indépendants précaires

« Si on veut aider, on aide, et on ne piège pas ! »

Et si les dispositifs qui encouragent les chômeurs à se lancer dans une activité indépendante étaient faits pour les premiers de classe ? Et s’ils se révélaient truffés de pièges pour les autres ? Pleins feux sur un système schizophrène.

Alysson Jadin avait 24 ans. Elle s’est suicidée le 17 novembre 2020, pendant le deuxième confinement, tout juste trois mois après avoir ouvert son salon de coiffure à Liège. A peine ouvert, déjà fermé. Acculée par les dettes, incapable d’honorer ses factures et le remboursement des traites de son emprunt de 25.000 euros. Bien sûr, le suicide est toujours multifactoriel. Mais les conséquences socio-économiques de la crise participent à une augmentation des facteurs de risque. Est-on un peu trop seul ? Porte-t-on un sac un peu trop lourd sur les épaules ? La situation est-elle un peu trop fragile ? La crise sanitaire et économique – un déferlement, bien plus qu’une goutte d’eau – fait déborder le vase.

Toutes les études vont dans le même sens : l’hémorragie sera abondante dans les rangs des indépendants. Surtout dans ceux des « petits » indépendants, à savoir les freelancers (ils travaillent à leur compte, sans employer de personnel), et les entreprises comptant moins de 10 employés. Au printemps 2020, au cœur du premier confinement, les indépendants « personnes physiques » et les petites entreprises accusait une chute de leur chiffre d’affaires de 60%. Après avoir enregistré un léger rebond entre mai et la mi-septembre, ils ont été de nouveau douché dans leur élan en automne dernier, en raison de la deuxième vague. Et, selon une étude de la BNB, à la fin novembre, près d’un indépendant « solo » sur cinq jugeait la faillite probable, voire très probable, dans les semaines et les mois à venir (1). Une autre étude prévoit, en 2021, 50.000 faillites supplémentaires par rapport aux 10.000 qui interviennent chaque année (2).

Une « prime indépendant » plus alléchante que jamais

Bien sûr, les travailleurs salariés subissent de plein fouet, eux aussi, les conséquences de la crise sanitaire : depuis avril dernier, des dizaines de milliers de personnes se sont inscrites (ou réinscrites) comme demandeuses d’emploi, dans les trois Régions du pays. C’est dire si la pression s’est accrue sur les organismes tels Actiris (Bruxelles) et le Forem (Wallonie), censés encadrer les demandeurs d’emploi dans leur recherche de boulot. Et aussi sur l’Onem, censé indemniser les chômeurs (mais, en réalité, plus prompte à les sanctionner et les priver de leurs droits…). Encombrants, ces nouveaux chômeurs. Et coûteux pour le budget de l’Etat. Bref, on ne sait que faire, au sein des Régions et à l’échelon fédéral, pour les inciter à retrouver de l’emploi.

Les prévisions sont sombres pour les freelancers ? Qu’à cela ne tienne : les pouvoirs publics n’ont de cesse d’inciter les citoyens à quitter le marché de l’emploi salarié – et la protection sociale qui y est associée – pour embrasser le destin d’indépendant. Vous avez une envie, une passion, un projet ? Vous ne trouvez pas d’emploi adapté à vos talents ? Vous rêvez d’embrasser un destin plus valorisant ? Eh bien on va vous y aider ! Comment ? En vous encourageant à vous détourner du chômage – et de la protection sociale qui y est associée – pour embrasser une carrière autrement plus stimulante en tant qu’indépendant.

Prenons, par exemples, la « prime indépendant », destinée à ceux qui se lancent dans une activité d’indépendant à titre principal. Lancée à Bruxelles en 2018, elle était jusqu’ici de 3.750 euros ; la voilà qui vient de passer à 4.750 euros. Mille euros d’augmentation d’un coup donc, pour tenter de compenser le fait que « le contexte économique actuel risque de tempérer les ardeurs des plus motivés », a déclaré Bernard Clerfayt, ministre de l’Emploi (Défi). Cette prime est versée en six mois, au demandeur d’emploi bruxellois qui décide de se lancer comme indépendant à titre principal : 1.250 le premier mois, 1.000 le deuxième, 750 les troisième et quatrième mois, et 500 les cinquième et sixième mois. De quoi compenser quelque peu la perte des allocations de chômage durant les premiers mois de l’activité de l’indépendant fais émoulu. Pour quelqu’un qui vivote au chômage, surtout s’il a le statut de cohabitant, ce « cadeau » est bien tentant.

Miroir aux alouettes

Sauf que… « Les chômeurs tentés par une activité d’indépendant, et aussi par la prime, oublient trop souvent que cette prime est soumise à l’impôt : en réalité, ce n’est donc pas près de 5.000 euros qu’ils vont toucher, mais à peu près moitié moins », rappelle Jean-Olivier Collinet, administrateur-délégué de JobYourself, une coopérative d’activité bruxelloise qui offre une formation et un accompagnement, dans un cadre sécurisé, aux indépendants en herbe désireux de tester la rentabilité économique de leur projet entrepreneurial. (lire « Se lancer, oui, mais en s’entourant »).

Certains chômeurs peuvent voir dans cette prime une aubaine, alors qu’en réalité, elle sera vite mangée.Certes, l’ex-chômeur qui demande le bénéfice de la prime doit se faire coacher durant la période de six mois au cours de laquelle elle lui sera versée. Mais, en guise de coaching, il s’agit simplement d’un rendez-vous mensuel rapide, presque formel, au sein d’une « structure reconnue » : ce check-up mensuel sera sanctionné, au bout de six mois, par une « validation » (très superficielle) du projet de l’entrepreneur.

La galère de Nasser

« J’ai touché la prime il y a deux ans, témoigne Nasser, 28 ans, de l’or dans les doigts, qui avait rêvé de se lancer comme ébéniste après avoir galéré trois ans au chômage. Durant les premières semaines de mon activité, le versement de la prime a permis de compenser la perte des allocations de chômage. Mais, rapidement, il a fallu que j’affecte les versements à d’autres choses qu’à ma subsistance : le paiement des cotisations sociales, la création d’un site internet, une formation à la communication en ligne, l’acquisition de matériel, etc. Le troisième mois après avoir renoncé au statut de chômeur et avoir souscrit un numéro de TVA, je n’avais quasiment plus rien pour vivre, et les clients ne se pressaient pas au portillon, même si tout le monde m’avait assuré que mon activité avait ‘‘un beau potentiel’’. » Acculé, aux abois,Nasser a dû quitter son logement, retourner vivre chez ses parents. Cinq mois après le début de l’aventure, il a jeté le gant avec, au compteur, plus de 3.000 euros de dettes auprès de l’Inasti. « Pendant les six mois suivants, je n’ai pas eu droit aux allocations de chômage, car je n’avais pas réussi à maintenir mon activité d’indépendant suffisamment longtemps pour pouvoir y prétendre : j’avais tout perdu ; une vraie descente aux enfers… »

Un « Tremplin » sans sécurité

Parmi les autres mesures apparemment alléchantes, la mesure « Tremplin-indépendants », fédérale celle-ci, occupe une place de choix : elle permet au chômeur qui décide de se lancer comme indépendants à titre accessoire de conserver son droit aux allocations de chômage pendant douze mois.Un an, donc, pour tester une activité d’indépendant complémentaire tout en conservant ses allocations de chômage, à condition toutefois que vos revenus complémentaires ne dépassent pas un certain plafond. Alléchant au premier regard. Mais beaucoup moins à y regarder de plus près. D’une part, l’activité en tant qu’indépendant doit rester « accessoire », c’est-à-dire que pour continuer à percevoir des allocations, l’indépendant doit rester disponible sur le marché de l’emploi. Or lancer une activité en tant qu’indépendant, fut-elle accessoire, prospecter un marché, développer sa communication, etc., tout cela prend tout le temps disponible et toutes les énergies.

Les mesures qui incitent au lancement d’une activité en tant qu’indépendant : un « Tremplin » qui réserve souvent quelques ratés douloureux.
Les mesures qui incitent au lancement d’une activité en tant qu’indépendant : un « Tremplin » qui réserve souvent quelques ratés douloureux.

D’autre part, lorsque l’activité décolle, lorsque le client « mord », les revenus peuvent, eux aussi, décoller subitement (comme ils peuvent se tasser quelques mois plus tard), et dans ce cas, le respect du plafond de 4.330 euros nets imposables par an peut être vite dépassé si l’on n’y prend garde. Et ne comptez pas sur la « souplesse » du service Indemnisations de l’Onem pour vous permettre d’éviter le pire : un dépassement du plafond de 50 euros suffit à vous contraindre à rembourser les allocations de chômage « indûment » perçues. Si personne ne surveille cela, si personne ne vous avertit en temps voulu, ce sont des dettes qui s’accumulent en douce, et qui vont vous faire l’effet d’une bombe au moment où vous vous y attendrez le moins, c’est-à-dire un an plus tard, au moment où l’Onem aura connaissance du montant de vos revenus au cours de l’année précédente. Et si vous vous faites sortir du système de chômage, l’Inasti(la Sécu pour les indépendants) va se rappeler à votre bon souvenir : puisque vous perdez votre statut de chômeur, c’est que vous êtes indépendant à titre principal, que diable ! Et vous voilà donc prié de payer les cotisations sociales « plein pot », avec leurs arriérés !

« Le Tremplin-indépendants peut se révéler intéressant pour le ‘‘haut du panier’’ des candidats indépendants, ceux qui ont mûrement réfléchi à leur projet, qui ont de solides compétences dans leur métier et de bonnes notions financières et juridiques, qui ont accès à toutes les informations, qui ont un bon réseau, souligne Jean-Olivier Collinet. Les autres ont besoin d’un accompagnement serré, avant, pendant, et après le bénéfice de la mesure. Ce type d’accompagnement existe, au sein des Guichets d’économie locale et des Structures d’accompagnement à l’autocréation d’emploi (3), mais les pouvoirs publics ne sensibilisent pas suffisamment les candidats indépendants à l’intérêt qu’ils auraient à se faire accompagner : tout cela manque de lisibilité. Surtout pour les moins qualifiés, qui sont aussi les moins digitalisés, et qui sont aussi les profils les plus à risque ».

Bombes à retardement social

La plupart des interlocuteurs sollicités pour ce dossier n’y vont pas par quatre chemins. En off ou pas, sur le ton de l’indignation militante ou de la résignation pragmatique, tels sont, en substance, leurs constats, et leurs interrogations : « Certains des incitants à la création d’une activité d’indépendant sont de véritables bombes à retardement social », assène un « coach ».

« Les outils censés aider les chômeurs à se lancer dans une activité d’indépendant sont façonnés pour les gens éduqués, outillés pour appréhender les subtilités d’un monde dans lequel ils sont déjà insérés. Les dispositifs ne conviennent absolument pas aux personnes qui se trouvent aux marges du marché de l’emploi. Or, est-ce que ce n’est pas eux qu’il faudrait aider, n’est-ce pas eux qu’il faudrait accompagner dans un processus de réinsertion ? », confirme un conseiller Actiris qui, on le comprend, souhaite garder l’anonymat.

« Certains des incitants à la création d’une activité d’indépendant sont de véritables bombes à retardement social. »

Vincent Fouchet (CSC) défend les affiliés en butte avec l’Onem. Parmi eux, pas mal de chômeurs qui ont tenté l’aventure indépendante, pensant qu’ils ne risquaient pas de perdre le droit aux allocations et qui, au contraire, se sont retrouvés piégés, endettés, anéantis. « Les conditions de conservation des allocations sont très strictes, et très compliquées à comprendre. Seul, sans aide, il est très difficile de s’y retrouver, même si on l’on est issu d’un milieu socioculturel privilégié, que l’on est organisé, ‘‘responsable’’, déterminé. Alors, imaginez un peu, pour ceux qui ont des failles éducatives, personnelles, etc… Normalement, ceux-là, ils devraient bénéficier d’un coup de pouce de la collectivité, d’une aide bienveillante, d’un soutien : il n’en est rien ! »

Des institutions schizophrènes

En guise d’ « aide bienveillante », le plus souvent, une kyrielle de formulaires à cocher en ligne (et tant pis pour la fracture digitale), aux intitulés abscons, et une foule de formalités contraignantes, d’une subtilité d’inspiration kafkaïenne. Pourtant, l’Onem, Actiris, le Forem affirment leur souci d’offrir un marchepied aux chômeurs désireux de se lancer en tant qu’indépendants. « Un marchepied, pour être utile, il doit être accessible. Sinon, il ne s’agit pas d’un marchepied mais d’une falaise dont on peut tomber. Les institutions jouent un jeu schizophrène : elles font semblant de tendre la main mais, en réalité, elles projettent les gens dans le vide. »

« Un marchepied, pour être utile, il doit être accessible. Sinon, il ne s’agit pas d’un marchepied mais d’une falaise dont on peut tomber. »

La principale faille du système réside dans le caractère « machinal », impersonnel de l’octroi de l’ « aide »: « Les personnes qui sollicitent les aides se retrouvent devant un prompteur, avec des cases à cocher, s’indigne Vincent Fouchet. Alors que, vu la complexité du système de chômage, et vu la particularité de chaque situation individuelle, il faudrait un juriste derrière chaque dossier. Le système actuel ne fait preuve d’aucune ‘‘intelligence’’ de gestion. »
La principale faille du système réside dans le caractère « machinal », impersonnel de l’octroi de l’ « aide »: « Les personnes qui sollicitent les aides se retrouvent devant un prompteur, avec des cases à cocher, s’indigne Vincent Fouchet. Alors que, vu la complexité du système de chômage, et vu la particularité de chaque situation individuelle, il faudrait un juriste derrière chaque dossier. Le système actuel ne fait preuve d’aucune ‘‘intelligence’’ de gestion. »

Le paradigme du contrôleur

Un système « intelligent » est un système qui respecterait l’esprit de l’accompagnement, c’est-à-dire qui… accompagne, soutient, conseille. « Mais pour cela, il faudrait que ceux qui, à l’Onem, chez Actiris ou au Forem, sont chargés d’octroyer la mesure ‘‘Tremplin’’, les dispenses de disponibilité sur le marché de l’emploi, les allocations de chômage ou autres primes en faveur des nouveaux indépendants partagent cette logique, ce qui n’est absolument pas le cas. Ils suivent les dossiers avec leur loupe de contrôleurs, de sanctionnateurs, et pas avec un regard bienveillant. Leur postulat est celui-ci : ‘‘ Si une personne loupe une info, contrevient à une condition, c’est que son intention est frauduleuse, et il faut donc la sanctionner. N’était-elle pas au courant ? N’avait-elle pas compris ? Eh bien tant pis pour elle, elle était censée comprendre !’’ Il faudrait évidemment inverser le postulat, et se dire que les personnes fragilisées ont besoin d’être soutenues, informées, conseillées. »

Comptables pas toujours au top

Chrystelle Geenen est gérante de la coopérative Dies, qui a précisément pour ambition d’offrir une solution de long terme aux problèmes liés au statut d’indépendant, tout en encourageant l’entreprenariat. Elle insiste : « On peut être le meilleur menuisier du monde, le plus doué, et être cependant un mauvais menuisier indépendant. » Pour être un « bon » indépendant, il faut soit avoir les qualités et compétences requises, soit être bien entouré, notamment par un comptable qui veille sur vos obligations et sur vos intérêts comme on surveille du lait sur le feu. « Au cours de mes dix ans d’expérience professionnelle (NDLR : dans le domaine de l’accompagnement des indépendants débutants, d’abord chez Step Entreprendre, une structure d’accompagnement à l’autocréation d’emploi, et ensuite chez Dies, une coopérative d’entrepreneurs), j’ai pu constater à de multiples reprises que certains comptables délivrent parfois le service minimum. Ils font les déclarations TVA et les déclarations fiscales de leurs clients, mais ne les conseillent pas véritablement. Ils ne les alertent pas lorsque les revenus des indépendants accessoires, par ailleurs indemnisés par l’Onem, menacent de dépasser le plafond autorisé : certains comptables ne connaissent d’ailleurs pas les dispositifs publics d’aide aux chômeurs. Ils ne leur suggèrent pas de s’acquitter de cotisations sociales à l’Inasti ou d’un précompte professionnel plus élevés pour éviter les mauvaises surprises, etc. Or, la moindre petite faille là-dedans, et c’est tout l’édifice qui s’écroule : perte de droit au chômage, dettes vis-à-vis de l’Inasti et/ou de l’Onem, etc. »

Le succès peut se payer cher

Si l’activité en tant que freelancer se développe, alors il suffit de peu aussi pour être considéré comme indépendant à titre principal : et là, plus question d’indemnités de chômage, et les cotisations sociales augmentent considérablement. Et ce qui représente a priori une bonne nouvelle peut se muer en cauchemar : car, tout compte fait, pour compenser la hausse des cotisations sociales et la perte des allocations de chômage, il faut que les revenus en tant qu’indépendant fassent – durablement – un bond substantiel, ce qui est rarement gagné. Or, tout est fait, justement, pour pousser les chômeurs hors des clous de l’indemnisation et les « aider » à se lancer comme indépendant à titre principal : les avantages « Airbag » (Wallonie) et autres « primes pour indépendant » (Bruxelles) sont alléchantes aux yeux de ceux qui galèrent avec leurs maigres allocations de chômage, et à qui l’Onem cherche régulièrement des poux. Ils croient en ces aides promises (et rarement accordées). S’inscrire comme indépendant ? Un clic suffit – et c’est gratuit – pour s’inscrire sur le site de Securex et décrocher un numéro de TVA : le pas est donc vite franchi… qui peut mener très loin. Jusqu’à l’enfer.

(1) « Un indépendant sur cinq juge la faillite possible », Le Soir du 21 novembre 2020.

(2) Selon les projections de GraydonBelgium, une société spécialisée dans l’analyse des données sur les entreprises. Lire « Les faillites menacent la reprise pour 2021 », Le Soir du 14/11/2020.

(3) Les opérateurs officiels ou « structures reconnues » sont subventionnés par Actiris (Bruxelles) ou le Forem (Wallonie). Il s’agit soit des« Structures d’accompagnement à l’autocréation d’emploi » (Saace), soit des Guichets d’économie locale (Gel). A Bruxelles, les Saace sont représentées par JobYourSelf, Credal Entreprendre, Initiatives locales pour l’Emploi à Schaerbeek (ILES), Microstart, OrientaEuro et Keybox Solutions. Parmi les Gel, citons les guichets de Bruxelles-Ville, Molenbeek- Saint-Jean, Schaerbeek, Saint-Gilles et Anderlecht.

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