Emploi

Le projet Dermagne de « soutien » aux demandeurs d’emploi de longue durée

Que contient l’avant-projet de loi instaurant les territoires de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée dont a accouché la coalition Vivaldi ?

Le 24 juillet 2023, le ministre du Travail, Pierre-Yves Dermagne, a soumis pour avis un « avant-projet de loi instaurant les territoires de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée » au Conseil national du travail (CNT), où siègent les organisations syndicales et patronales. Une lecture article par article permet de prendre la mesure de ce que prévoit cet avant-projet.

Remettre au travail en conservant les allocations

L’article 2 de l’avant-projet résume son intention proclamée : « La présente loi introduit le dispositif « territoires de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée » qui permet à des chômeurs de longue durée, à des allocataires d’insertion et à des bénéficiaires du revenu d’intégration sociale de reprendre un travail, sur une base volontaire, à temps plein ou à temps partiel, dans le cadre d’un programme territorialisé « territoires de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée » en conservant intégralement ou partiellement leurs allocations de chômage ou leur revenu d’intégration sociale et en pouvant cumuler ceux-ci avec une rémunération perçue dans le cadre de ce programme». (1) La suite de l’avant-projet précise ces éléments. A quelles personnes le dispositif s’applique. Quel statut auront les personnes mises au travail dans ce cadre, tant au point de vue de la Sécurité sociale, que du droit au travail ou de leur rémunération, etc. Mais aussi sur quels territoires le dispositif devrait s’appliquer. Ou encore quels sont les employeurs qui pourraient bénéficier de la mise au travail qu’il organise.

Des demandeurs d’emploi de longue durée

Quelles sont les personnes potentiellement visées par ce nouveau dispositif ? L’article 3 le détermine. Premièrement, les chômeurs complets qui se trouvent « en troisième période d’indemnisation ». Il s’agit des chômeur.euse.s dits « de très longue durée », c’est-à-dire qui sont en « troisième période d’indemnisation » et tombent dès lors à un niveau d’allocation forfaitaire, sans lien avec le salaire perdu. La troisième période est atteinte après seulement seize mois pour le jeune de moins de trente-six ans qui n’a travaillé qu’un an à temps plein et après maximum quatre ans pour la personne qui a au moins dix-sept ans de passé professionnel. (Lire le graphique) Cette allocation forfaitaire est (au 1er novembre) de 1.671,8 euros pour les « chef.fe.s de famille », 1.354,86 euros pour les isolé.e.s et 703,44 euros pour les cohabitant.e.s. Deuxièmement, les allocataires d’insertion qui en bénéficient depuis vingt-quatre mois. Il s’agit de jeunes demandeurs d’emploi sortis des études depuis au moins trois ans et qui n’ont pas ouvert leur droit aux allocations de chômage sur la base du travail. Ils ont obtenu une allocation forfaitaire après au minimum un an de stage d’insertion et deux évaluations positives de leurs recherches d’emploi. Cette allocation forfaitaire est (au 1er novembre) de 1.663,48 euros pour les « chef.fe.s de famille », 1.238,64 euros pour les isolé.e.s et 597,48 euros pour les cohabitant.e.s. Troisièmement, les titulaires du revenu d’intégration concernés sont ceux qui en sont bénéficiaires depuis au moins vingt-quatre mois. C’est-à-dire des personnes qui émargent au CPAS et disposent, au titre du droit à l’intégration sociale, d’une allocation de maximum 1.673,65 euros pour les «  chef.fe.s de famille », 1.238,41 euros pour les isolé.e.s et 825,61 euros pour les cohabitant.e.s, selon les montants en vigueur en octobre 2023 (au 1er novembre).

Ce graphique montre à quel moment, selon son passé professionnel, le chômeur tombe en troisième période d’indemnisation.
Ce graphique montre à quel moment, selon son passé professionnel, le chômeur tombe en troisième période d’indemnisation.

Sur des territoires à haut taux de demandeurs d’emploi

Les articles 4 et 5 de l’avant-projet donnent quant à eux des indications sur l’extension territoriale de l’application du dispositif : « Un territoire de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée doit répondre simultanément aux deux critères suivants : 1° le taux d’emploi de la commune est inférieur à la moyenne régionale ; 2° la commune fait partie du tiers des communes qui démontre un taux de demandeurs d’emploi inoccupés le plus élevé de la Région. » La fixation de la liste des territoires concernés est confiée aux régions et à la communauté germanophone. Une prérogative est toutefois reconnue au gouvernement fédéral, celle de « fixer les conditions relatives à la superficie maximale des territoires et au nombre d’habitants maximum concernés ».

Des travailleurs locaux pour des entreprises ou services locaux

Les articles 7 et 8 de l’avant-projet déterminent quelles sont les entreprises qui pourront organiser cette forme de mise à l’emploi. Il s’agit des entreprises qui auront été agréées par les régions et la communauté germanophone sur la base de sept critères : « 1° les services fournis par l’entreprise doivent être essentiellement locaux ; 2° L’entreprise ou le pouvoir local, situé sur un territoire de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée, s’engage à faire appel uniquement à des personnes domiciliées, au moment de l’engagement, sur ce même territoire ; 3° l’entreprise doit avoir une finalité sociale et/ou sociétale ; 4° les services fournis par l’entreprise ne peuvent pas aboutir à la transformation du travail ordinaire dans le secteur privé, public et/ou non-marchand ; 5° L’entreprise ou le pouvoir local s’engage à ne pas faire de sélection des travailleurs participants sur base de critères autres que ceux déterminés par l’agrément ; 6° L’entreprise ou le pouvoir local s’engage à proposer aux travailleurs participants des activités qui tiennent compte des besoins, demandes, aptitudes et capacités de celles-ci ; 7° les services fournis par l’entreprise ne peuvent pas créer de concurrence avec le secteur privé et/ou marchand. » En outre, les pouvoirs locaux situés dans une zone visée qui respectent ces critères pourront également bénéficier de ce dispositif et sont dispensés d’agrément. Aucune précision n’est fournie sur ce qu’il faut entendre par « services essentiellement locaux », « finalité sociale ou sociétale », ne « pas créer de concurrence », etc.

Un « contrat de travail » hors la loi

Les articles 9 à 10 organisent un régime spécifique de « contrat de travail de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée » et précisent qu’il s’applique aux personnes visées en fonction de ce qui précède et qui « restent chômeur ou bénéficiaire du revenu d’intégration sociale pendant toute la durée du contrat, s’engagent à effectuer, sous l’autorité de l’entreprise agréée conformément au chapitre 4 ou du pouvoir local situé sur un territoire de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée et contre rémunération, des prestations de  travail ». Le commentaire de l’article 9 apporte une clarification importante : « La loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail n’est pas applicable à ce type de contrat ».

Un cumul de rémunérations et d’allocations plafonné au RMMMG

L’article 28 de l’avant-projet fixe la rémunération des travailleurs mis au travail dans ce dispositif à 8,24 euros par heure prestée, en prévoyant que ce montant soit indexé. L’article 29 stipule quant à lui que : «  §1er. Cette rémunération mensuelle est cumulable avec les allocations (…). §2. Le cumul prévu (…) est toutefois limité au niveau du revenu minimum mensuel moyen garanti visé par les conventions collectives de travail n° 43 et 50 du Conseil national du travail. §3. En cas de dépassement (…), les allocations (…) sont diminuées à due concurrence. » Ce qui représente pour un temps plein une rémunération mensuelle d’environ 1.315 euros (8,24 euros, durant 21 journées de 7h36 minutes), laquelle se cumulerait donc avec des allocations jusqu’à un montant total mensuel brut de maximum 1.995 euros (RMMMG en septembre 2023). Autrement dit, un temps plein serait payé à deux tiers en salaire et à un tiers en allocations.

Un régime de travail quasi sans protection sociale ni droits collectifs

Plusieurs articles de l’avant-projet placent le statut des personnes mises au travail dans le cadre de ces contrats largement hors du régime général de protection sociale et de droit du travail salarié. L’article 32 précise que la loi du 12 avril 1965 concernant la protection de la rémunération des travailleurs ne s’appliquera pas à ces contrats. L’article 33 fait de même concernant la loi du 5 décembre 1968 sur les conventions collectives de travail et les commissions paritaires. L’impact de l’exemption d’application de la loi de 1965 prévue concernant le prélèvement de cotisations sociales sur la rémunération payée par les employeurs est controversée. Le cabinet du ministre Dermagne prétend que cela ne modifie rien au regard des cotisations sociales, qui devront être payées. Tandis que nous estimons que cela n’est pas à ce stade établi par l’avant-projet en lui-même. (Lire ici et ici)

L’avant-projet de loi « instaurant les territoires de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée » prévoit donc d’introduire en Belgique une révolution dans la conception du travail salarié et de l’indemnisation du chômage, dans le sens où il crée un régime de mise au travail à plein temps sous-rémunéré qui prive les travailleurs d’une bonne partie des droits collectifs et des protections sociales des salariés (Lire ici), d’autant plus grande s’il n’y avait pas de paiement de cotisations sociales. Dans ce cas, ces travailleur.euse.s seraient maintenu.e.s indéfiniment dans un statut soit de demandeur d’emploi de longue durée titulaire d’allocations de chômage soit de bénéficiaire du revenu d’intégration. Le tout au nom du « soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée »…

Ces travailleur.euse.s seraient maintenu.e.s indéfiniment dans un statut d’allocataires

Gageons que le gouvernement tentera de minimiser la portée de son projet, en indiquant qu’il touchera très peu de monde et qu’au besoin il utilisera son pouvoir de limiter l’extension du dispositif. Le même type d’argumentation fut utilisée en 2001 pour l’introduction du système des titres-services. Lorsque la loi organisant ce régime de travail fut présentée au Parlement, la ministre responsable qui présentait le projet à l’époque, Mme Laurette Onkelinx (PS), avait prétendu qu’il ne devrait viser qu’environ 3.000 personnes. Il constitue désormais un secteur pérenne qui met au travail 150.000 travailleuses, coincées dans les conditions de précarité et de pauvreté organisées par ce dispositif. (2) Une fois acceptée et inscrite dans la loi, qui peut croire qu’une forme de travail au rabais au niveau social et pécuniaire pourrait ne pas être plébiscitée par des employeurs, a fortiori si elle est subventionnée par la Sécurité sociale ? Et plus encore si ces emplois étaient exonérés de cotisations sociales. Qui peut douter qu’il s’agirait d’un précédent que le patronat privé voudra élargir à son profit ? Qui peut, par ailleurs, douter que ce projet, qui fait suite à une demande wallonne, pourrait faire autre chose qu’exacerber les pressions en faveur d’une régionalisation des allocations de chômage de longue durée  ? (Lire ici)

Des chômeurs inégaux selon leur durée d’indemnisation

En troisième période d’indemnisation sur la base du travail, le chômeur tombe à un niveau d’allocation forfaitaire, sans lien avec le salaire perdu. Mais le moment où cela arrive dépend du nombre d’années de cotisations et donc de travail à temps plein (ou de travail à temps partiel converti par une formule de calcul en durée de travail à temps plein). La troisième période est atteinte après seulement seize mois pour le jeune de moins de trente-six ans qui n’a travaillé qu’un an à temps plein (1) et après maximum quatre ans pour la personne qui a au moins dix-sept ans de passé professionnel.

Le critère retenu pour déterminer les chômeurs éligibles à la mesure « territoires de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée » n’est donc pas vraiment la durée de leur chômage mais le niveau de dégressivité auquel ils sont tombés. En revanche, le même dispositif est accessible aux bénéficiaires d’allocations d’insertion ou du Revenu d’intégration après une durée fixe de minimum deux ans, donc vingt-quatre mois. Alors que les chômeurs sur la base du travail seront concernés, selon leur situation personnelle, après une période variant donc entre seize et quarante-huit mois. (Lire le graphique)

Il faut aussi signaler que la dégressivité s’arrête si l’une des conditions suivantes au moins est remplie :
– la personne a un passé professionnel d’au moins 25 ans ;
– la personne a une inaptitude permanente au travail d’au moins 33 % ;
– la personne a atteint l’âge de 55 ans.

Cela signifie que les personnes dans cette situation ne seront pas éligibles au dispositif.

(1) Pour rappel, un jeune de moins de trente-six ans a droit au chômage après un an de travail à temps plein. Entre 36 et 49 ans, il faut un an et demi de travail à temps plein et à partir de 50 ans deux ans de travail à temps plein.

(1) Pierre-Yves Dermagne, ministre du Travail, « Avant-projet de loi instaurant les territoires de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée », juillet 2023. Dans la suite de ce dossier, nous raccourcirons parfois chômeurs de longue durée en CLD, allocataires d’insertion en AI et bénéficiaires du revenu d’intégration sociale en BRI.

(2) Arnaud Lismond-Mertes (CSCE), « Objectifs atteints ? », Ensemble ! n°107, mai 2022.

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