indépendants précaires

On ne sort pas impunément du chômage

Vous rêvez de lancer « doucement » une activité d’indépendant, sans prendre le risque de perdre vos droits au chômage ? Les services publics font tout pour vous y inciter, et pour vous aider. Disent-ils.

Pour les jeunes photographes, journalistes et dessinateurs de presse, le statut de pigiste freelancer est devenu un (long) passage obligé. Taillables et corvéables à merci. Et congédiables sans crier gare.
Pour les jeunes photographes, journalistes et dessinateurs de presse, le statut de pigiste freelancer est devenu un (long) passage obligé. Taillables et corvéables à merci. Et congédiables sans crier gare.

Chausse trappe, guêpier, traquenard, guet-apens, carotte, leurre, feinte, ruse, écueil, embuscade, nasse, embûche : la liste des synonymes du mot « piège » est longue ; aussi longue que les mauvaises surprises guettant le chômeur qui ose se lancer comme indépendant.Pourtant, les incitants ne manquent pas : « Tremplin-indépendants » (Onem), permet d’entamer une activité accessoire en tant qu’indépendant, tout en gardant le droit aux allocations de chômage ; « Airbag » (Forem), et « prime pour indépendant » (Actiris), sont des aides financières qui facilitent le passage, au statut d’indépendant à titre principal, des chômeurs exerçant jusque-là une activité accessoire d’indépendant ou partant « de rien » (1). Pour inciter les chômeurs à remettre le pied à l’étrier du boulot, les pouvoirs publics n’hésitent pas à mettre la main à la poche. Le travail salarié manque ? Qu’à cela ne tienne : créez votre propre emploi, lancez-vous comme freelancer, nous vous aiderons ! ; leur laisse-t-on entendre. De quoi stimuler l’élan et la créativité de chercheurs d’emploi résolus à ne pas se laisser gagner par le découragement et à ne pas se laisser engluer dans l’inactivité. Sauf que…

« Je pensais que ‘‘Tremplin-indépendants’’ était fait pour aider les gens ; maintenant, je pense plutôt que c’est fait pour mieux les piéger. » (Anne, ergothérapeute)

« Sauf qu’entre l’intention de départ et la réalité, il y a souvent un gouffre, témoigne Vincent Fouchet, délégué syndical porteur de procuration (NDLR : en vertu de cette procuration, il défend les affiliés en butte avec l’Onem, par exemple). Les dispositifs d’aide à la création de son propre emploi sont mis en place avec une intention progressiste, mais les services publics qui sont censés les (faire) appliquer sont dans une logique technico-administrative totalement inappropriée. L’administration reste très largement pétrie par de vieux réflexes de contrôle, de suspicion, de coercition : la bienveillance, le soutien, l’accompagnement ne sont décidément pas dans sa culture.Du coup, ceux qui se lancent en croyant aux sirènes des aides promises se retrouvent souvent dans des situations dramatiques et inextricables. »

Anne : « Ne me parlez plus de l’Onem ! »

Anne (57 ans), ergothérapeute au chômage depuis 2017, entend parler de la mesure « Tremplin-indépendants » de l’Onem. A l’été 2018, Elle se dit que cela lui convient à merveille : n’est-elle pas sur le point de signer une convention avec un hôpital qui cherche à s’adjoindre les services d’une ergothérapeute indépendante ?« Je ne sais pas si cette convention va durer, et cela me rassure de savoir que je conserve mes droits au chômage », explique Anne. Le Tremplin lui est effectivement attribué, tout va bien, elle achète une voiture, indispensable. Quelques mois plus tard, cependant, l’hôpital dénonce la convention : Anne perd donc son principal client. Qu’à cela ne tienne, elle ne renonce pas, prospecte tous azimuts, se lance comme ergothérapeute à domicile, et déniche de nouveaux clients à partir de mai. « Entre août et décembre 2018, grâce à l’apport de l’hôpital, j’ai fait un bénéfice de 5900 euros. Par contre, entre janvier et juillet 2019, mon bénéfice est de -690 euros car j’avais énormément de frais (voiture, essence, matériel, prospection, communication, etc.), mais mon activité décollait, j’avais confiance. » Dans certains secteurs, les « offres d’emploi pour indépendants » pleuvent : impossible par exemple, en journalisme, dans le graphisme et dans le dessin de presse, de mettre le pied à l’étrier sans en passer par le statut de pigiste (indépendant), que l’on traîne parfois pendant de longues années. Signe des temps : il n’y a pas si longtemps, le contrat à durée déterminée (CDD) était considéré comme un contrat de seconde zone ; aujourd’hui, c’est un must. Le statut de pigiste, lui, est une promesse de dépendance à l’égard des « employeurs », et de soumission à l’arbitraire patronal : déplaisent-ils ? Renâclent-ils devant des exigences inatteignables ou changeantes ? Se raidissent-ils devant des changements de programme ou des engagements non tenus ? Ils se savent aussi jetables que de vulgaires kleenex. « Personne ne veut être indépendant pour être exploité. Mais la réalité est souvent celle-là,s’indigne Martin Willems. Les employeurs ont de plus en plus recours aux travailleurs indépendants, dans tous les secteurs – pas seulement dans les entreprises privées, mais également dans le monde associatif : cela modifie totalement les lignes de l’organisation sociale de la Belgique. »

Déshumanisation et harcèlement

Sauf que… en août 2020, Anne a reçu un courrier de l’Onem lui intimant de rembourser la somme de 3.300 euros ( !) d’allocations de chômage trop perçues. « Je pensais que mes revenus en tant qu’indépendante accessoire allaient être lissés sur toute l’année. Mais non ! Cela fait évidemment une énorme différence ! Vous imaginez : je touche une allocation de chômage en tant que cohabitante, c’est déjà très peu ! Et maintenant, je dois rembourser 3.300 euros ! De quoi solidement me démotiver… »

« J’ai marché longtemps au bord du gouffre »

Vincent est graphiste. Licencié par son employeur, il s’est battu pour conserver son activité, dans laquelle il excelle, et qui donne un sens à sa vie. Un parcours semé d’embûches : témoignage.

J’étais graphiste salarié à temps partiel (3/4 temps) dans une ONG humanitaire jusqu’à la fin 2016. Pour une raison non communiquée, j’ai été licencié à 50 ans, en plein burn-out. J’ai découvert la grande flexibilité du droit au travail dont bénéficient les entreprises belges.

Vu mon âge, j’ai vite fait une croix sur mes chances de retrouver un travail salarié, même à temps partiel. J’ai alors voulu développer une activité d’indépendant complémentaire en tant qu’illustrateur, activité qui était la mienne depuis plus de vingt ans.Mais, m’a-t-on dit, cette activité était incompatible avec le chômage. Depuis lors, d’autres m’ont assuré qu’il n’en était rien. Bref…

J’ai découvert les joies de la dégressivité du chômage et la catastrophe de la non-individualisation des droits sociaux pour les couples belges.
Depuis plus de trois ans, donc, je me bats pour conserver cette activité artistique d’illustrateur : mon expérience – indispensable dans ce domaine – est grande, et cette activité me semble être ma meilleure chance de travailler dignement jusque 67 ans, l’âge auquel je serai retraité, même si je rêve de pouvoir travailler au-delà.

Je rêvais de développer cette activité pour en faire un emploi « rentable », c’est-à-dire au minimum au-dessus du seuil de pauvreté (alors qu’elle exige une grande souplesse horaire). Pour cela, je suis passé par Backstage Brussels un truc foireux pour creative business, j’ai testé la Smart, j’ai testé Merveille SA et le factoring, j’ai testé l’outplacement(désespérant), j’ai lutté contre la dépression, j’ai découvert l’inaction d’Actiris (aucun suivi, données erronées), j’ai été confronté au mépris dans les bureaux de chômage, à l’impuissance des syndicats, etc.

Maintenant, je suis dans une coopérative d’entrepreneurs, sur les bons conseils de 1819 (1). La coopérative me permet de me concentrer sur mon activité et elle m’a « salarisé », histoire de protéger ma petite famille des aléas du statut d’indépendant.

J’ai connu un véritable plongeon avec la première crise du Covid (le statut de salarié m’a cependant épargné financièrement). Pendant ce creux, j’ai suivi une formation AfterEffecten dessin animé pour entreprises, et j’ai développé mes activités en tant qu’auteur scénariste. Des activités de confiné. Pour le moment(NDLR : en novembre dernier), j’ai un agenda d’activités et un carnet d’adresses très remplis malgré ce deuxième confinement.

Jusqu’à la fin octobre 2020, je recevais 384 euros net, et environ 180 euros de chèque-repas mensuels. J’ajoute à cela un demi-Activa (quelque 200 euros par mois) (2), soit un total de 764 euros par mois. C’est peu, mais bien mieux que les 300 euros auxquels j’aurais droit au chômage en tant que cohabitant. Mais au niveau des loisirs, des vacances, de l’argent de poche pour les enfants, c’est zéro ou presque (je suis devenu un père radin). Mais, je pratique un boulot que j’adore et dont mes enfants sont très fiers. Au chômage, je ne pourrais pas le faire. Le plaisir de travailler et la fierté sont aussi importants, si pas plus, qu’un salaire. Mais un salaire décent reste une priorité.

Ma coopérative m’a déconseillé de demander un complément chômage pour l’autre mi-temps : je n’en aurais presque rien, et un tas d’obligations à respecter et de démarches à effectuer.

Depuis septembre dernier, mon chiffre d’affaires est devenu haut. Du coup, je suis passé à temps plein dans ma coopérative. Les chèques-repas restent les mêmes, l’Activa double.

J’ai aussi soudain une réserve à dépenser pour éviter une « taxation sur les… bonus » ( !). Des soucis de riche, avec un salaire ridicule. Voilà en gros mon histoire sans tabou. Je m’en sors bien, même si j’ai marché longtemps au bord du gouffre.Et j’ai encore beaucoup de colère.

(1) 1819 est un service d’information pour les entrepreneurs de la Région de Bruxelles-Capitale : https://1819.brussels/1819-le-point-de-depart-pour-les-entrepreneurs-et-entrepreneuses-bruxelloises

(2) Le Plan Activa permet à un employeur (en l’occurrence, ici, la coopérative d’activités) de bénéficier de certains avantages : l’Onem paie, pendant un temps, une partie du salaire du travailleur précédemment au chômage sous la forme d’une allocation de travail.

Plus que tout, c’est le mode de communication – « froid, autoritaire, inhumain » – de l’Onem qui a choqué Anne : « Ils t’envoient un courrier te réclamant 3.304 euros, ce qui te fait l’effet d’une bombe, et tu as quinze jours pour réagir. J’ai demandé un délai supplémentaire, car j’étais bien incapable de réagir seule ; il me fallait de l’aide. A peine deux semaines plus tard, j’ai reçu un autre courrier me réclamant de nouveau les 3.304 euros. Par la suite, trois semaines après le troisième courrier, et puis encore un mois plus tard, j’ai reçu deux autres ‘‘invitations’’ à payer. Et ce alors que j’avais demandé un délai. Je pensais que ‘‘Tremplin-indépendants’’ était fait pour aider les gens ; maintenant, je pense plutôt que c’est fait pour mieux les piéger. Cette mésaventure m’a permis de comprendre l’intérêt d’être syndiquée quand on est au chômage. L’Onem devrait vraiment se remettre en question… »

Echaudée par l’expérience, Anne ne s’est pas découragée pour autant. Elle a introduit un recours au tribunal du travail contre la décision de l’Onem et… a quitté le statut d’indépendante accessoire. Désormais, elle abrite son activité dans une coopérative d’activités à finalité sociale. Cette coopérative permet aux indépendants de « salariser » leur activité, ce qui leur garantit l’autonomie dans la gestion de leur activité professionnelle, tout en bénéficiant du statut juridique et social du salarié. Ne lui parlez surtout plus de l’Onem.

Les ailes coupées de Marc

Marc (prénom d’emprunt), lui, ne s’est pas relevé de ce que lui a infligé l’Onem : il a remisé son rêve de devenir indépendant. La trentaine, au chômage, et désireux de s’en sortir, il décide de profiter de la mesure « Tremplin-indépendants » de l’Onem et de se lancer comme taximan à son compte. Vu le contexte difficile dans lequel se débat le secteur des taxis, Marc s’est décidé à tenter l’aventure parce que, se dit-il, « si cela ne fonctionne pas, je n’aurai rien perdu ; je conserverai mes droits au chômage. » Première étape : acquérir une voiture en leasing professionnel et faire une demande d’inscription auprès de la Direction des Taxis de Bruxelles Mobilité : ces formalités prennent du temps, surtout en cette période de fin d’année. En décembre 2018 – cette démarche est obligatoire s’il veut conclure un contrat de leasing – , Marc crée sa société, dont il devient le gérant. Il rêve de se lancer au plus vite, mais les contraintes administratives sont légion, et tout prend davantage de temps que prévu. L’Onem confirme rapidement à Marc qu’il rentre bien dans les clous pour bénéficier de la mesure Tremplin, laquelle prend cours le 14 janvier 2019. Bardaf ! Six mois plus tard, l’Onem se rétracte. Les raisons invoquées ? Un : Marc ne disposerait pas du certificat de gestion de base, condition indispensable au démarrage de son activité de taximan. Deux : Marc aurait débuté son activité d’indépendant avant de solliciter la mesure Tremplin, alors que les conditions stipulent que la demande doit être antérieure au début de l’activité.L’Onem exige donc le remboursement des allocations de chômage « indûment » perçues, soit 5.545,76 euros.

Acharnement technico-administratif

« Aucune de ces deux raisons ne tient, s’insurge Vincent Fouchet, qui a défendu Marc devant le tribunal du travail. Tout d’abord, l’affilié dispose bien d’un certificat de gestion de base. Ensuite, nous avons la preuve que, entre le 11 et le 16 janvier 2019, le dossier de la voiture avec laquelle Marc compte se lancer comme chauffeur de taxi se trouvait au service ‘‘taxi’’, en vue de l’obtention de l’autorisation de circuler : il n’aurait donc pas pu circuler avant le 16 janvier ; l’activité a donc bien démarré après la demande de Tremplin, et pas avant. » D’où vient le problème alors ? Du fait que Marc a créé sa société en décembre 2018, soit avant sa demande du bénéfice de la mesure Tremplin : « C’est le serpent qui se mord la queue, s’indigne Fouchet : sans cela, aucune possibilité d’obtenir un véhicule, pas d’activité de taximan possible, et donc aucun intérêt à solliciter la mesure Tremplin. Il était donc normal que l’affilié accomplisse d’abord ces démarches-là ! »

Marc, par l’intermédiaire de son défenseur, a donc déposé un recours contre la décision de l’Onem, espérant échapper au remboursement de ses allocations de chômage. Mais, quel que soit le jugement (il sera prononcé le 4 janvier 2021), toutes ces tracasseries auront eu raison de la détermination de Marc : désespéré, méfiant, ne croyant plus aux sirènes des aides publiques, il a jeté le gant et ne sera pas chauffeur de taxi.

Démotivé, fatigué de toutes ces tracasseries, Marc a jeté le gant : il ne sera pas chauffeur de taxi.

« Les conséquences de cet acharnement technico-administratif peuvent être très lourdes, insiste Fouchet : s’acharner sur des gens qui sont d’une bonne foi totale et espèrent simplement s’en sortir, c’est risquer qu’ils perdent confiance dans l’Etat. Le repli sur soi, la méfiance envers les institutions : autant d’ingrédients qui contribuent au sentiment d’injustice et d’exclusion, à la désaffiliation, voire à la radicalisation. »

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