dossier emploi

Un boulevard pour le Vlaams Belang, la N-VA et la FEB

L’avant-projet de loi Dermagne empiète sur les compétences réservées aux régions et ne peut que faire le jeu des partisans de la régionalisation et/ou de la limitation dans le temps des allocations de chômage.

En mettant ce projet sur la table, le ministre Dermagne prend l’initiative, à la veille des élections de 2024, de mettre le feu aux poudres communautaires concernant le caractère fédéral de l’assurance chômage et même du Revenu d’Intégration.

Pour bien appréhender le sens de l’avant-projet de loi « instaurant les territoires de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée » (1) présenté aujourd’hui par le ministre Dermagne (Lire ici), il convient de rappeler l’état du contexte politique concernant l’indemnisation des chômeurs de longue durée dans lequel il s’insère au niveau belge.

Un front anti-chômeurs VB/N-VA/VLD/CD&V/Vooruit/MR/Engagés/FEB

Comme nous l’avons récemment écrit, avec le ralliement de Vooruit (ex sp.a) à une limitation des allocations de chômage à deux ans, le front politique en faveur de l’adoption d’une telle mesure s’est encore élargi. Il rassemble non seulement le Vlaams Belang, la N-VA et le VLD, en Flandre, comme c’était déjà le cas avant les élections de 2019, mais désormais également Les Engagés (ex-cdH), le MR, le CD&V et Vooruit, qui se sont ralliés à cette revendication. (2)

Pour ce qui concerne Vooruit, ce ralliement a pris la forme de la promotion de « basisbanen » dont, par exemple, Het Laatste Nieuws s’est fait écho de la façon suivante : «  « Celui qui n’a toujours pas d’emploi après deux ans de formation et d’encadrement intensif se verra offrir un emploi de base par le gouvernement », précise Rousseau. Si le demandeur d’emploi refuse cette offre, il perd définitivement son allocation. (…) Un « emploi de base » (basisbaan), qu’est-ce que c’est ? Les socialistes visent des emplois qui peuvent faciliter le travail des enseignants, des travailleurs de la santé ou des ouvriers du bâtiment. Cela peut donc aller des surveillant.e.s de cours de récréation à des hommes à tout faire dans la construction, des cuisiniers ou des nettoyeurs dans un centre de soins. Autres possibilités : barman dans un club de sport, entretien de voiries, agent de prévention ou au service des plantations. Les entreprises, les écoles ou les collectivités locales qui embauchent des personnes en emploi de base recevraient alors une subvention. (…) « Ceux qui exercent un travail de base recevraient un salaire minimum et un contrat à durée indéterminée. De cette façon, cette personne peut se constituer des droits à la protection sociale et elle contribue à la solution de certains problèmes sociaux majeurs. » (…) ». (3) De son côté, la FEB défend désormais la régionalisation des allocations de chômage de longue durée, une revendication soutenue par la droite flamande et en particulier par la N-VA. Il reste des forces sociales (FGTB-ABVV et CSC-ACV) et politiques (PTB-PVDA, PS, Ecolo, Groen et Défi) importantes qui s’opposent à ce projet, mais elles devront faire preuve de détermination et d’intelligence pour résister sur ce point à l’attaque lancée par le front du patronat, des séparatistes flamands et des francophones qui s’y sont ralliés.

Soyons de bon compte : le projet déposé par le ministre Dermagne n’est pas un projet de régionalisation des allocations de chômage, il n’est pas identique à celui des « basisbanen » promus par Conner Rousseau, il n’est pas non plus (présenté comme) un projet de limitation des allocations de chômage dans le temps et il vise à ce stade uniquement une partie du territoire (potentiellement le tiers des communes de chaque région avec le plus haut taux de chômage). Force est néanmoins de constater qu’il vise bien les chômeurs de longue durée, à qui il prévoit de proposer des emplois au rabais selon une formule différente mais proche de celle des « basisbanen » de Vooruit et qu’il s’insère, comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, dans un contexte politique où, ainsi que l’a clairement indiqué Thierry Bodson, le président de la FGTB-ABVV, « il y a une menace sérieuse qu’une limitation à deux ans soit imposée par le prochain gouvernement après les élections de 2024 (…) : ce sera sur la table de négociation du prochain gouvernement fédéral ». (4)

Un empiétement manifeste sur les compétences des régions

Non seulement le projet de loi présenté par le ministre Dermagne pourrait très bien se transformer en une forme de  « basisbanen »  à la Vooruit, si les demandeurs d’emploi « de longue durée » étaient susceptibles d’être exclus du bénéfice des allocations en cas de refus d’accepter un « Dermagne job » au rabais. (Lire ici) Mais il y a plus : cet avant-projet empiète manifestement sur les compétences exclusives des régions en matière de politique de l’Emploi. En effet, la loi spéciale de réformes institutionnelles du 8 août 1980 stipule explicitement, depuis la VIe réforme de l’État, qu’en matière de politique de l’Emploi les régions sont notamment compétentes (article 6, §1er, IX) pour : «(…)  2° les programmes de remise au travail des demandeurs d’emploi inoccupés, (…) 2°/1 la mise au travail des personnes qui bénéficient du droit à l’intégration sociale ou du droit à l’aide sociale financière; (…) 7° la politique axée sur des groupes-cibles : a)  les réductions de cotisations patronales de Sécurité sociale qui sont établies en fonction des caractéristiques propres des travailleurs. (…) b)  l’activation des allocations octroyées par l’assurance chômage ou de l’aide sociale financière, en cas de reprise de travail, avec maintien d’une allocation qui est déduite du salaire par l’employeur. (…) 8° la promotion des services et emplois de proximité (…) ». Or il semble incontestable que l’avant-projet de loi rentre en tout ou en grande partie dans ces critères. Il s’agit bien de remettre au travail des demandeurs d’emploi inoccupés de longue durée (caractéristique personnelle), d’une mise au travail de personnes bénéficiant du droit à l’intégration, d’une forme d’activation des allocations et de la promotion de services et emplois de proximité. En légiférant seul dans ces domaines de compétence exclusive des régions, le fédéral excéderait manifestement ses pouvoirs. En outre, les compétences des régions doivent être exercées dans le cadre des enveloppes budgétaires qui leur ont été transférées pour ce faire, et non pas à être directement prises en charge par le fédéral.

« L’État fédéral ne dispose plus de la compétence de mettre en place une expérience TZCLD »

Dans leur étude « Importer l’expérience française « Territoire zéro chômeur de longue durée » (TZCLD) en Région de Bruxelles-Capitale : questions juridiques » (2020), Jean-François Neven et Elise Dermine (ULB) avaient déjà rappelé les règles de répartition des compétences en Belgique et leurs conséquences pour des projets de type TZCLD, que les auteurs synthétisaient comme suit : « (i) dans un Etat fédéral, une entité ne peut mener une politique que si elle se rattache à une de ses compétences ; (ii) dans le système fédéral belge, les compétences sont en principe exclusives de sorte que les compétences transférées aux entités fédérées n’ont plus vocation à être exercées par l’État fédéral, (iii) une compétence transférée est, en principe, financée de sorte que, sauf si cela a été prévu expressément, l’entité fédérée qui, dans le cadre de ses compétences, met en place une politique innovante n’a pas droit à des moyens financiers supplémentaires ; (iv) un accord de coopération entre l’État fédéral et une ou plusieurs régions reste possible pour faciliter l’exercice des compétences respectives ou réaliser des projets communs ». Les deux juristes en tiraient dès lors une conclusion non ambiguë quant aux autorités compétentes dans ce domaine : « La mise en place d’une expérience TZCLD cadre pleinement avec les compétences des régions en matière de remise à l’emploi des demandeurs d’emploi et des bénéficiaires de l’intégration sociale ou de l’aide sociale et d’activation des allocations sociales. L’État fédéral ne dispose plus, quant à lui, de la compétence de mettre en place une expérience TZCLD ». Malheureusement, le ministre Dermagne feint de méconnaître ce cadre institutionnel qui s’impose à lui et n’a pas choisi la seule voie juridiquement praticable pour un développement d’initiatives qui impliquent le fédéral en la matière : la conclusion d’accords de coopération avec les régions. S’il l’avait voulu, nul doute qu’il se serait vu opposer un veto de la Flandre. Outrepasser les compétences fédérales pour tenter de contourner l’opposition flamande risque d’avoir pour seul résultat d’exacerber les tensions communautaires et d’ouvrir un boulevard pour les partis séparatistes.

Jo Brouns : « Nous ne sommes pas favorables »

Comme on pouvait s’y attendre, l’avant-projet de loi n’avait pas encore été envoyé pour avis au Conseil national du travail qu’il faisait déjà l’objet d’une opposition ouverte au sein du Parlement flamand tant sur la question de la compétence de l’État fédéral en la matière que sur le fond même du projet. C’est ainsi que, le 22 juin 2023, le député Axel Ronse (N-VA) interpellait à ce sujet le ministre flamand de l’Emploi, Jo Brouns (CD&V), en ces termes : « (…) L’État fournira en plus une allocation, afin que les gens aient un salaire net minimum, et le gouvernement inventera un emploi pour les chômeurs. Alors qu’il y a tellement de foutus boulots. (…) Pourquoi devons-nous inventer des emplois alors qu’il existe déjà tant d’emplois ? Quelqu’un peut-il m’expliquer cela ? Quelqu’un peut-il expliquer à un employeur flamand qu’on va inventer des emplois en Wallonie et à Bruxelles, et que nous allons financer ces emplois avec des allocations de chômage, des allocations et de l’argent du gouvernement ? (…) Pour celui qui me dira que je suis un nationaliste flamand, que c’est le choix de Bruxelles ou de la Wallonie s’ils veulent introduire ça, parce que c’est leur autonomie, je répondrai que oui, mais pas avec notre argent ! Ces emplois continuent d’être financés par des allocations de chômage, qui sont largement accessibles grâce aux cotisations de nombreux Flamands qui travaillent. Cela ne va pas. » (5) Il fut en cela largement rejoint par le député Brecht Bothuyne (CD&V) «  Il s’agit simplement de dépenser l’argent des contribuables pour créer des emplois fictifs et ainsi donner aux gens l’impression qu’ils travaillent. (…) C’est un abus de notre Sécurité sociale et nous devons lutter contre cela. ». Le ministre Brouns a lui-même fait chorus et a soulevé la question de l’excès de pouvoir de l’État fédéral par rapport aux compétences flamandes : « Nous avons également demandé, dans le cadre de l’inspection technique, d’examiner en profondeur la question de la compétence, car la mise en œuvre de cette mesure tend à dépasser la compétence [fédérale]. (…) Nous ne sommes pas favorables à de telles mesures». Les mots de la fin revinrent au député Axel Ronse : « Fondamentalement, ce qu’ils proposent est quelque chose comme une agence locale pour l’emploi (ALE), mais à temps plein. Monsieur le ministre, s’il vous plaît, n’acceptez pas cela. Ne faites pas cela. Cela ne va vraiment pas. Ce serait la plus grosse erreur que nous puissions commettre. Je continuerai à m’y opposer bec et ongles ».

Mettre le feu aux poudres communautaires

On le voit, l’illégalité de l’avant-projet du ministre Dermagne au regard de la répartition des compétences entre l’État fédéral et les régions n’a pas échappé au monde politique flamand et cela suscite déjà l’hostilité du gouvernement flamand. Ceux-ci estiment, non sans fondement, que cet avant-projet de loi est illégal sur la forme et que, sur le fond, il n’est pas acceptable de faire financer à charge de l’État fédéral la création d’emplois de proximité wallons et bruxellois. Il paraît évident que, si un tel projet de loi devait être adopté, la région flamande en demanderait l’annulation devant la Cour constitutionnelle et qu’elle obtiendrait satisfaction. En mettant ce projet sur la table, le ministre Dermagne prend donc l’initiative, à la veille des élections de 2024, de mettre le feu aux poudres communautaires concernant le caractère fédéral de l’assurance chômage et même du Revenu d’Intégration. On ne pourrait être plus maladroit si son souhait était, comme le proclame le PS, de défendre la Sécurité sociale et son caractère fédéral.

Qui pourrait défendre sur les plateaux de télévisions flamands que l’État fédéral continue à indemniser des chômeurs qui refuseraient un emploi à temps plein ?

On ajoutera à cela que l’idée de la « base volontaire » de l’acceptation de ces emplois, défendue par le ministre Dermagne, qui heurte la logique de l’assurance chômage (Lire ici), ne pourrait qu’alimenter la campagne en faveur de la limitation dans le temps des allocations de chômage ou de la régionalisation des allocations de chômage, voire du Revenu d’intégration. Qui pourrait défendre, en particulier sur les plateaux de télévisions flamands, que l’État fédéral continue à indemniser des chômeurs wallons ou bruxellois de longue durée qui refuseraient un emploi à temps plein ? Certainement pas Vooruit, vu sa prise de position explicite sur ce sujet, sans doute pas Groen et même pas le PTB-PVDA ni les organisations syndicales, qui s’en tiendraient probablement à des déclarations de principe, sans réellement pouvoir mobiliser et emporter la bataille dans un contexte aussi défavorable. Cette mesure serait donc catastrophique pour le maintien des solidarités entre les travailleur.euse.s de ce pays et pour les défenseurs d’une Sécurité sociale unie et forte. Son adoption serait non seulement socialement catastrophique, mais elle ouvrirait en outre un boulevard au Vlaams Belang, à la N-VA, au Voka et à la FEB pour obtenir, après 2024, la limitation dans le temps des allocations de chômage et/ou leur régionalisation, éventuellement accompagnée d’une régionalisation du Revenu d’intégration. Ce projet n’est pas amendable et doit donc être combattu, jusqu’à son abandon complet, par les forces de gauche et par toutes celles opposées à la scission de la Belgique.

Enlisement ou amélioration ?

Les personnes éligibles aux Dermagne jobs, on l’a vu, ne seront subsidiées qu’à la hauteur du RMMMG. Leur salaire n’aura donc rien de mirobolant. On a vu que ne sont concernées que les personnes qui perçoivent des allocations forfaitaires (chômeurs en troisième période d’indemnisation, allocataires d’insertion ou bénéficiaires du revenu d’intégration). On pourrait dès lors espérer qu’au moins ces personnes accèdent à l’issue d’une période de travail à une meilleure allocation. Dans l’état actuel des textes et de ce que nous en interprétons, c’est extrêmement peu probable, en particulier si les cotisations sociales, s’il y en a, ne sont dues que sur la partie salaire, et pas la partie allocation, de la rémunération…

En effet, un chômeur au forfait, pour revenir en première période d’indemnisation, doit avoir travaillé durant une certaine période, avec un salaire ayant fait l’objet de cotisations de Sécurité sociale, secteur chômage. La durée varie en fonction de la situation de départ.

De même, pour obtenir le droit au chômage sur la base de son travail, un allocataire d’insertion ou un bénéficiaire du revenu d’intégration doit avoir travaillé durant une certaine période, avec un salaire ayant fait l’objet de cotisations de Sécurité sociale, secteur chômage. La durée varie en fonction de son âge.

Il serait donc essentiel que la rémunération perçue par les travailleurs dans des Dermagne jobs fasse en totalité (salaire horaire + allocation) l’objet de cotisations sociales. Faute de cela, les personnes resteraient enlisées dans leur situation de départ.

(1) Pierre-Yves Dermagne, ministre du Travail, « Avant-projet de loi instaurant les territoires de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée », juillet 2023.

(2) Arnaud Lismond-Mertes et Yves Martens, « 155.000 chômeurs menacés d’exclusion après 2024 », Ensemble ! n°110, juillet 2023.

(3) Fleur Mees, « Vooruit wil werkzoekenden een ‘basisbaan’ aanbieden: wie weigert, verliest zijn uitkering », Het Laatste Nieuws, 26.04.23 ; lire aussi Arnaud Lismond-Mertes, « Le 1er mai anti-chômeurs de Vooruit », Ensemble ! n°110, juillet 2023.

(4) Thierry Bodson (FGTB) : « Il y a une une menace sérieuse d’une limitation à deux ans des allocations de chômage », Ensemble ! n°110, juillet 2023.

(5) Vraag van Axel Ronse aan minister Jo Brouns om uitleg over de conceptnota ‘Elk talent telt’ en het voorstel over een interfederaal platform dat daarin is opgenomen, donderdag 22 juni 2023, 2951 (2022-2023).

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