indépendants précaires

Se lancer, oui, mais en s’entourant

Les organismes reconnus – et subsidiés par les pouvoirs publics – pour aider, former, encadrer et sécuriser les demandeurs d’emploi qui se lancent comme freelancers permettent de limiter la casse. Mais ils ne pallient pas totalement les incohérences du système.

Jean-Olivier Collinet (JobYourself) : « Les bénéficiaires des structures d’accompagnement sont majoritairement des femmes. Le taux d’échec dans leurs rangs est donc moins élevé. »
Jean-Olivier Collinet (JobYourself) : « Les bénéficiaires des structures d’accompagnement sont majoritairement des femmes. Le taux d’échec dans leurs rangs est donc moins élevé. »

Les chiffres montrent que ça marche, même si les échecs existent et sont douloureux : les 6 « Structures d’accompagnement à l’auto-création d’emploi » (Saace) bruxelloises, et les 12 wallonnes, ont aidé à la création de 650 « entreprises » (en ce compris des indépendants personnes physiques) en 2019. Que font concrètement ces structures ? Elles aident les « porteurs de projets », c’est -à-dire les candidats indépendants, à créer leur emploi en leur proposant un accompagnement individualisé qui les prépare à s’installer comme indépendants. Elles permettent aux futurs entrepreneurs d’affiner leur projet, peaufiner un « plan d’affaires » le plus réaliste possible, et se confronter au marché lors d’un « test en situation réelle » d’une durée maximale de dix-huit mois avant le « vrai » lancement en tant qu’indépendant.

Hécatombe

Si l’on sait que plus de sept personnes sur dix accompagnées dans les Saace de Wallonie, et huit sur dix pour celles qui sortent des Saace bruxelloises, sont toujours en activité cinq ans après leur lancement, il faut bien reconnaître l’utilité et l’efficacité de cet accompagnement. L’efficacité est d’autant plus nette que l’encadrement s’inscrit dans la durée. Cela n’empêche cependant pas quelques crash retentissants : certains bénéficiaires de la mesure Tremplin se font piéger après la fin de leur accompagnement au sein d’une Saace – ils témoignent dans ce dossier. Mais les ratages sont de loin plus nombreux dans les rangs de ceux qui n’ont bénéficié d’aucun accompagnement, ou d’un accompagnement trop court. « Certains candidats arrivent chez nous trop tard, regrette Delphine Steevens, directrice de Step Entreprendre, une Saace implantée au cœur de Liège. Ils ont déjà ‘‘consommé’’ une bonne partie de la période Tremplin’’, et ils ne sont pas outillés pour mener convenablement leur activité d’indépendant, fut-elle accessoire, et encore moins pour se lancer en tant qu’indépendant à titre principal. » Que dire, alors, de ceux qui ne connaissent même pas l’existence des Saace, et ils sont nombreux ? « Certains conseillers, chez Actiris et au Forem, font bien leur boulot et suggèrent au chômeur désireux de tester une activité d’indépendant de s’inscrire auprès d’une Saace, souffle un accompagnateur. Mais souvent, le chômeur n’entend même pas parler de l’existence de ces structures d’accompagnement. Il sait que la mesure Tremplin existe, il se rend auprès de son organisme de paiement des allocations de chômage et demande les documents à remplir pour en bénéficier, et personne ne lui conseille de se faire accompagner. Et c’est là que le pire l’attend. » « La mesure Tremplin peut être une bonne mesure, à condition qu’elle soit couplée à un accompagnement », résume Delphine Steevens. Or l’accompagnement n’est pas obligatoire…

Même hécatombe, voire pire, chez ceux qui se lancent d’emblée en tant qu’indépendants à titre principal, incités par exemple par la « prime indépendants » : certes, pour bénéficier de cette prime, ils doivent se faire encadrer que pendant six mois. Mais, de l’aveu même de ceux qui assurent cet encadrement, celui-ci est trop court et trop léger, et la validation du projet, assez superficielle, ne permet pas de s’assurer réellement de la validité du projet.

Parmi ceux qui connaissent l’existence des structures d’accompagnement, tous ne sont pas nécessairement preneurs : « Accepter l’idée de se faire aider semble plus facile pour les femmes que pour les hommes, constate  Jean-Olivier  Collinet. Les hommes ont davantage tendance à foncer, quitte à réfléchir après. Les bénéficiaires des structures d’accompagnement sont majoritairement des femmes. Le taux d’échec dans leurs rangs est donc moins élevé. »

Et au début était… Smart

Smart a, la première, permis aux travailleurs sans réel statut – à ses débuts, en 1998, elle ne s’adressait qu’aux intermittents du spectacle et autres artistes– de fournir des prestations en tant que travailleurs autonomes, tout en étant « salarisés ». C’est à elle que l’on doit la naissance de ce statut particulier d’ « entrepreneur-salarié ». Car Smart devient ainsi l’ « employeur » de ces travailleurs : moyennant une rétribution de ses membres, c’est la coopérative qui établit les factures après chaque prestation, elle encore qui s’acquitte de toutes les obligations sociales et fiscales découlant des activités de ses membres. Elle est souvent le partenaire obligé de ces travailleurs précaires, indépendants mais pas véritablement autonomes, qui facturent de façon occasionnelle.

Le « principe Smart » est, certes, fort utile pour beaucoup, mais il repose sur une série d’illégalités. Trois exemples. Un : à chaque prestation de l’un de ses membres, Smart délivre un contrat à durée déterminée (CDD). Or, la loi prévoit qu’un employeur ne peut délivrer que maximum 4 CDD sur une période de deux ans, et 6 sur trois ans. Deux : le contrat de travail est établi après la prestation, alors qu’il doit normalement être établi avant. « Il est donc antidaté ce qui, d’un strict point de vue juridique, s’apparente à un faux », commente Martin Willems (CSC). Trois : le nombre de jours prestés est calculé sur la base du montant facturé, et non sur celle des jours réellement prestés, « ce qui contrevient au principe du salaire minimum garanti ».

« Certains patrons désireux de s’attacher les services de travailleurs précaires, et donc exploitables, exigent de leur part d’être affiliés à la Smart et ne passent que par ce service-là, ce qui contribue à la précarisation du travail », souligne Willems. D’autres patrons, au contraire – et c’est par exemple le cas des plateformes Uber & C° – trouvent, au contraire, que l’ « encadrement » offert par la Smart à ses membres est trop contraignant, et somment donc leurs travailleurs de préférer le statut de « travailleurs de plateforme », qui n’offre, lui, aucune protection juridique et s’inscrit totalement en-dehors du cadre de la Sécurité sociale. « Et ces gens peuvent donc se retrouver sans rien, sans aucun droit, sans argent, sans boulot, du jour au lendemain », déplore Estelle Ceulemans (FGTB).

Un projet de vie

Les Saace fournissent donc un encadrement professionnel ainsi qu’un cadre administratif et juridique qui minimise les risques de lancement de l’activité, tout en garantissant un maintien des droits sociaux (allocations de chômage, ou revenu d’intégration pour les bénéficiaires du CPAS). Et elles ne délivrent le Graal, c’est-à-dire la validation du projet du candidat entrepreneur, qu’à quatre candidats entrepreneurs sur dix. « On ne décide pas simplement de devenir : on développe un véritable projet de vie, dans lequel s’intègre le projet professionnel, insiste Delphine Steevens. Et ce projet doit tenir compte de toutes les facettes – talents, aspiration, environnement familial, santé, revenus, etc. – de la vie du futur entrepreneur. Un conjoint cohabitant qui veut s’épanouir en exerçant dans sa passion n’a évidemment pas les mêmes besoins qu’une mère célibataire avec trois enfants à charge. Il faut que le projet en tant qu’indépendant permette à la personne de vivre confortablement, dans le contexte qui est le sien. »

« On ne décide pas simplement de devenir indépendant ; on développe un véritable projet de vie. »

Florence Vandendooren, accompagnatrice chez Step, insiste : « On aide à solidifier ce projet, mais le porteur de projet doit s’impliquer fortement. Il est rapidement confronté aux aspects juridique, commercial, comptable, fiscal, etc. de son projet. Il doit, en six mois, réaliser un business plan détaillé. Il doit chercher des clients, tester l’accueil réservé à son projet, etc. Tout cela demande un gros investissement en temps et en énergie. Le porteur de projet qui arrive au bout de ce processus a déjà prouvé sa motivation, car ce n’est pas facile. Après cela, un jury – au sein duquel le Forem est représenté – valide – ou pas – l’entrée du candidat entrepreneur dans la phase de test de dix-huit mois. » Pendant cette période de test, la Saace « couve » le porteur de projet, c’est-à-dire qu’elle gère l’administration et la comptabilité, lui « prête » son numéro d’entreprise, thésaurise ses rentrées. Le jeune entrepreneur, lui, se concentre sur son entreprise naissante, ses clients, sa communication.

Pour Chrystelle Geenen (Dies), c’est clair : si on veut assurer la pérennité de l’activité des « petits » indépendants, il faut leur offrir un encadrement sur le long terme.
Pour Chrystelle Geenen (Dies), c’est clair : si on veut assurer la pérennité de l’activité des « petits » indépendants, il faut leur offrir un encadrement sur le long terme.

Gagnant, oui…

Mais construire un projet au sein d’une Saace ne débouche pas automatiquement sur la concrétisation dudit projet et le lancement d’une activité en tant qu’indépendant. Chez Step, par exemple, sur 100 personnes qui entament le parcours d’accompagnement, quelque 80 travaillent activement à affiner leur projet, 60 entrent ensuite en mise en situation, et 30 pourront finalement créer leur entreprise et voler de leurs propres ailes. Sur les 570 candidats entrepreneurs qui ont poussé la poste de JobYourself, 400 ont réussi à affiner leur projet, 175 sont allées jusqu’à la phase de test en situation (presque) réelle, et 90 ont réellement créé leur activité au terme du parcours.

Les autres, ceux dont la motivation est moindre, ou dont le projet est jugé plus fragile, se découragent eux-mêmes face à la difficulté de l’entreprise, ou alors sont subtilement encouragés à laisser tomber : « Tout le monde n’est pas fait pour être indépendant, reconnaît Jean-Olivier Collinet, mais tout le monde sort gagnant du parcours. Même si le porteur de projet renonce à se lancer comme indépendant et retourne au chômage, il sortira grandi de l’expérience : il aura acquis plein de nouvelles compétences dans de nombreux domaines, et il pourra les valoriser auprès d’employeurs potentiels, pendant sa recherche d’emploi. »

… mais pas toujours

Gagnant oui, sans doute, si à ce stade le projet capote et que l’aspirant entrepreneur renonce à son rêve : à ce stade, il a gardé ses droits aux allocations de chômage, et ses nouveaux acquis lui permettront de mieux se positionner sur le marché de l’emploi. Par contre, s’il se lance, une fois l’accompagnement terminé, comme indépendant à titre accessoire ou comme indépendant à titre principal, le piège peut se refermer sur lui. « L’apprenti entrepreneur qui sort d’une Saace est, bien entendu, mieux armé que celui qui s’est lancé tout seul, constate Jean-Olivier Collinet. Mais il ne connaît pas encore tout, il n’est pas encore vraiment rodé, et il reste donc fragile. Il faudrait que le pouvoir fédéral et les Régions dégagent un budget pour soutenir le jeune indépendant après le lancement de son activité et son départ de la structure d’accompagnement. Un employé qui débute dans son entreprise, on l’encadre, on l’aide ; chaque entreprise dispose d’un budget « formation » à destination de ses travailleurs. Eh bien cela devrait être pareil pour les indépendants débutants, qui sont des travailleurs comme les autres, et doivent aussi apprendre constamment. »

Un encadrement serré sur le long terme

Oui mais voilà, ce budget est inexistant. Et une fois passé le cap de la Saace, l’apprenti entrepreneur se retrouve seul dans l’arène. « C’est bien d’accompagner le chômeur-indépendant au sein d’une structure telle que JobYourSelf ou Step Entreprendre, mais lorsque l’accompagnement est terminé, nombre de personnes perdent pied. Ce qu’il faut, pour assurer la pérennité de l’activité, c’est un vrai suivi, estime Chrystelle Geenen, gérante de la coopérative Dies qui propose une solution au long cours aux problèmes liés au statut d’indépendant.

« C’est bien d’accompagner le chômeur-indépendant, mais lorsque l’accompagnement est terminé, nombre de personnes perdent pied. »

Cette coopérative d’entrepreneurs permet à ses membres de se concentrer sur leur métier, leurs clients, leurs projets, et gèrent à leur place leur comptabilité, leurs cotisations sociales, etc., et ce autant de temps qu’ils le désirent. « Nous aidons les indépendants qui se lancent de la manière suivante : nous ouvrons un ‘‘département’’ propre à chaque entrepreneur, et mutualisons ensuite la gestion administrative pour tous les entrepreneurs (comptabilité, TVA, lois sociales, etc.). Notons que, chez nous, les entrepreneurs choisissent leur statut en fonction de ce qui leur convient le mieux : ils peuvent opter soit pour le statut d’indépendant (affilié à l’Inasti), soit pour celui de salarié (NDLR : lequel reste gestionnaire de son département ; autrement dit, c’est le salarié qui génère son propre salaire, mais celui-ci est calculé par la coopérative, en fonction des revenus de l’entrepreneur). » Le tout sur le mode solidaire : chaque entrepreneur participe à la collectivité à hauteur de 8% sur sa marge brute, mais les services sont les mêmes pour tous : accompagnement administratif et financier mais aussi – et ce n’est pas rien, particulièrement en ces temps de crise sanitaire – information sur le droit-passerelle, aide pour l’accomplissement des formalités, réunions virtuelles pour maintenir le lien et soutenir le moral, encouragement à l’échange de services entre entrepreneurs, etc.

Car, dans les rêves de ceux qui espèrent reprendre durablement pied dans la vie professionnelle, et s’épanouir dans un boulot qu’ils aiment, « indépendant » ne rime pas nécessairement avec « isolement »…

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