aggravée avec le temps, physiquement ça devenait impossible, j’avais tout le temps la tête qui tourne, une fatigue extrême, les jambes qui ne tiennent pas… ». Nous le savons, en l’absence d’une information sanitaire claire, le parcours peut s’avérer long, mais « Un voyage d’une semaine en France a presque définitivement scellé ma conviction, près de la côte d’Opale, dans un camping sans wifi et sans 4G aux alentours… Durant cinq jours je me suis senti bien, en bénéficiant de facultés physiques nettement meilleures qu’à la maison ou au travail. » Dans ce contexte plus sain, sa compagne signale spontanément le retour d’une certaine force physique, devenue inhabituelle. « J’ai alors cherché des informations sur la pollution électromagnétique, en essayant de multiplier les sources, car bien évidemment avoir les avis d’une seule et même personne, ça ne vaut pas grand-chose… »

Bien entendu, un magasin d’informatique risque de nos jours d’être équipé de machines utilisant des rayonnements électromagnétiques de haute fréquence. « L’atelier était une pièce de trente mètres carré, avec 30 ou 40 machines tournant avec du wifi, du bluetooth, auxquels il faut ajouter des téléphones DECT (ndlr. combinés sans fil pour lignes fixes) et les smartphones des travailleurs et des visiteurs. L’atelier, c’était un four. » En tant qu’indépendant, il garde une maîtrise sur les installations et réalise des aménagements progressifs, en coupant le wifi et les téléphones DECT. « Au magasin ils ont bien compris, mais comme nous étions dans un building l’air était également ultra-pollué par les voisins. Vu ce que je découvrais pour mon corps, je ne voulais pas exposer des travailleurs à ça et j’ai décidé de tout arrêter. J’ai revendu, en prévenant les candidats du problème, car je ne voulais pas laisser penser que c’était inoffensif. » Le parcours professionnel prend donc un brusque tournant obligé. « Bien entendu, quelque part l’activité ne correspondait plus à mes valeurs, mais ça ne m’a pas empêché de vivre ça comme une obligation d’emprunter une autre voie. Pour une personne sans velléité de changement, il est certain qu’en plus des énormes soucis de santé, professionnellement c’est quelque chose qu’on prend en pleine face. Et qu’on ne me dise pas que tout cela est imaginaire, comme je l’ai déjà entendu, personne ne revend son affaire par plaisir, d’autant plus que ça marchait très bien. »

Comme nous l’exposions dans la présentation de nos nombreux témoins (4), les rayonnements ne trient évidemment pas les corps selon les secteurs socio-professionnels, tous les milieux socio-économiques sont représentés : ils et elles sont indépendants, employés ou ouvriers. (Lire l’encadré « Sécurité en usine » ) Sans tri non plus, la violence parfois déployée par les employeurs ne fait également pas dans la nuance… La dame qui s’exprime à présent était employée dans une grande organisation internationale à Bruxelles, et tout allait pour le mieux jusqu’à un changement de poste en interne, nécessitant le déménagement vers un nouveau bâtiment. « Je me suis retrouvée au dernier étage et dès la première demie-heure ça a été très difficile, j’ai eu très vite des maux de tête, accompagnés de chaleur au niveau de la tête et d’une sensation de ‘prise en étau’. Chaque fois que je descendais au rez-de-chaussée à la pause de midi ça allait mieux, puis je remontais l’après-midi et ça recommençait. J’ai bien dû faire le lien, car mon bureau était situé juste en face d’un site d’antennes de téléphonie. »

Sécurité en usine

Dans ce dossier, les témoignages évoquent des expositions aux rayonnements de haute fréquence présents sur les lieux de travail, émis par des engins tels que des téléphones DECT (des combinés sans fil pour lignes fixes), des smartphones, des bornes wifi ou encore des antennes de téléphonie arrosant le bureau. Si le problème principal tient bien dans ces technologies, dans la suite de leur parcours certains témoins ont évoqué avoir également développé une sensibilité aux champs électromagnétiques de basse fréquence, utilisés dans l’électricité domestique.

Le parcours de la personne ci-dessous se démarque quelque peu du vécu de l’intégralité des autres témoins. Si ses symptômes sont identiques, ce monsieur travaillait pour sa part dans l’usine d’une grande entreprise publique wallonne, où il était affecté à une machine vérifiant la conformité de pièces métalliques à l’aide de champs électromagnétiques. Après des années de travail à ce poste, il a commencé à ressentir les symptômes typiques de l’électrosensibilité, une situation qu’il a signalée à son employeur. Il n’a reçu en retour aucune bienveillance et la plupart lui ont répondu que c’était « dans sa tête ». « Cela devenait clairement physiquement intenable, mais on ne me répondait pas… Je voulais comprendre, donc j’ai cherché à lire le mode d’emploi de la machine. Je l’ai trouvé dans une armoire, une énorme brique. J’ai très vite compris que les consignes de sécurité n’étaient pas du tout respectées. Normalement sur ce genre de machine, dans une usine classée ‘Seveso’ (1), il aurait dû y avoir un panneau spécifique, on aurait dû me faire lire le mode d’emploi, me former à son utilisation, etc. Il n’y a jamais rien eu. »

A priori, dans ce type de grosse entreprise, le travailleur doit pouvoir bénéficier du soutien des délégués syndicaux, actifs ou non au sein du Comité pour la prévention et la protection au travail, un comité « élu par les travailleurs lors des élections sociales. Si aucun comité n’est élu, la délégation syndicale dans l’entreprise reprend le rôle du comité et s’il n’y a pas non plus de délégation syndicale, l’employeur doit directement consulter ses travailleurs sur les problèmes qui concernent leur bien-être au travail. » (2) Notre travailleur a demandé à plusieurs délégués syndicaux si la machine était « sûre », ils ont consulté la médecine du travail et le service de sécurité et hygiène, jusqu’au jour où un responsable de ce dernier a « conseillé » notre travailleur, par ces mots : « Faites bien attention à ce que vous racontez à l’extérieur de l’entreprise, car on peut facilement perdre son emploi et difficilement en trouver un nouveau. Pensez à votre petite famille. »

Par la suite, l’employeur a modifié le protocole d’utilisation de la machine, afin de correspondre au mode d’emploi, mais officiellement il ne s’est rien passé. « Quand mon chef me dit qu’il ne savait pas, je le crois, mais derrière, semble-t-il, on poussait pour éviter tout problème. Heureusement j’ai fait des photos « avant/après », cela démontre les nouveaux avis sur la machine, l’inscription de la distance où le travailleur doit se placer, etc. Pour chaque pièce à vérifier, la machine émet les champs électromagnétiques durant cinq secondes, c’est passé à une seconde et demi. Cela veut dire que sur une journée on passe d’une heure d’exposition à vingt minutes, avec en plus une distance de sécurité, inexistante auparavant. J’aurais dû enclencher, me reculer, puis revenir après les champs électromagnétiques or moi, durant des années, j’étais collé à la machine ! »

Ces changements se sont réalisés avec l’aide d’un auditeur extérieur. Aucune information de sa visite n’a été transmise au travailleur, il l’apercevra par hasard au sein de l’usine. « Nous avons parlé dans un coin, cachés, pour ne pas qu’on me voie, et je lui ai raconté rapidement mes symptômes. Il a réagit à mon récit : ‘Monsieur, vous étiez contre la machine ? Avec, parfois, vos mains dans la machine ?’ Oui ! ‘Mais vous êtes fou, monsieur !’. Aujourd’hui d’autres travaillent à ce poste, et d’autres refusent en raison de mon état. Ils ont des tabliers de protections, des gants, des casquettes… Moi, je n’avais rien. Rien. Je lui ai demandé si tout se passe dans ma tête, comme tout le monde voulait l’insinuer. Il m’a répondu : ‘Non, monsieur, c’est bien à cause de ça !’. »

Un formateur est venu expliquer le fonctionnement et le protocole de sécurité, à nouveau sans que notre travailleur ne soit convié. « Dans le mode d’emploi, j’ai vu CEM (Champs électromagnétiques), je suis allé sur internet, j’ai tapé ‘CEM’ + ‘problèmes de santé’ et je suis tombé sur énormément d’informations ! J’ai envoyé des messages à des personnes témoignant de leurs problèmes de santé en expliquant mes symptômes, et on m’a répondu : ‘Monsieur vous avez été surexposé à des CEM non-ionisants, ce qui peut mener à des pathologies diverses, à moyen ou long terme’. » Il a remué toutes les instances en interne, a cherché des alliés syndicaux, revendiqué une prise en compte de son état. « Une personne de la hiérarchie m’a dit ‘heureusement que tu as fait tout ça, sinon tu aurais été viré’. Moi, ce que je demande simplement, à la limite, c’est qu’on me dise ‘Monsieur, on s’excuse’. On m’aurait dit ça, je n’aurais peut-être jamais remué tout ça, mais on m’a tout nié en bloc. J’étais tellement mal que j’ai failli me jeter dans une machine. Ma fille m’a entendu dire ça, je ne savais pas qu’elle écoutait mais dans la suite de l’année elle a commencé à avoir des problèmes à l’école… » (3)

Nous avons fait le même exercice, simple, et tapé « CEM » + « problèmes de santé » sur internet. Après un site de conseils « Santé et Habitat », la seconde référence émanait de l’Institut national – français – de recherche et de sécurité pour la prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles (INRS), organisme géré par un Conseil d’administration paritaire constitué de représentants des organisations des employeurs et des salariés. L’article est intitulé « Effets des champs électromagnétiques sur la santé. Des effets avérés ou supposés », et le début du chapeau dit ceci : « Les champs électromagnétiques peuvent avoir des conséquences sur la santé des salariés exposés. Leurs effets sur l’organisme peuvent être directs : échauffement des tissus biologiques, stimulation du système nerveux, troubles visuels… » (4) Les instances de notre pays ne devraient-elles pas s’en inspirer ?

Si les rayonnements à ce poste de travail sont de fréquence d’ondes plus basse que les technologies sans fil installées partout (wifi, DECT, bluetooth, téléphone portable, antennes,…), les symptômes décrits par ce travailleur rejoignent cependant les récits de nos autres témoins, de la même manière qu’ils rejoignent les récits de souffrance sous les lignes à haute tension de l’électricité de basse fréquence. Notre témoin est également devenu stérile, une conséquence souvent citée dans les débats sur la pollution électromagnétique. (5) En lisant la définition de l’électrosensibilité livrée par l’Organisation mondiale de la santé, notre témoin s’y est reconnu, sans aucun doute possible. Si, bien entendu, la population n’est pas exposée à ce type de machine, ce récit dramatique démontre cependant la nocivité des rayonnements électromagnétiques sur le corps humain. Les industriels connaissent ces effets, des protocoles de protections existent… Les mesures sanitaires visant à protéger le grand public, elles, quand seront-elles d’actualité ?

(1) « Seveso » est le nom générique de différentes directives européennes. Elles imposent aux États de l’Union européenne d’identifier clairement les sites industriels susceptibles de connaître des accidents majeurs – les « sites Seveso » – nécessitant un grand niveau de prévention. Ce système tire son nom de la catastrophe de Seveso, survenue en 1976 en Italie.

(2) Service public fédéral Emploi, travail et concertation sociale.
https://emploi.belgique.be

(3) Au moment d’écrire ces lignes, le travailleur a pu garder son emploi dans cette usine, en travaillant à un autre poste. Il élabore avec un interlocuteur d’une centrale syndicale le meilleur moyen de faire reconnaître son parcours dans l’entreprise et étudie le moyen de se faire indemniser.

(4) « Effets des champs électromagnétiques sur la santé », INRS 2020, présentation d’un dossier disponible sur le site de l’institut. www.inrs.fr

(5) S’il annonce que les investigations doivent se poursuivre, le docteur Romain Imbert, gynécologue et chef du service de procréation médicalement assistée (PMA) au Chirec à Bruxelles, tire cependant la sonnette d’alarme. Lorsqu’on lui demande quelle serait la « dose » acceptable d’utilisation du téléphone portable sur une journée, il répond : « Les études reprennent une durée totale de trente minutes par jour, avec des communications qui ne dépasseraient pas dix minutes. Ceux qui se servent de leur GSM de façon nettement plus importante pourraient être donc impactés au niveau de leur fertilité ! Ce qui est démontré, c’est que cette catégorie d’usagers est aussi touchée par des tumeurs cérébrales, les gliomes. On conseille de mettre le téléphone en poche et de brancher un fil avec des écouteurs pour éviter ce risque. Il faut l’éloigner. » « Téléphone portable : un danger pour la fertilité », Soirmag, 30 août 2017.

Les relations avec l’employeur ont été très compliquées. « Les symptômes, par la suite, ne se sont plus atténués lorsque je descendais, comme si mon corps avait été trop exposé… Il restait atteint en dehors de l’exposition directe et, progressivement, ça n’a plus été du tout : j’étais mal aussi chez moi, partout… Quand ça arrive, c’est une véritable catastrophe, c’est réellement paniquant. » Tant que faire se peut, les nécessités d’évitement des rayonnements s’imposent, concrétisées ici par un départ forcé du lieu de travail. « J’étais très mal en point et ma médecin m’a prescrit un congé de trois semaines, pour terminer le mois. Elle était relativement compréhensive mais était également stressante, car elle disait ‘il y en a partout, qu’est-ce que vous voulez faire… ?’ » Notre employée est convoquée par le service dit des ‘ressources humaines’, puis envoyée à la médecine du travail. « La médecin ne faisait preuve d’aucune compréhension, elle exigeait un retour immédiat à mon poste de travail. Elle était très infantilisante, hostile, limite agressive… En sortant de là, j’étais totalement bouleversée par cet ‘accueil’ d’un professionnel de la santé. Aux ressources humaines, mon interlocuteur n’était pas du tout agressif, mais étonné, très surpris. J’ai essayé de lui expliquer ce que je ressentais mais il était hyper-sceptique. Il n’avait en tout cas rien à me proposer. »

Notre témoin ne tient à ce moment pas à cesser de travailler, au contraire : elle était très motivée par ce tournant professionnel. Hélas, en quelque sorte, « J’avais ‘mauvaise réputation’ car je n’avais évidemment pas pu faire mes preuves à mon nouveau poste : je n’avais tenu que quatre jours ! Sans aucune bienveillance du nouveau service où je venais d’être recrutée, je suis finalement retournée dans mon ancien service, un mois après mon départ. J’étais très mal de ‘faire toutes ces histoires’ pour un truc qui n’avait l’air d’exister pour personne, mais je n’avais pas le choix, les symptômes étaient très clairs, et très prégnants. » Encore aujourd’hui, les victimes de la pollution électromagnétique se voient régulièrement orientées vers des « explications » psychologiques, elles seraient victimes d’un « mal imaginaire », « Mais ça n’avait aucun sens, je voulais m’intégrer dans l’équipe, être bien à ce nouveau poste. Ça avait l’air bien parti, durant l’interview je trouvais tout le monde sympathique, j’étais heureuse de ce changement, il n’y avait donc aucune raison que ce soit psychologique. Mais personne ne me croyait, jusqu’à mon mari, au début… Il est pourtant évident que je n’avais aucune envie de faire toutes ces histoires. »

Voici donc un parcours professionnel pulvérisé en plein vol, en raison de la pollution présente dans les locaux. « Aujourd’hui je ne travaille plus, car il est nécessaire de m’éloigner des sources, notamment du wifi présent partout sur mon lieu de travail. Mon corps semble avoir subit une grosse agression face aux antennes, par la suite il ne tolère plus rien. J’ai déjà entendu qu’il s’agirait d’une phobie, cause de l’électrosensibilité, mais c’est bien entendu l’inverse : c’est l’expérience physique qui me force à m’en éloigner. C’est très concret. » Face au manque de compréhension et de reconnaissance, cette dame a donc dû s’éloigner de son lieu de travail… Établir des parallèles comparatifs peut toujours être utile, choisissons donc ici un autre type de pollution : imaginons une entreprise où l’eau serait contaminée par un produit chimique. Face à cette exposition au produit, une partie des travailleurs déclencherait des pathologies plus rapidement que d’autres. Malgré cela on déciderait de laisser les poisons dans l’eau, sous prétexte que ces corps-là sont responsables de ne pas supporter ce produit. La faute à pas de chance, en quelque sorte. Avant d’agir, faut-il attendre que les personnes en souffrance soient innombrables ?

Des aspirations professionnelles à la baisse

Que l’électrosensibilité soit déclenchée suite à une exposition massive sur le lieu de travail et/ou en raison des expositions du quotidien, les carrières professionnelles des personnes que nous avons rencontrées ont dû, au minimum, bifurquer. Et les aspirations être revues à la baisse. « J’avais pas mal de problèmes, des maux de tête mais surtout de gros problèmes de mémoire, et des arythmies cardiaques. Tout ça ne semblait pas avoir d’explications, ni de lien avec rien… J’étudiais mais je n’arrivais pas à retenir, rien ne rentrait. Les médecins ne trouvaient rien, l’un d’eux m’a même dit que ce devait être ‘dans ma tête’, il a dit quelque chose qu’il trouvait très drôle : ‘Hypocondriaque, c’est une maladie mortelle et inguérissable. Tu devras vivre avec jusqu’à la mort’. Humour de médecin, sans doute… » La jeune femme qui s’exprime ici, si elle l’a compris bien plus tard, est en réalité électrosensible depuis ses seize ans. « À force d’entendre que je n’avais rien, j’ai arrêté de me plaindre mais j’avais toujours mes maux de tête et mes problèmes de mémoire, ça n’est jamais reparti. Je ne pouvais pas relier ça au téléphone portable car je n’en avais pas, ça commençait seulement, un seul adolescent dans ma classe en avait un, et le wifi ça n’existait pas… Donc je n’ai pas fait le lien à l’époque, je n’ai compris que récemment en allant mesurer les rayonnements près de chez ma maman. J’ai alors découvert une grosse antenne de téléphonie, proche de la maison, dans l’axe de l’endroit où j’étudiais dans mon adolescence. Je me suis renseignée auprès des voisins, pour savoir depuis quand elle était là : hé bien elle a été parmi les premières, elle date du moment du déclenchement de mes symptômes… »

La jeune femme a commencé sa vie professionnelle comme architecte, dans la difficulté. « J’avais une mémoire défaillante, donc je ratais des choses, parfois je m’endormais à des réunions. J’avais honte or, en réalité, il s’agissait d’une sorte de malaise. » Elle travaille ensuite à son domicile, en tant qu’assistante de son mari également architecte, sans encore faire le lien avec la pollution électromagnétique, « Jusqu’à l’achat d’un DECT. Avec ça, quand je téléphonais, c’était l’enfer. C’est véritablement ce DECT qui m’a fait mettre le doigt sur la cause du problème. » Elle poursuit aujourd’hui son travail, qui « reste dans mon domaine, mais un peu comme ‘gratte-papier’. Le rôle d’un architecte est d’être sur le terrain et je n’y suis pas, alors que j’ai toutes les compétences en main. Même si je suis parmi les plus ‘chanceux’, parmi ceux qui n’ont pas dû tout arrêter, je ne suis pas là où je voudrais être. Cette agression physique casse une carrière et tue les ambitions. Et si je n’avais pas eu mon mari ? Il faudrait une sorte de reconnaissance, pour assurer des revenus… La Sécurité sociale, quoi ! Ou bien nous allons devoir trouver des boulots où l’on n’est pas exposé, mais où ? Dans une cave à vin, une champignonnière… ? Il ne s’agit pas des premiers choix lorsqu’on est architecte… »

Chaque centimètre carré d’espace, y compris en pleine nature, semble aujourd’hui être voué aux rayonnements électromagnétiques.
Chaque centimètre carré d’espace, y compris en pleine nature, semble aujourd’hui être voué aux rayonnements électromagnétiques.

Une nouvelle témoin évoque sa mise à l’écart, physiquement, au sein de l’école où elle est professeure de physique. « Lors d’une journée de formation, j’ai eu un déclenchement irréversible de l’électrosensibilité, il y avait apparemment du wifi très puissant. Après trois quarts d’heure, nous avons formé des petits groupes et là, je n’arrivais plus à aligner les phrases, elles se faisaient dans ma tête mais je n’arrivais pas à sortir plus de trois mots… Je me suis assise car je ne me sentais vraiment pas bien, mais je suis restée toute la journée dans le wifi, puis suis rentrée chez moi et me suis couchée en prenant un livre. Je lisais les mots sans comprendre les phrases, les connexions ne se faisaient pas. Ça a été le moment de bascule lors duquel j’ai bien dû comprendre… Car avant ça je ne connaissais pas le problème, même si le téléphone je l’ai toujours peu utilisé car je sentais quelque chose à l’oreille. En fait, le corps disait déjà non, je le comprendrai trop tard malheureusement… » La direction de l’établissement a été mise au courant de cette mésaventure, d’une membre de son personnel, lors d’une journée de formation professionnelle. Malgré cela, elle annoncera quelque temps plus tard l’installation du wifi au sein de l’école. « Un peu inquiète, j’en parle à la proviseure, assez ouverte au dialogue, ensuite j’oublie un peu tout ça… En septembre, en reprenant les cours, je retrouve très vite les symptômes vécus à la formation : plus moyen d’aligner les phrases, mais cette fois devant les élèves ! J’ai repensé au wifi, suis sortie dans le couloir et, en effet, j’ai constaté le placement d’une borne wifi toutes les deux classes. »

Bien entendu, la situation d’agression physique par le wifi est signalée par notre témoin à la direction. « On m’a répondu qu’il n’y avait pas de solution. Je devais rester dans les rayonnements de ce bâtiment où se trouve le labo avec mon matériel, avec les sources d’eau et de gaz et les tableaux électriques… J’ai ensuite apporté un certificat médical attestant de ma sensibilité aux champs électromagnétiques, mais la préfète a remis en question sa validité ! Quelque temps plus tard, je suis venue avec un autre certificat, d’un autre médecin : elle l’a également remis en question ! Cette dame avait vraiment un problème à admettre la réalité. Je suis restée à l’écart quinze jours, à chacun de mes appels pour trouver une solution, c’était impossible : je devais rester dans ce local, point à la ligne. » Notre enseignante retournera finalement sur son lieu de travail, après intervention de la proviseure et d’un collègue. « Depuis, je suis dans un bâtiment de maternelle. Bien évidemment, je voyais difficilement mon travail autrement qu’avec des travaux de labo, mais on en est là, je ne peux plus y aller : mes élèves, de fait, auront plus de théorie et peu de pratique. La préfète préfère donc le wifi à l’apprentissage pratique des élèves. Faute de solution, on faisait comme ça mais figurez-vous que la direction a également ajouté une borne wifi au-dessus de la porte de secours de l’autre bâtiment, à une dizaine de mètres de mon corps. Je dois faire avec, je n’ai pas le choix. Je suis persuadée être toujours en poste car je suis nommée, sinon son but est de me mettre dehors… Et cela pourquoi ? Uniquement parce qu’elle désire une école hyper-connectée. »

Malgré sa profession de professeure de physique, aucun crédit n’est accordé à son expérience dans les rayonnements électromagnétiques. « Quand on est prof de physique, ce n’est pas un problème de savoir que les ondes sont envoyées partout. C’est de l’énergie, notre corps reçoit cette énergie, il y a interaction et il ne faut jamais être dans l’excès, sinon le corps ne le supporte pas. Nous pouvons effectuer des parallèles : si on reçoit trop de rayonnements ultraviolets, cela crée des cancers, on peut même comparer avec les ondes de la lumière car si vous regardez la lumière vive trop longtemps, vous devenez aveugle. C’est tellement de l’ordre de l’évidence qu’on se demande parfois pourquoi il faut lutter pour exposer les faits… Notre vie professionnelle dépend donc de gens qui ne connaissent pas les ondes, leurs effets, etc. Je ne juge pas cette méconnaissance, mais on doit pouvoir s’expliquer et être écouté. »

Plus d’un an s’est écoulé depuis le recueil de ce témoignage et, aujourd’hui, elle nous fait savoir que « La situation est compliquée car tout est fait pour que je perde mon travail, notamment par l’utilisation forcée d’ipads par les élèves, avec wifi évidemment… Pour le moment je suis officiellement en ‘burn-out’, en attendant une hypothétique solution. » Nous y reviendrons, mais soulignons qu’alors que ce n’est absolument pas le problème auquel elle est confrontée, cette dame est classée dans la « case » des travailleurs en burn-out, un terme anglais désignant l’épuisement professionnel. Personne parmi nos témoins n’a arrêté le travail par plaisir, au contraire, toutes et tous déplorent de ne pouvoir être indépendant financièrement.

Une enquête auprès des victimes de la pollution électromagnétique

Pour réaliser cette étude sur « L’exclusion par la pollution électromagnétique », nous nous appuyons sur le récit du vécu des personnes dites « électrosensibles ». Suite à la publication d’un appel à témoignage, nous avons rencontré trente-six personnes pour des entretiens semi-structurés, parmi une cinquantaine de contacts établis. Nous avons également reçu sept témoignages par écrit. Les témoignages ont tous été recueillis entre fin juin et fin octobre 2020, exceptés trois d’entre eux, réalisés début 2021. Sans précision en note, tous les propos sont issus de cette enquête. Nous avons assuré l’anonymat à tous nos témoins, le but étant surtout de réaliser une « photographie » du problème aujourd’hui en Belgique (francophone). Si certaines personnes sont prêtes à en parler ouvertement, l’anonymat a cependant joué un rôle dans le succès de notre appel, les réactions sociales et sur les lieux de travail sont souvent compliquées. L’expérience vécue directement par nos témoins sert donc de socle à notre présentation, synthétisée au sein de notre état des lieux en deux parties.

Pour une lecture de l’intégralité de l’étude, nous renvoyons dès lors le lecteur à notre numéro 105, disponible en ligne, pour la première partie : « L’exclusion par la pollution électromagnétique. État des lieux (I) : Une vie sociale à rude épreuve ». Nous y présentons la procédure adoptée pour cette étude, les personnes rencontrées, et ensuite, sur base d’un récit linéaire, nous tentons de résumer la situation de ces personnes dans la vie de tous les jours, un récit égrené de citations de tous ces témoins rencontrés. Ce récit est entrecoupé d’une série d’encadrés axés sur des problématiques plus spécifiques, toujours sur base de citations exposant des tranches de vie : l’exposition des enfants dans les crèches, la violation de domicile réalisée par les rayonnements, le discours des travailleurs dans les magasins de télécommunication, l’impossibilité de se confronter aux rayonnements intensifs dans les lieux de soins, etc. Cet état des lieux est suivi de trois entretiens plus détaillés avec trois médecins, deux décrivant leur propre électrosensibilité et le troisième évoquant celle d’un proche. (Lire « Des médecins décrivent leur électrosensibilité »).

Un précédent dossier, paru dans notre numéro 104, a servi d’introduction à ces deux parties de l’état des lieux, afin de réaliser un balisage des différentes notions utiles pour considérer l’ampleur du problème. (Lire « L’exclusion par la pollution électromagnétique ») Ce premier dossier contient un article sur le lobbying industriel, en partie responsable de la méconnaissance des problèmes liés à la pollution électromagnétique, une trentaine d’années après la mise sur le marché de la téléphonie mobile. (Lire « Problèmes sanitaires et science sous influence ») Le lecteur pourra également y trouver des pistes de lecture pour un aperçu des connaissances scientifiques au sujet des effets biologiques des rayonnements électromagnétiques. En fin de dossier, nous avons publié trois premiers témoignages détaillés. (Lire « Pollution électromagnétique et santé : trois générations de femmes exposent les impacts sociaux »)

Enfin, pour cerner pleinement le sujet, nous encourageons le lecteur à se tourner vers notre numéro 102, où se trouve un dossier publié lors de l’arrivée de la 5G, lancée en Belgique au cœur du premier confinement du début de l’année 2020. Nous y faisons le point sur les normes censées encadrer les rayonnements en Belgique, pour constater comment elles reposent en fait sur des critères fixés par l’industrie. (Lire « Dans le futur jusqu’au cou », « Rayonnements électromagnétiques : aucune norme sanitaire n’existe » et « Pour favoriser la 5G, les autorités ignorent la situation sanitaire », aux pages 26 à 37. L’appel qui nous a mis en contact avec nos témoins s’y trouve à la page 37)

Dans le futur, l’ensemble de cette étude sera soumise aux instances citées par nos témoins dans leurs récits : l’Inami, la médecine du travail, les syndicats, les associations de patients, les associations luttant contre les discriminations, les parlementaires œuvrant à la reconnaissance de l’électrosensibilité, etc. Nous espérons pouvoir recueillir leurs réactions au contenu de ces témoignages, et leur état de (re)connaissance du problème et leurs potentielles initiatives pour faire avancer la situation dans leurs champs d’action. Le cas échéant, nous rendrons compte en nos pages de cette enquête auprès de tous ces acteurs fondamentaux de la vie en société en Belgique.

Les numéros 102 (juin 2020), 104 (décembre 2020) et 105 (septembre 2021) de la revue Ensemble ! sont disponibles sur www.ensemble.be

Des carrières professionnelles saccagées

Comme nous le voyons, lorsque les circonstances le permettent, certaines personnes peuvent poursuivre une activité – pour un temps au moins – soit en travaillant à domicile avec le mari, soit en étant protégée par un statut de fonctionnaire nommé. Lorsque les circonstances n’offrent pas ces « aménagements » personnels, que se passe-t-il ? Tel que l’évoquait la jeune architecte ci-dessus, que se passe-t-il par exemple lorsque la situation ne permet pas une poursuite professionnelle en assistance d’une compagne ou d’un compagnon ?

Une jeune femme, malheureusement, nous le démontre. Elle évoluait pourtant dans une association dont les missions supposent de l’empathie envers des personnes en difficulté, empathie dont elle n’a pas vu la couleur de la part de son employeur ou de ses collègues. « Dans un premier temps, je partais en congé maladie, puis je revenais même si j’étais toujours aussi malade, car j’avais peur de perdre une partie de mes revenus en basculant sur la mutuelle. (5) L’employeur n’appréciait évidemment pas. J’ai proposé ensuite de travailler de chez moi et de revenir quelques heures par semaine, mais c’était une torture. Mon travail avançait hyper lentement, avec des fautes, j’étais atteinte tout le temps par les rayonnements. Après un an ils m’ont dit que je ne pouvais plus continuer en télétravail pour la totalité de mes heures, alors que je n’étais pas guérie. J’ai essayé trois mois, mais ça n’allait pas du tout, je ne dormais plus, je prenais des somnifères… »

La situation sociale se dégrade inévitablement avec, en bout de course, le basculement redouté vers la mutuelle. « J’étais mal car je suis célibataire et j’allais me retrouver avec 950 euros par mois à tout casser, et un loyer de 700 euros. Ça n’allait pas être possible de garder mon appartement… Finalement, j’ai dû demander une aide financière à mes parents. Bien entendu, c’est très difficile d’être dépendante de cette manière… Aujourd’hui je dois m’exposer le minimum, sortir le moins possible. Durant le Covid, quand on me demandait comment je vivais le confinement, j’expliquais vivre cette expérience depuis des années, dans l’indifférence générale. Et même confiné, on n’est pas totalement à l’abri, puisqu’on est soumis aux rayonnements qui traversent les murs. »

Dessin Stiki « Sentiment de liberté patronale »
Dessin Stiki « Sentiment de liberté patronale »

Même si ce récit se veut être une synthèse des dizaines de témoignages recueillis, il nous semble important de montrer la multiplicité des parcours, semblables au contact des mêmes installations. « Nous sommes allé vivre en périphérie bruxelloise, il y avait une antenne dans le clocher de l’église », nous raconte une nouvelle témoin, « Il y avait déjà un début de symptômes, progressivement aggravés. » Les déconvenues professionnelles peuvent avoir lieu en chaîne, comme pour cette dame qui a vécu deux bifurcations professionnelles forcées. « Je le ressentais déjà chez mon ancien employeur, en travaillant douze ans chez Mobistar. (ndr. Un opérateur de téléphonie mobile, devenu Orange en 2016). On était là typiquement dans ce qu’il ne faut pas, tant au niveau physique que psychologique, d’ailleurs… Car il y avait du harcèlement, une pression et un stress épouvantables. Nous travaillions sur de grands plateaux, avec des ordinateurs tous en wifi… Déjà à cette période-là je dormais mal et devais souvent partir en maladie. Je n’envisageais alors plus de pouvoir travailler plus d’un mi-temps, physiquement je ne pouvais faire plus : je dormais trois heures par nuit, j’avais des migraines, c’était insupportable… J’étais syndiquée et déléguée suppléante, j’ai donc dû me retirer pour qu’on puisse me ‘virer’, car les délégués sont protégés du licenciement. C’est suite à cette première déconvenue que je suis entrée dans un bureau d’avocats, dont je suis sortie l’an dernier. »

Sur ce nouveau lieu de travail, au début cela se passe un peu mieux, le mi-temps semblait permettre un léger rééquilibrage, « Je m’entendais bien avec la cheffe d’origine, je travaillais quatre heures par jour, ça se passait bien. Je pensais être tirée d’affaire, mais j’ai été rattrapée par les nouvelles technologies… J’avais des ressentis auprès du wifi mais à un moment, au lieu de trois bornes sur deux étages, ils ont installé douze répétiteurs. On me disait que ce n’était pas possible que je sente quelque chose, mais moi j’étais malade, j’avais des nausées, je ne dormais plus. Ils ont déconnecté un répétiteur placé à deux mètres de moi, car j’étais juste dans le champ, à l’accueil. Par la suite, ils ont placé un système où il n’y avait même plus de téléphones, mais des casques connectés : en le prenant, ça décrochait automatiquement pour démarrer la conversation. Avec ça, je ne pouvais plus parler plus d’une minute en ligne. Un mal-être épouvantable. » La décision s’impose, inévitable : « J’ai donc dit stop, j’ai bien dû arrêter ce boulot… »

Le dialogue avec l’employeur sera impossible au sujet des causes de l’incapacité de poursuivre le contrat de travail. « On ne m’entendait pas. Il y a une différence entre écouter et entendre, lorsque le regard de l’interlocuteur est totalement vide, on ne se sent pas prise au sérieux. Tant que les gens n’ont pas expérimenté la chose, ils n’y croient pas, et c’est à peine si on ne veut pas nous envoyer chez le psy. Lorsque la cheffe a changé, qu’elle a changé les installations, tout s’est dégradé. Le dialogue était impossible, elle me traitait de folle, me conseillait d’aller travailler dans une grotte ! Aujourd’hui je ne peux plus du tout m’exposer à ces engins, je suis au chômage. » Dans cet exemple, clairement, l’issue de la période de plongée dans le syndrome des micro-ondes dépend du niveau de bienveillance au sein de la hiérarchie directe, une fois ça va, l’écoute est présente, une autre fois elle est radicalement absente. « Je n’ai reçu aucune bienveillance de l’employeur, s’ils ont enlevé l’un des répétiteurs, c’est parce que je l’ai lourdement demandé. Je me suis alors retrouvée en arrêt de travail grâce au soutien d’une jeune médecin. Je devrai la remercier le restant de mes jours, car c’est grâce à ce papier que le médecin du travail a accepté la situation. » Dans ce récit, l’employeur accepte de supprimer un élément de l’installation, on pourrait donc supposer une reconnaissance tacite du problème sanitaire… Pourquoi dès lors ne pas câbler l’internet ? Pourquoi ne pas protéger tous les travailleurs ?

Dans tous les cas, les difficultés sont immenses, avec une grande incertitude sur l’état de santé futur. Surtout, la certitude est vive que, quel que soit le nombre d’années encore à vivre, celles-ci se dérouleront avec une qualité de vie radicalement réduite… Prenons un dernier exemple de carrière poussée vers une fin prématurée, qui nous servira pour la suite de l’analyse. Pour cette dame, « Ça n’a pas du tout été évident, j’ai vraiment dû réaliser un deuil car j’adorais mon métier d’enseignante. Prise d’une fatigue extrême, je ne pouvais plus travailler, j’étais totalement vidée de toute énergie. J’étais à l’arrêt et, régulièrement, je voyais le médecin-conseil. Un jour, il m’a dit : ‘soit vous reprenez demain, soit vous ne reprenez jamais. Nous, on préfère que vous ne repreniez jamais’. Tel quel, c’est comme ça qu’on me l’a annoncé. J’ai été pensionnée à 47 ans, officiellement en raison d’une ‘fatigue chronique’. À l’époque, je n’avais pas élucidé les raisons de mon état, je n’avais pas identifié les effets des rayonnements électromagnétiques mais, par la suite, lorsque les technologies se sont développées et généralisées, les choses se sont éclaircies, j’ai pu faire progressivement le lien entre les symptômes et les installations des lieux où je me trouvais. La fatigue chronique, en partie en tous cas, était clairement le résultat de cette sensibilité physique aux rayonnements. Financièrement c’est compliqué, car être pensionnée à 47 ans, cela signifie bénéficier d’une toute petite pension. »

Des pathologies dites « émergentes »

La fin de carrière de cette enseignante a été actée en raison d’un diagnostic de « fatigue chronique », une pathologie dont le parcours n’est pas dénué de comparaisons avec ce syndrome des micro-ondes, pour l’instant encore non reconnu par la Sécurité sociale en Belgique. L’affection qui entraînera sa mise à la retraite prématurée est définie de cette manière : « La fatigue chronique, aussi appelée syndrome de fatigue chronique (SFC), se définit comme un ensemble de symptômes d’épuisement intense et quasi permanent qui apparaissent sans raison apparente ou pathologie sous-jacente : ‘Le patient est fatigué au point de ne pas pouvoir réaliser les tâches les plus simples du quotidien comme se doucher ou faire ses courses… Lorsque le trouble est sévère, le malade ne peut pas conserver une vie socio-professionnelle et perd parfois son autonomie’ », selon les mots du docteur Georges Retali, chef de l’unité de neurologie à l’hôpital universitaire de Bastia. (6)

Ce médecin, nos témoins, et la définition établie par l’OMS pour le syndrome des micro-ondes, parlent d’une « altération de la fonction cognitive (c’est-à-dire des fonctions exécutives et visuospatiales mais aussi de la mémoire, de l’attention et de la cognition sociale) ou encore une intolérance à l’orthostatisme c’est-à-dire à la position debout. Un grand nombre de manifestations peuvent s’ajouter comme des troubles du sommeil, du rythme cardiaque mais aussi des symptômes musculaires (douleurs), neurologiques, respiratoires, ORL, urino-génitaux, intestinaux… » A minima, il y a lieu ici de souligner les similitudes dans le vécu et les descriptions faites des syndromes des micro-ondes et de fatigue chronique. Les symptômes sont identiques et, dans son expérience physique, notre témoin expose clairement la découverte ultérieure de sa sensibilité aux rayonnements des nouvelles technologies, après avoir été reconnue par la Sécurité sociale comme patiente atteinte du syndrome de fatigue chronique.

Les téléphones DECT (pour « Digital Enhanced Cordless Telecommunications », télécommunication numérique renforcée sans fil) sont des engins sans fil pour lignes fixes, reposant sur une base émettrice d’ondes à hautes fréquences. Ces téléphones sont cités par beaucoup de nos témoins comme extrêmement agressifs pour le corps et la santé.
Les téléphones DECT (pour « Digital Enhanced Cordless Telecommunications », télécommunication numérique renforcée sans fil) sont des engins sans fil pour lignes fixes, reposant sur une base émettrice d’ondes à hautes fréquences. Ces téléphones sont cités par beaucoup de nos témoins comme extrêmement agressifs pour le corps et la santé.

En Belgique, comment est défini ce syndrome ? La Mutualité chrétienne évoque la fatigue chronique en ces termes : « Si la fatigue persiste, il peut s’agir d’un problème de santé grave qui est souvent, à tort, minimisé. La personne souffre dans ce cas d’une fatigue prolongée qui peut traîner pendant des mois, voire des années, et qui ne s’améliore pas avec le repos. Si aucune autre explication médicale n’est trouvée à cette fatigue, on parle alors de syndrome de fatigue chronique (SFC). » (7) Une « autre explication », évoquée par la mutualité, pourrait-elle un jour tenir dans les effets de la pollution électromagnétique ? Si l’affirmative était au rendez-vous, dans la foulée apparaîtraient alors des pistes évidentes de solution pour régler la fatigue chronique : s’attaquer à cette pollution industrielle responsable de l’apparition du syndrome. En commençant par des consignes médicales minimales d’éloignement des sources de rayonnements électromagnétiques avant, suite logique, de réduire cette pollution et de préserver la santé des travailleurs.

Notons enfin un autre parallèle souvent observable dans le vécu des patients, entre le syndrome des micro-ondes et la fibromyalgie, une affection dont le parcours de reconnaissance recèle d’indéniables similitudes également. Son symptôme principal est la douleur chronique et, si au début cette douleur peut être locale, progressivement elle s’étend à tout le corps et les patients disent avoir « mal partout ». Notons également, parmi sa symptomatologie, la présence des troubles neurologiques et des problèmes de sommeil. (Lire l’évocation de cette pathologie par un médecin-expert au tribunal du travail, chargé d’observer une travailleuse victime du syndrome des micro-ondes, dans « L’électrosensibilité au tribunal », ). Faut-il à nouveau énoncer des évidences ? Nombre de pathologies n’existaient pas… avant d’apparaître ! Notamment à la suite d’une transformation radicale de l’environnement et du « cadre de vie », évoqué par l’OMS dans sa définition. (Lire l’encadré « Syndrome des micro-ondes)

Syndrome des micro-ondes

Le sujet de la pollution électromagnétique et de ses effets sur le corps humain est encore mal connu, voire totalement méconnu, un terme à comprendre au sens propre : non estimé à sa juste valeur.

L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a pourtant livré – il y a bientôt vingt ans – une description précise du vécu des personnes touchées dans sa définition du « syndrome des micro-ondes » : « La sensibilité vis-à-vis des champs électromagnétiques a reçu la dénomination générale : Hyper sensibilité électromagnétique. Elle comprend des symptômes exprimés par le système nerveux comme les maux de tête, la fatigue, le stress, les troubles du sommeil, des symptômes cutanés comme des picotements, des sensations de brûlure, des démangeaisons, des douleurs et des crampes musculaires ainsi que beaucoup d’autres problèmes de santé. Quelles que soient les causes, la sensibilité électromagnétique est un problème invalidant pour les personnes qui en sont affectées. Leur exposition est en général nettement sous les limites des standards acceptés internationalement. » (1) Nous renvoyons à la première partie de cet état des lieux pour découvrir les descriptions concrètes de ces symptômes, et constater que le vécu de nos témoins correspond parfaitement à cette description de l’OMS.

Les « standards internationaux » évoqués par l’OMS ci-dessus sont, depuis le début, basés sur des tests absurdes et excluent – et continuent d’exclure vingt ans plus tard – de leur champ d’action les personnes dont le corps réagit aux effets biologiques des rayonnements électromagnétiques. (2) Depuis bientôt vingt ans, les électrosensibles sont coincés dans un entre deux. Leurs symptômes sont clairement définis par l’OMS au sein du syndrome des micro-ondes, leur souffrance est actée, mais en parallèle leur expérience des sources de leurs maux, elle, est rejetée. L’OMS parle d’intolérance environnementale idiopathique – dont on ne connaît pas l’origine précise – attribuée aux champs électromagnétiques. L’électrosensibilité est invalidante, mais le lien n’est pas reconnu avec… les rayonnements électromagnétiques. Depuis deux décennies, cette situation place les électrosensibles dans une situation de grande détresse.

Si l’Organisation mondiale de la santé nous parle d’ « électrohypersensibilité », nous utiliserons cependant le terme plus simple d’ « électrosensibles » pour désigner les victimes de la pollution électromagnétique, pour une facilité de lecture. Rappelons en outre que, bien entendu, le terme ne vise pas à créer une catégorie de gens qui seraient « différents » : tous les Belges sont concernés par les interactions du vivant avec l’environnement électromagnétique qui est désormais le nôtre. Stigmatiser les électrosensibles a pour effet certain d’écarter le caractère d’alerte sanitaire globale de leur situation, et de poursuivre aveuglément la fuite en avant technologique et commerciale, massivement d’actualité aujourd’hui. Avant de développer ces symptômes au contact de machines installées dans leur environnement, ces personnes n’étaient absolument pas malades, et si on décidait d’arrêter cette agression industrielle, elles reprendraient une vie normale. Chaque être humain a le droit d’évoluer dans un environnement sain.


(1) « Electromagnetic Hypersensitivity, Proceedings International Workshop on EMF Hypersensitivity », Prague, Czech Republic, October 25-27, 2004. Editors Kjell Hansson Mild, Mike Repacholi, Emilie van Deventer, Paolo Ravazzani, WHO (Organisation mondiale de la santé), 2006.

(2) Lire à ce sujet « Rayonnements électromagnétiques : aucune norme sanitaire n’existe », Ensemble 102, juin 2020, pages 30-32. www.ensemble.be, onglet « archives ».

ENSEMBLE 102 (Page 37 de la revue)

La médecine du travail aux abonnés absents

Quand une personne ne peut plus travailler, que se passe-t-il ? Au moment du déclenchement de la pathologie, l’un des premiers acteurs fondamentaux est bien entendu la médecine du travail qui doit, avec l’employeur, veiller à la santé des travailleurs. Ses médecins sont des spécialistes des liens entre santé et travail. Plusieurs de nos témoins ont fait part de leur vécu auprès de cette instance. Une dame nous raconte ses déboires. « Une fois que ça se déclare, nous sommes dans une totale détresse personnelle, obligés de vivre une nette décélération professionnelle. Même si j’ai essayé à tout prix de garder mon rythme de vie, j’ai dû réduire mon rythme de travail, jusqu’à me casser la figure… Dans mon bureau, nous étions sur des plateaux avec trois ordis en trèfle, avec le wifi de la salle qui donnait directement sur moi. Mes yeux piquaient, se brouillaient un peu, j’avais des problèmes de mémoire et j’étais dans un état de fatigue avancé… J’avais 80 ans ! Je le vivais comme ça… J’ai eu beaucoup de problèmes avec la médecine du travail, aucune empathie. Je suis allée les voir cinq fois, ils n’ont jamais voulu en tenir compte, ils me disaient que ça n’existait pas. » Cette personne n’aura d’autre choix que de se retrouver en arrêt de travail, après lequel elle participe à un référendum interne, « dans lequel on pouvait demander sur quel site aller travailler. J’avais demandé un poste à Namur, en espérant une amélioration là-bas, mais ils m’ont envoyée au même endroit, au même étage où je me sentais hyper mal, et dans un boulot qui n’avait rien à voir avec ma profession. Finalement, faute de pouvoir catégoriser mon affection, j’ai été placée dans le ‘pot fibromyalgie’. En en parlant avec un ami électricien, mon mari et moi, il nous a écouté et a dit ‘oui, c’est ça, bien sûr, et je connais quelqu’un d’autre dans cet état’. Nous avions donc plus d’écoute d’un électricien que d’un médecin. Il en savait plus ! »

Comme le signalait une autre témoin, « Les médecins du travail doivent absolument être formés à cette question ! Il y a urgence ! Les médecins en général, bien entendu, mais les médecins du travail vont vraiment être confrontés à des gens en souffrance au travail. Dans mon cas, l’électrosensibilité ça n’existait pas. J’imagine bien qu’il doit parfois y avoir des abus, mais quand on arrive à la médecine du travail, qu’on en est à devoir arrêter sa vie professionnelle, c’est qu’il y a vraiment un fameux pépin… Ils croient qu’on joue la comédie ? Ils nous prennent pour des gens malhonnêtes ? » Certains évoquent leurs contacts avec la médecine du travail comme carrément traumatisants, de même pour ceux avec les médecins-conseils, dont nous parlerons plus loin. « Je ne me souviens plus bien de son discours, j’étais comme en état de choc… Je dois dire que j’ai une forme de traumatisme sur cette période, ce médecin-conseil est celui qui m’a le plus traumatisée… Il était vraiment dans la suspicion, j’avais l’impression d’être devant l’inquisition, ou la police, il était suspicieux et pensait peut-être que je voulais partir en congé maladie pour rien, tout en étant payée… Alors que je n’ai jamais aimé être en maladie. Quand j’étais malade j’ai toujours essayé de continuer à travailler, j’ai toujours été consciencieuse et là je me trouvais clairement devant quelqu’un qui me prenait pour ce que je n’étais pas… »

Nous avons tenté par le passé de recueillir des informations auprès de la « Cellule coordination de la médecine du travail » de la Fédération Wallonie-Bruxelles, par courrier électronique, en suivant la procédure renseignée sur le site internet de l’administration. Nous désirions simplement sonder leur expérience avec les travailleurs victimes de la pollution électromagnétique. « Nous aimerions aborder les problèmes sanitaires liés aux rayonnements électromagnétiques sur les lieux de travail. En tant que cellule coordination de la médecine du travail, pourriez-vous répondre à quelques questions sur la prise en charge sur les lieux de travail de ce risque sanitaire relativement nouveau… ? Comment il est défini, pris en charge… Et aussi, si vous avez rencontré ce genre de situations, y a-t-il des travailleurs qui ont formulé des plaintes à ce sujet ? Au sein des services de la médecine du travail, quelqu’un s’occupe-t-il plus précisément de ces questions ? Le cas échéant pourriez-vous m’orienter vers cette personne ? »

Envoyé le 6 février 2019, le message restera sans réponse. Deux mois plus tard, après relance et appel téléphonique – où il nous est demandé de communiquer par courrier électronique ! – nous renvoyons le message. Le 17 avril, une directrice nous communique ceci : « J’ai transféré votre mail pour suite utile au directeur (en copie de mail) de notre service interne de prévention et de protection du travail (SIPPT) et pour information à notre service externe (SPMT-ARISTA). Cordialement. » Depuis, plus rien. Désorganisation interne ? Manque de volonté ? Nous ne le saurons pas, car nous avions dû interrompre là nos investigations.

À la même période nous avions interpellé différents « services externes de prévention et de protection au travail », dont le rôle consiste à veiller au bien-être des travailleurs des entreprises affiliées. Nous désirions sonder leurs connaissances du problème et leurs initiatives à ce sujet, des démarches qui ont eu très peu d’écho. Un inspecteur nous a reçu, mais il est resté très technique, en se retranchant derrière un respect des normes internationales concernant les rayonnements, constatés lors de ses contrôles en entreprise. Si sa position est « logique » dans le contexte actuel, nous savons cependant ce qu’il en est de ces normes, élaborées par l’industrie et nullement liées à des préoccupations de santé ou de protection des travailleurs. (8)

L’un des services externes contactés, très connu, avait pourtant été confronté à cette question, et aurait pu nous rendre compte de situations rencontrées en interne. Une témoin nous a expliqué avoir contacté ce service, et « La dame ne m’a écoutée que grâce au certificat de mon médecin généraliste, mais c’était limite… Sans ce papier je n’aurais pas eu cette écoute, je le sentais bien. Que faire dans cette situation où personne ne nous reconnaît ? Un jour, par la suite, une médecin de la mutuelle m’a demandé mes projets pour la suite. Mais je ne sais pas ! Quelles peuvent être les perspectives ? Je suis en pleine réflexion personnelle… Pour l’instant je ne sais pas, d’abord déménager à la campagne pour avoir un meilleur cadre de vie. J’ai dû vendre mon appartement. J’ai encore quelques années avant la pension, mais j’aimerais être pensionnée anticipativement. Hélas, je n’attends plus de reconnaissance du monde du travail. »

La « Smart Distance » selon Proximus

Comme beaucoup d’autres, au moment de décrire dans son entourage les symptômes du « syndrome des micro-ondes », cette témoin a souvent reçu en retour une bonne dose de scepticisme de ses interlocuteurs. « Les gens sont tellement ancrés dans une vie avec ces technologies qu’ils n’imaginent plus s’en passer… Pour moi, la question sanitaire, elle est claire, je ressens les effets, mais si on ne sent rien, évidemment on ne peut pas vraiment imaginer. » Elle a cependant pu bénéficier d’une bonne compréhension : de la part d’un monsieur qui connaît les antennes de téléphonie mobile de près. « Il est électricien et travaille sur les pylônes pour un opérateur. De suite, il m’a dit : ‘Oui, je suis tout à fait d’accord avec toi, mais que puis-je faire ? Mon employeur me demande d’être en permanence connecté en 4G, il m’envoie des photos et des consignes…’ Il me comprenait car sur les pylônes il ressent les effets des rayonnements, les maux de tête et les vertiges, mais il n’a pas le choix. Cependant, en dehors de cette exposition très proche, il ne le sent pas. Pour l’instant les rayonnements ne laissent pas de séquelles dans son corps en dehors de son travail. »

Comme pour cette dame, exposer sa souffrance physique au contact des nouvelles technologies entraîne encore souvent du scepticisme voire carrément du rejet et des moqueries… Les propos sont carrément vus comme incongrus, sur le mode « si c’était mauvais, ça se saurait ». Pourtant, rappelons que l’entreprise Proximus elle-même appelle ses travailleurs à la prudence au contact de ses propres produits, massivement mis en vente et vantés par une publicité extrêmement agressive (en radio, à la télévision, toutes les nuits et journées, sur les abribus, partout dans la ville)… L’opérateur a réalisé une vidéo à l’attention de ses travailleurs*, il y recommande par exemple de ne pas glisser le smartphone dans la poche, d’utiliser une oreillette ou encore d’éviter de se connecter dans un train ! Dans cette vidéo, l’entreprise assène à ses travailleurs le slogan « Smart use is smart distance », qu’on pourrait traduire par « un usage intelligent se fait à bonne distance ». Dans ce cadre, il recommande de ne pas placer d’émetteur wifi dans une chambre, par exemple. Cela ne peut qu’étonner et nous pose de nombreuses questions : si, comme les dirigeants de Proximus le prétendent envers le grand public, aucun effet sur la santé humaine n’est à déplorer : pourquoi donc ses travailleurs doivent-ils adopter des gestes de prudence ? Pourquoi ce double discours ?

Tous les récits de nos témoins, relatés ici, exposent des souffrances physiques au contact de ces engins placés sur leur lieu de travail. Quelle est la différence entre passer huit heures dans une chambre équipée de wifi, une situation rejetée par Proximus, et huit heures passées dans un bureau équipé de wifi ? Pour nos travailleurs-témoins, aucune Smart Distance n’a été respectée, parfois même après qu’ils eurent informé l’employeur de leurs problèmes… Ne faut-il pas simplement déduire de tout ceci que les rayonnements des nouvelles technologies sont en fait incompatibles avec la santé humaine ?

* La vidéo « solutions sans fil – quelques conseils malins » est disponible en ligne, sur le site de la revue Ensemble.

Inégalités de traitement par les médecins-conseils

Pour les incapacités de plus d’un mois, qui après un an sont qualifiées d’invalidité, la personne bascule dans la compétence de l’Institut national de maladie invalidité (Inami), avec les mutualités comme organisme de paiement. Se retrouver « à la mutuelle », comme le dit le langage courant, implique d’être confronté au médecin-conseil. Son rôle est d’évaluer l’incapacité de travail mais il doit également être un conseiller, un accompagnateur de la personne malade dont il doit suivre l’intégralité du parcours durant une incapacité. La Mutualité chrétienne décrit son rôle comme suit : « En contact avec votre médecin généraliste, votre médecin spécialiste ou le médecin du travail, il évalue votre incapacité de travail de manière individuelle. Il envisage, en accord avec vous, et avec une équipe multidisciplinaire, toutes les actions susceptibles de contribuer à votre réinsertion professionnelle. » Dans les exemples livrés par nos témoins, ce rôle d’accompagnateur semble envisagé par les intéressés de manières fort diverses.

Il est également censé analyser la situation médicale de la personne, « resituée dans un contexte global de travail : Quelles maladies antérieures avez-vous eues ? Qu’êtes-vous encore capable de faire ? Quelles professions vous sont encore concrètement accessibles ? Il tente d’instaurer un véritable échange allant bien au-delà de l’examen médical. Quel est votre contexte de vie familiale et sociale ? Avez-vous des projets et des aspirations professionnels ? Quelle est la conséquence de votre maladie au niveau professionnel ? Comment souhaitez-vous réorienter votre vie professionnelle ? Comment voyez-vous votre avenir ? Sur base de tous ces éléments, le médecin-conseil tentera de trouver, pour vous, la meilleure solution possible (à long terme) aux niveaux physique, psychologique et professionnel et prendra une décision en toute connaissance de cause. À l’issue de chaque rendez-vous, il décidera des actions à entreprendre et de poursuivre (ou non) la reconnaissance d’incapacité de travail. » Voilà pour le début de la période d’incapacité, ensuite « Après neuf mois d’incapacité, le médecin-conseil demande à vous rencontrer une nouvelle fois pour établir un rapport avec une proposition de prolongation de la période d’incapacité de travail pour le Conseil médical de l’invalidité. Il s’agit de l’instance supérieure de décision de l’Inami qui se prononce sur la reconnaissance de l’incapacité de travail en période d’invalidité. Le passage en invalidité doit donc être validé par l’Inami pour une période déterminée (au terme de laquelle votre dossier sera réexaminé). » (9)

Nous sommes manifestement face à un manque d’égalité entre les individus. Pour une même pathologie, certains médecins-conseils rejettent la situation, d’autres décident de soutenir le travailleur.
Nous sommes manifestement face à un manque d’égalité entre les individus. Pour une même pathologie, certains médecins-conseils rejettent la situation, d’autres décident de soutenir le travailleur.

Sur le terrain, nos témoignages évoquent des contacts pour le moins contrastés. Comme pour d’autres acteurs, à tous les échelons, au sujet de la pollution électromagnétique nous sommes manifestement face à un manque d’égalité entre les individus. Pour une même pathologie, certains médecins-conseils rejettent la situation, d’autres décident de soutenir le travailleur. Le minimum de « curiosité » scientifique devrait être d’entreprendre des recherches de base et, par exemple, de lire la définition du syndrome des micro-ondes établie par l’OMS… en 2004 ! Soit dit en passant, cela devrait aller de soi. Dans nos témoignages, le médecin-conseil, plus simplement, peut avoir déjà rencontré un ou des cas semblables dans sa pratique. Nous sommes alors dans des « avancées » dues simplement à la multiplication des drames… Pendant combien de temps ? Plus prosaïquement, le médecin-conseil peut simplement avoir des victimes de la pollution électromagnétique dans son entourage proche.

Rappelons les propos de l’une de nos témoins médecins électrosensibles, qui a elle-même expérimenté, en deux temps, cette situation d’inégalité. « La première médecin était très compréhensive et encourageante. J’ai eu affaire à elle durant un an, c’était bien, mais elle était embêtée, elle disait ‘Vous savez, on n’a pas de case pour ça. On doit remplir des cases vis-à-vis de l’INAMI, et il n’y a pas de case pour vous placer sur les documents’. Elle a ensuite été remplacée par une autre dame, pas du tout attentive, lâchant ‘Je vous donne six mois pour recommencer à temps plein’. (…) Je lui ai apporté des articles sur l’électrosensibilité, elle a refusé de prendre les documents. C’était la première fois qu’un médecin refusait de prendre un article ! J’ai en tout cas pu constater que ce n’est pas parce que je suis médecin que ce problème-là est beaucoup mieux pris en compte. » (10)

Une autre dame a également expérimenté le même type de parcours. « Dès que ça allait un peu mieux, j’ai repris le travail à mi-temps mais, assez vite, mon médecin-conseil a changé, celui qui faisait preuve d’un peu d’humanité a été remplacé par un autre qui m’a obligée à reprendre à temps plein… J’ai tenu trois semaines. » Une autre encore, des mois après notre entretien, signale par courrier électronique qu’« Un médecin-conseil de la mutuelle m’a dit avoir à présent rencontré un autre cas semblable au mien, et avoir dès lors pu aider la personne à constituer son dossier ! Cela vient bien illustrer la différence de comportements entre médecins. » Faute de prise en compte de ce syndrome dans le système belge de santé publique, les médecins-conseils doivent en fait prendre une position personnelle pour tenir compte de la réalité du terrain à laquelle ils sont confrontés. Va t-il falloir attendre que tous aient été confrontés à cette situation pour que les instances de Sécurité sociale décident d’informer leurs médecins et, plus largement, leur personnel ?

Si certaines personnes électrosensibles sont, pour la Sécurité sociale en Belgique, classées dans les personnes atteintes de fibromyalgie ou touchées par le syndrome de fatigue chronique, d’autres sont officiellement en dépression ou en « burn-out ». Elles ont beau annoncer qu’elles aiment leur travail et désirent le poursuivre, puisqu’on ne sait où les classer elle vont faussement grossir d’autres statistiques. « Cela fait cinq ans que je suis en incapacité. Je n’ai pas trouvé de médecin avec une oreille bienveillante, tous ceux que j’ai vu n’y croient pas. J’ai essayé d’envoyer des informations sur l’électrosensibilité à des médecins, mais ça ne fait pas tilt… Je ne sais plus chez qui me rendre. Celle que je vois actuellement, elle s’en fout, ce n’est pas quelqu’un avec qui il y a ‘moyen d’avancer’, on va dire ça comme ça. Je suis donc officiellement en burn-out. Mon mari ne me croit pas trop non plus… Quelles sont les perspectives ? » En pleurant, elle poursuit : « Moches. En fait, je suis seule, je me débrouille seule, je suis obligée. Je m’ennuie énormément chez moi, il ne s’agit pas de ne pas vouloir travailler, au contraire. Mais ce n’était plus possible, j’avais le routeur wifi derrière moi, j’avais le dos brûlé, des douleurs dans les doigts… J’en ai parlé à mon délégué syndical, il m’a regardé de travers, comme une imbécile… Et j’en ai parlé à ma cheffe, elle m’a un peu soutenu, a fait remonter l’information plus haut, mais les mesures ont été insuffisantes. J’ai réussi à tenir deux ans, mais à un moment je n’en pouvais plus, donc officiellement je suis en burn-out. »

Tout cela prouve la nécessité d’une large campagne d’information de tous les échelons de la sécurité sociale, car la non-reconnaissance du syndrome des micro-ondes n’expose parfois même pas à l’aléatoire des médecins-conseils : en réaction aux moqueries et au discrédit, la personne peut simplement ne pas trouver la force minimale pour exposer son vécu. « S’il y avait moyen d’arranger quelque chose sur place, moi j’irais, j’aimerais bien travailler. Je préférerais travailler et ne pas être agressée. Je ne suis pas malade : j’ai des perturbations au contact de machines qu’on m’impose, qui font qu’à l’heure actuelle je ne pourrais plus travailler. Qu’on nous laisse travailler en paix, car être mise sur le côté alors qu’on n’y est pour rien, c’est juste insupportable. Je préfère travailler, continuer jusqu’à mes 65 ans, je n’ai jamais demandé à arrêter de travailler. Je vois le médecin-conseil tous les ans et jusqu’à aujourd’hui je n’ai pas évoqué le problème, je n’ose pas… Il est gentil mais je n’ose pas, vu les réactions déjà endurées. J’ai donc des entretiens avec lui sur le burn-out, et des problèmes de dos, mais je ne parle pas de ça. Le problème principal n’est pas évoqué. » Voilà donc un élément prouvant l’évidente sous-évaluation du problème. Puisque le problème, officiellement, n’existe pas, les gens n’en parlent pas ! Le discrédit social provoque le silence et le problème est moins connu encore… Le serpent se mord la queue. Comment dès lors en mesurer l’ampleur exacte ?

Pour terminer, nous rendrons compte d’une discussion tenue, « par la bande », avec un responsable de la Mutualité socialiste. Lors d’un entretien au sujet de l’augmentation significative des burn-out en Belgique (Lire l’encadré « Burn-out en explosion »), nous avons pu – très – brièvement évoquer l’électrosensibilité. A priori ouvert à la discussion, il coupera court assez rapidement par un « Je ne connais rien à ça. Nous avons très peu de vues, à l’Inami et à la mutuelle, sur ce type de problématiques, dans le sens où elles sont plutôt traitées par la médecine du travail ou par les médecins généralistes. C’est vraiment en dehors de notre champ de vision. » Les faits sur le terrain prouvent pourtant le contraire. Le rôle des mutuelles n’est-il pas d’être à l’écoute des personnes en invalidité ? Au moment de clore cette discussion, notre impression était surtout celle d’un manque d’envie de poursuivre sur le sujet… Dommage, car il y avait là un élément d’explication absent de tout son exposé, relatant d’étonnants chiffres de burn-out en augmentation…

Burn-out en explosion

Dans la rue, nous les voyons au loin parler seuls. Plus proches de nous ils hurlent parfois leur vie à la face du monde. Seuls dans l’habitacle du véhicule, les gestes amples, la conversation des individus isolés bat son plein partout. Faut-il s’inquiéter ? Certains trouvent sans doute cela banal, mais les technologies sans fil créent des habitudes de vie où plus rien ne peut être diffus dans le temps : tout doit être réglé, discuté et… travaillé immédiatement. Cela pourrait simplement être cocasse, folklorique et amusant, si toutefois les conséquences pour le bien-être de nos sociétés n’étaient si funestes.

Si nous quittons quelque peu la question de l’électrosensibilité, nous restons cependant ici dans les questions sanitaires liées aux nouvelles technologies et à leurs effets dans la vie professionnelle. La pollution électromagnétique est corrélée à une dimension mentale manifeste, qui tire toute la société dans des rythmes non-vivables pour les individus. Sur le chemin vers la gare, dans le train, puis en sortant de celui-ci vers le lieu de travail, les travailleurs sont désormais parfois contactés par des collègues ou des chefs de service… Ce temps autrefois passé seul, en relative sérénité peut-être, un temps de réflexion avant le travail, de décompression après celui-ci, ces moments en mode « vie privée » disparaissent progressivement des normes temporelles d’une journée, pour rejoindre le temps de vie professionnelle. Joignable partout et tout le temps, le travailleur peut être en mode « temps de travail » en permanence.

Certains trouveront peut-être cela anecdotique – nous en connaissons – mais l’incidence est réelle sur les chiffres des « craquages », appelés plus souvent par le terme anglais de « burn-out ». Au-delà du syndrome des micro-ondes, les indicateurs sanitaires convergent pour accréditer la nécessité de revenir à un rythme déconnecté. Être joignable tout le temps ne permet plus de se reposer suffisamment entre deux journées de travail, et l’augmentation du télétravail durant la période de la pandémie (et sans doute au-delà) ne va rien arranger, comme le déclare la Centrale des syndicats chrétiens (CSC) « ‘Le télétravail entraîne une déstructuration des horaires’ déclare Laurent Lorthioir (service Entreprises de la CSC). Une loi de 2018 garantit le droit à la déconnexion pour les travailleurs. Mais elle ne dit pas comment l’appliquer. ‘Il faut plus, désormais : nous devons mettre en place un plan de déconnexion’. » (1) Les coûts pour la Sécurité sociale sont colossaux. L’Inami livre des chiffres sur le sujet : « en juin 2020, on recensait 10.597 travailleurs absents de longue durée en raison du stress ou d’un burn-out, pour 4.163 fin 2017. Une croissance de 155 % qui représente un coût considérable pour la Sécurité sociale : près de 155 millions d’euros par an et 491.000 euros par jour ! Et si l’on isole le burn-out, l’évolution est encore plus inquiétante : on passe, sur cette période, de 3.713 à 9.708 cas, soit une hausse de 162 %. » (2) Bien entendu, le burn-out peut résulter de causes multiples, aucun doute cependant sur le facteur aggravant des nouvelles technologies dans cette évolution.

Caroline Verdoot a participé pour la Fédération générale des travailleurs de Belgique (FGTB) à la réalisation d’une enquête sur le « techno-stress ». « Il y a un vrai malaise au sein des entreprises. En 2012, la moitié des travailleurs ressentait le besoin de vérifier les messages professionnels en dehors des heures de travail, ‘constamment’ ou ‘souvent’. C’est énorme. Plus on monte dans les fonctions, plus ce besoin est important, le personnel de direction le ressent plus que les ouvriers, c’est donc légèrement nuancé selon les secteurs. » Il ne s’agit pas nécessairement d’injonction de l’employeur, ce sont également des comportements insinués dans les mœurs : « Tout évolue dans ce sens-là, il y a de la compétition entre travailleurs dans l’entreprise, donc ils ressentent le besoin d’aller toujours plus loin. Si certains travailleurs se limitent à leur horaire 8h-17h sans être ‘performants’, il y a le risque d’être dépassé par un autre travailleur qui aura travaillé en dehors des heures. » (3) Certains témoins expriment en effet l’impression d’être « largué » lors d’une réunion, tôt le matin, tout le monde discutant de données arrivées par mail la veille, durant la soirée.

Les principaux enseignements de cette étude sont significatifs : « Les outils de communication suppriment la frontière vie professionnelle-vie privée : six travailleurs sur dix ont le sentiment de devoir être joignables en dehors des heures de travail et de devoir vérifier l’arrivée de messages à caractère professionnel ; les outils de communication sont une source majeure de stress : sept travailleurs sur dix considèrent ces outils comme des facteurs de stress pendant et en dehors du travail ; les outils de communication sont une menace pour la santé : huit travailleurs sur dix considèrent que les ondes émises par ces outils peuvent constituer une menace pour la santé », ou encore « les outils de communications sont perçus comme des instruments de contrôle des employeurs : sept travailleurs sur dix considèrent que ces technologies sont des moyens pour l’employeur de contrôler leur travail. » (4) Cette enquête de la FGTB a été menée en plusieurs phases, dont la dernière concerne 15.000 travailleurs. Les situations décrites s’aggravent, année après année. En outre, il faut signaler que l’addiction aux engins technologiques entraîne dans son sillage une sorte de « consentement », certains sont heureux de pouvoir travailler à tout moment. Bien entendu, cela ne change rien à l’impact très négatif de ces pratiques sur leur existence.

Notre enquête prouve un lien certain entre les chiffres des burn-out et la pollution électromagnétique et le syndrome des micro-ondes. (Lire « Inégalités de traitement par les médecins-conseils ») Les victimes de la pollution électromagnétique, faute de reconnaissance officielle, ne peuvent aujourd’hui être classées dans une catégorie reconnaissant leur pathologie. Dans les faits, afin de leur assurer un filet de Sécurité sociale, ces personnes sont parfois classées par les médecins parmi les travailleurs en dépression ou en burn-out, malgré la présence d’une grande motivation au travail. Les chiffres de cette affection sont donc de fait artificiellement gonflés car, si les conditions technologiques et sanitaires le permettaient, ces personnes voudraient absolument poursuivre leur vie professionnelle.

(1) « Télétravail : protéger le droit à la déconnexion », Pascal Lorent, Le Soir, 28 avril 2021.

(2) « Les absences pour burn-out ont presque triplé en trois ans », Pascal Lorent, Le Soir, 28 avril 2021.

(3) Rencontre avec Caroline Verdoot, conseillère au « service d’études entreprises » de la FGTB, avec son collègue Bruno Melckmans, le 31 janvier 2019.

(4) Tapez le titre « Bien-être au travail ou technostress ? » dans un moteur de recherche non commercial. Une enquête du service d’études de la FGTB.

Se renvoyer la balle entre responsables d’organismes de Sécurité sociale est aujourd’hui, hélas, une attitude courante. Au lieu d’être « en dehors du champ de vision des mutuelles », les personnes électrosensibles semblent physiquement être dans leur champ d’action, parfois classées dans les statistiques d’autres pathologies. Sur ce sujet, notre témoin (Lire ici) explique pourquoi, selon elle, l’Inami ne peut plus ignorer l’électrosensibilité. Lors de notre enquête, nous avons également pu lire un courrier électronique d’un inspecteur de l’Inami à l’une de nos témoins, qui dit ceci : « La lecture de votre mail me dirige vers le syndrome EHS (Electromagnetic hypersensitivity). Ce syndrome nécessite néanmoins des recherches scientifiques supplémentaires. » La définition de l’OMS du syndrome des micro-ondes, dans ce cas précis, semble faire partie du « champ de vision » de cet inspecteur de l’Inami.

Le tableau décrit ici est bien noir, nous terminerons donc ce tour d’horizon en rappelant une note plus « positive ». Si la personne en difficulté n’est ni dans le champ d’action de l’Inami, pour se tourner vers la mutuelle, ni dans celui de l’ONEm, pour prétendre à des allocations de chômage, elle peut en bout de course se tourner vers le Centre public d’action sociale (CPAS). Dans cette institution présentée comme le « dernier filet de protection sociale », l’idéologie de l’activation pousse les bénéficiaires à devoir rechercher activement de l’emploi, comme pour les chômeurs. (Lire l’encadré « Soutien syndical ? ») La situation doit y être très problématique également, cependant des signes d’évolution positive sont parfois d’actualité. L’une de nos témoins s’est tournée vers le CPAS de sa commune et nous exposait sa « surprise » dans ses contacts avec l’institution. « Comme j’ai déménagé beaucoup, je me suis rendue dans de nombreux CPAS. Ici, pour la première fois je suis arrivée avec les certificats du médecin, où il énonçait clairement mon problème, l’un pour l’impact sur les possibilités de travail et l’autre pour le logement, avec dans les deux cas l’impossibilité pour moi de rester dans les rayonnements. Dans la lettre reçue du CPAS, ils reconnaissent comme normal que je ne puisse pas travailler dans cette situation. C’était incroyable pour moi de lire ça ! » (11)

Pour conclure, il nous semble qu’une diffusion large de la définition du « syndrome des micro-ondes » établie par l’OMS, auprès de tous les professionnels de la santé et de tous les acteurs sociaux du pays, soit une mesure minimale à prendre de toute urgence. Tous les constats établis ici et les descriptions de parcours n’ont pu être possibles, bien entendu, que grâce aux personnes qui ont accepté de témoigner dans le cadre de notre enquête. Une nouvelle fois, nous les remercions chaleureusement pour leur confiance. Il est cependant important de le souligner : les personnes les plus précarisées, peut-être dans un état de décrochage social extrême, nous n’avons sans doute pu les rencontrer, faute de les avoir atteintes par notre appel à témoignage… Où en sont-elles dans leur parcours aujourd’hui ? En outre, il est probable que d’autres personnes soient en souffrance en raison des rayonnements électromagnétiques, sans comprendre ni identifier les sources de leurs problèmes. (12) À nouveau, de même que pour les professionnels de la santé, une campagne d’information s’impose, à l’attention du grand public cette fois.

Terminons avec une dernière témoin et… le canari ! « Au début j’étais hyper naïve, puisque mon corps avait sonné l’alerte, je pensais que c’était ‘positif’ pour tout le monde, j’imaginais une prise de conscience globale du risque sanitaire… En fait, je l’ai compris assez vite, la plupart des gens s’en foutent complètement ! Tout le monde semble prisonnier d’un système où chacun se sent impuissant, sans pouvoir pour arrêter les choses. Nous sommes en fait devant un système, qui nous emmène vers le désastre… Qui pourrait appuyer sur un bouton pour ralentir les choses ? Personne, semble-t-il. Je me suis réellement sentie comme les canaris, que l’on plaçait à côté des mineurs car ils sentaient le gaz et le danger avant tout le monde. Dans l’Histoire, nous resterons comme les canaris dans la mine de charbon. »

Soutien syndical ?

Le manque d’information et le flou général dans lequel sont laissés les différents maillons auxquels peuvent s’adresser les personnes en difficulté sanitaire sur leur lieu de travail semblent se répercuter également dans les organisations de défense des travailleurs. Deux témoins nous ont parlé du syndicat. « J’ai été voir mon délégué syndical en expliquant ma situation, son discours était celui-ci : ‘non, il n’y a rien avec ces technologies, c’est de la fibromyalgie dont tu souffres’. C’est intéressant en soi cela dit, car les gens aujourd’hui classés dans cette maladie récemment reconnue, ont vécu le même type de parcours d’incompréhension. Au syndicat, ils sont au courant, j’ai tout fait pour les informer. Et… Point. On ne m’a plus jamais rappelée. »

Le jeu de l’aléatoire en œuvre dans les parcours des victimes de la pollution électromagnétique, à tous les échelons, nécessite de… croiser les doigts lors d’une quelconque démarche, en espérant tomber sur un interlocuteur informé ou au minimum compréhensif. Une autre dame a eu plus d’écoute du syndicat. « J’ai eu un certificat médical, disant que j’étais bien électrosensible et évoquant les informations de l’OMS, etc. Un élément évidemment important pour les discussions avec l’employeur. J’ai eu connaissance d’une seconde personne également électrosensible dans l’entreprise, une secrétaire de direction dans le même bureau d’étude, mais je n’ai pas pu avoir un soutien de sa part, et le chef n’a jamais voulu nous mettre ensemble. J’ai parlé au syndicat, très intéressé, auquel j’ai transmis énormément d’information. On avait ensemble le projet de réaliser des affiches ‘Ne seriez vous pas électrosensibles ? ‘, mais l’initiative est tombée à l’eau quand j’ai dû changer de travail. » À tous les échelons, l’information semble urgente.

Les syndicats jouent en Belgique un grand rôle dans l’accompagnement des chômeuses et chômeurs. Si la personne perd son emploi, elle introduit son C4 auprès d’un organisme de paiement (syndicat ou CAPAC) qui va solliciter ses allocations de chômage auprès de l’Office national de l’emploi (ONEm). L’organisme de paiement doit alors informer le chômeur de ses droits et obligations, notamment que les allocations de chômage impliquent d’être disponible sur le marché du travail et d’y être proactif, de pouvoir prouver une recherche active sous peine d’être sanctionné. Comment rechercher activement un travail lorsqu’on est épuisé par un environnement agressif pour le corps, touché par une pollution entraînant par exemple des insomnies catastrophiques ? Comment se projeter dans un emploi lorsqu’on sait que la plupart des lieux de travail sont arrosés de wifi, par exemple ? Comment communiquer avec son accompagnateur syndical, si aucune information sur les raisons de votre situation n’a été communiquée au sein de l’organisation des travailleurs ? Nous ne manquerons pas d’interpeller ces organisations, forts des constats établis par notre état des lieux.

Au sujet de l’ONEm et des parcours d’une chômeuse électrosensible, lire « L’électrosensibilité au tribunal ».

(1) Témoignage repris de « État des lieux (I) : Une vie sociale à rude épreuve », section « Un parcours du combattant », Ensemble n°105, Septembre 2021, pages 44 à 47.

(2) Précision sémantique. Nous ne sommes pas particulièrement prompt à la « victimologie » des personnes, et ne désirons pas utiliser le terme de « victime » à la légère. Nous préférons en toute circonstance pourvoir envisager des individus « agissants », actifs pour faire reconnaître leurs droits. Cependant, l’ampleur de la situation est telle qu’il faut bien désigner les situations par un mot adéquat, et dans la plupart des scandales industriels ou sanitaires, les personnes reconnues dans leur combat et parfois finalement indemnisées pour les dommages subis, sont bien désignées comme « victimes ». Ce qui nous intéresse ici est plutôt une analogie avec ces autres « combats de victimes ». Tel que, par exemple, celui des victimes du scandale de l’amiante, qui a duré des décennies et dure toujours…

(3) Témoignage repris de « État des lieux (I) : Une vie sociale à rude épreuve », section « Un parcours du combattant », Ensemble n°105, Septembre 2021, pages 44 à 47.

(4) Lire la première partie de l’état des lieux, voir note 1.

(5) Après le mois de salaire garanti, la personne employée qui est malade tombe en incapacité de travail. Au lieu d’être rémunérée par son employeur, elle est indemnisée par l’Institut national de maladie invalidité (Inami), via sa mutuelle. L’allocation de remplacement s’exprime en pourcentage du salaire brut perdu, comprenant, comme toujours en Belgique, un taux différent selon la situation familiale. Au bout d’un an d’incapacité de travail, la personne est dite en invalidité, elle fait alors partie de ce qu’on appelle les malades de longue durée.

(6) « Fatigue chronique : comment reconnaître ce syndrome ? », Fiches maladies, Santé Magazine.

(7) Extrait du site de la Mutualité chrétienne.

(8) Lire à ce sujet « Rayonnements électromagnétiques : aucune norme sanitaire n’existe », Ensemble ! n°102, Juin 2020, pages 30 à 32.

(9) Description de la Mutualité chrétienne.

(10) Lire « Notre système global de soins rend très difficile la clairvoyance et la liberté thérapeutique », au sein de « Électrosensibilité : des médecins témoignent », Ensemble ! n°105, pages 61 à 73.

(11) Lire le témoignage « Le problème principal est lié à l’habitat », Ensemble ! n°104, mars 2021, pages 40 à 45.

(12) Si vous avez connaissance de personnes présentant un tableau symptomatologique rejoignant la lecture de ces pages, n’hésitez pas à nous contacter.

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