déontologie journalistique

« Travailler sur l’équilibre entre liberté d’expression et devoir déontologique, c’est faire dans la dentelle »

Muriel Hanot est secrétaire générale du Conseil de déontologie journalistique (CDJ) ainsi que de l’Association pour l’autorégulation de la déontologie journalistique (AADJ) – c’est-à-dire l’ASBL qui organise le CDJ- depuis mai 2016.Elle est bien placée pour parler des défis que doit relever la presse « traditionnelle », de la si nécessaire et si difficile lutte contre la désinformation, et de l’importance essentielle de la déontologie journalistique. Rencontre.

Muriel Hanot, secrétaire générale du CDJ : « Notre monitoring de la déontologie journalistique, ce sont les citoyens. »
Muriel Hanot, secrétaire générale du CDJ : « Notre monitoring de la déontologie journalistique, ce sont les citoyens. »

Ensemble ! Face à la nébuleuse internet et à la multitude d’infos plus ou moins sérieuses publiées sur la Toile, les conseils de presse tel le Conseil de déontologie journalistique (CDJ) sont-ils encore un outil adapté pour lutter contre les fake newset les manquements à la déontologie ?

Muriel Hanot : C’est parce qu’il est né tardivement, avec l’éclatement de la sphère médiatique, que le CDJ a pensé sa compétence hors les supports « historiques », et décidé de traiter aussi les plaintes visant les médias autres que ceux qui sont membres de l’AADJ, la structure juridique qui supporte le CDJ et en assure le fonctionnement.Les membres fondateurs sont l’ensemble des médias « traditionnels » belges francophones (et germanophones), c’est-à-dire la presse quotidienne, la presse magazine d’info et d’opinion, les médias radio-TV (la RTBF ainsi que tous les médias audiovisuels privés et communautaires). La plupart de ces médias bénéficient d’avantages : aides à la presse pour les uns, attribution de fréquences hertziennes pour les autres. Il est donc normal de considérer qu’en contrepartie, ils s’engagent à offrir au public une information respectueuse des règles déontologiques : leur adhésion à l’AADJ est donc obligatoire.

Les « nouveaux » médias qui explosent sur le Net ne font pas l’objet de tels incitants : ils ne sont pas tenus d’adhérer à l’AADJ et, par là, de s’engager à respecter le Code de déontologie journalistique. Ils peuvent devenir membres volontairement, à l’instar de la presse magazine. Mais s’ils ne le font pas, on ne peut pas considérer a priori qu’ils ne font pas du journalisme : le CDJ a donc décidé d’être compétent pour étudier les plaintes du public à leur encontre.
Le rôle principal du CDJ – et des conseils de presse en général, partout dans le monde où existe une presse libre – est de promouvoir le respect des règles déontologiques qui permettent de reconnaître un « vrai » journaliste d’un producteur de contenus « autre » (non journalistique donc). Cela fait progresser les pratiques des médias qui revendiquent faire du journalisme, quel que soit le support.

Mais ceux et celles qui publient des fake news n’ont que faire de ces règles : tout ce qu’ils veulent, c’est susciter des clics…

C’est vrai. Les fake news, justement, ce ne sont pas des news, ce n’est pas de l’info. Ceux et celles qui les publient ne souscrivent à aucun engagement, ne sont investis d’aucune responsabilité sociétale. Pour eux, l’intérêt c’est précisément le « faux », pas le « fait ». Et ils n’ont pas l’obligation déontologique de rectifier leur erreur…

Puisque les conseils de presse sont impuissants à lutter contre les fake news, qui représentent un véritable fléau pour les démocraties, ne faudrait-il pas que les autorités publiques, les Etats ou le pouvoir judiciaire, fassent en sorte de les éradiquer ?

Je ne dirais pas que les conseils de presse sont totalement impuissants dans cette lutte-là : ils y contribuent sur un angle « positif », par la mise en valeur de l’information de qualité déontologique, mais ne sont qu’un (modeste) acteur parmi d’autres. L’éducation aux médias est évidemment essentielle, ainsi que les règles légales, qui doivent être pensées,certes pour contrer la désinformation, mais surtout pour protéger le droit à l’info (déontologique) et la liberté de la presse. Quant aux mesures « autoritaires » qui pourraient venir contrer la désinformation, il faut être bien conscient qu’il s’agit là d’un sujet très délicat. Vous imaginez le risque, s’il suffisait de clamer « fake news » pour qu’un juge, un responsable politique ou un opérateur économique telles les plateformes ait le pouvoir de suspendre ou de supprimer une info ?

Il n’est pas simple de trouver l’équilibre entre la liberté d’expression, le droit à l’information et l’intérêt du public et de la démocratie. Si ce n’est pas bien pensé, on risque de soumettre les journalistes et l’info à la censure. Quand on pense ce sujet, il faut y aller précautionneusement, comme on le ferait avec de la dentelle. Si on y va avec des aiguilles à tricoter, c’est dangereux. Il ne faudrait pas que la lutte contre les fake news représente un risque pour la liberté de la presse.

Concrètement, les moyens de lutter contre la désinformation semblent particulièrement réduits…

C’est vrai. Mais il existe quand même une marge de manœuvre. On pourrait par exemple imaginer que les médias et producteurs de contenu qui reconnaissent l’autorité des conseils de presse – et font donc « allégeance » à la déontologie journalistique – soient soumis prioritairement à l’autorégulation (c’est-à-dire que les éventuelles plaintes à leur encontre seraient étudiées par un conseil de presse), tandis que les autres, ceux qui ne demandent pas à être membres d’une structure organisant le conseil de presse, tombent eux sous un régime d’ « hétérorégulation », c’est-à-dire d’une régulation exercée de l’extérieur, par des personnes étrangères à la profession. Si un problème se pose, il sera alors tranché par un juge. Une telle disposition existe déjà en Allemagne. Cette disposition n’est certes pas une recette-miracle (il n’y en a pas dans ce domaine), mais elle constitue néanmoins un garde-fou intéressant, je trouve, contre les fake news et autres manquements à la déontologie journalistique : tous les producteurs de contenu, journalistes professionnels ou pas, qui font leur boulot convenablement et souhaitent faire reconnaître leur légitimité, vont jouer le jeu. Les autres se mettront hors jeu, et seront identifiés en tant que tels.

Tout prochainement, les médias membres de l’AADJ seront invités à signaler leur qualité de membres sur leurs supports : ils pourront ainsi afficher la « marque » CDJ, qui est, pour le public, à la fois le signe d’un engagement déontologique et une preuve de fiabilité.

Il arrive aussi que les médias mainstream, qui devraient normalement respecter la déontologie journalistique, soient pris en défaut. Il n’y a pas si longtemps encore, les titres et les articles des quotidiens du groupe Sudpresse (désormais rebaptisé SudInfo) rivalisaient d’inventivité pour appâter le lecteur, au détriment de toute précaution déontologique. Pour ces médias-là, un bon moyen de pression ne serait-il pas de les priver des aides publiques à la presse ?

D’accord pour dire que l’octroi d’argent public à un média devrait s’accompagner, en contrepartie, de certains devoirs de la part du média en question. Dans les faits, bien sûr, cela n’empêche pas des fautes déontologiques. Mais alors, ce sont les pairs – le CDJ est constitué de représentants des journalistes, des rédacteur.rice.s en chef, des éditeurs, et aussi de la société civile – qui sont amenés à apprécier ces manquements. Vous citez les quotidiens de Sudpresse dans votre question, eh bien je peux vous dire que leurs pratiques ont vraiment évolué positivement ces dernières années : les médias et les journalistes n’aiment pas être épinglés par leurs pairs pour manquement à la déontologie ; le CDJ constitue donc un outil de pression efficace. En revanche, attribuer au politique le pouvoir de dire sur base des décisions du CDJ « Ceci est de la bonne presse ; ceci, pas », et de sanctionner la « mauvaise » en la privant des aides à la presse, c’est dangereux…

A l’heure de l’éclatement du paysage médiatique et de la multiplication des producteurs d’info, c’est le respect de la déontologie journalistique qui fait le « vrai » journaliste.
A l’heure de l’éclatement du paysage médiatique et de la multiplication des producteurs d’info, c’est le respect de la déontologie journalistique qui fait le « vrai » journaliste.

Vous êtes résolument opposée à l’intervention de « tiers » pour réguler les médias. Mais les conseils de presse, tel le Conseil de déontologie journalistique (CDJ) que vous représentez, n’ont aucun pouvoir de sanction. Comment, dans ce cas, peuvent-ils réellement peser ?

En tout cas dans l’univers de la presse « historique », il pèse. Les médias dits mainstream sont soumis à une rude concurrence : entre eux, et aussi par rapport aux « nouveaux » médias qui fleurissent sur le Net et vers qui se tourne une part croissante du public. Dans ce contexte, la force de pression du CDJ est double. D’une part, dans les médias « traditionnels », tout le monde s’observe, et personne n’aime être épinglé pour un manquement aux règles de la déontologie journalistique. De l’autre, pour se distinguer des contenus peu fiables qui encombrent la Toile, les « vrais » journalistes doivent justement montrer qu’ils font un boulot de qualité, en respectant la quête de la vérité et les droits des personnes : ils sont donc soucieux de se conformer aux règles du Code déontologie et aux recommandations du CDJ. De plus en plus souvent, d’ailleurs, les journalistes prennent l’initiative, avant publication, de demander l’avis du CDJ sur tel ou tel point s’ils craignent de contrevenir à la déontologie journalistique. Voilà bien une preuve que le CDJ a un vrai impact sur les pratiques journalistiques, qu’il contribue à améliorer.

Un autre avantage du CDJ, c’est qu’avec lui, le public consommateur d’infos a un véritable interlocuteur, qui fait partie du jeu (puisque ses membres appartiennent à la sphère médiatique), mais qui se situe néanmoins au-dessus de la mêlée et en a une approche indépendante. Les plaignants estiment avoir d’avantage de chances d’obtenir une réponse satisfaisante à leurs interrogations lorsqu’ils s’adressent au CDJ qu’au média concerné…

« Ce CDJ se situe au-dessus de la mêlée », dites-vous. Il est pourtant bien essentiellement composé de journalistes, rédacs chef, éditeurs, c’est-à-dire des représentants des médias mainstream. Ne peut-on pas lui reprocher – certains le font d’ailleurs – d’être corporatiste ?

Le fait qu’il soit composé de professionnels du journalisme est inhérent à l’autorégulation (c’est-à-dire à la régulation des pairs) ; si ce n’était pas le cas, on se trouverait alors dans un processus de régulation exercé par des autorités extérieures, et je vous ai dit ce que j’en pensais. Donc, le CDJ est bien un organe « professionnel », mais qui présente toutes les garanties de l’indépendance : indépendance financière, juridique, organisationnelle. Ses membres issus de la sphère journalistique ne représentent pas « leur » média – et se déportent lorsqu’une plainte concernant leur média est étudiée -mais l’ensemble de la profession, et s’intéressent exclusivement à la déontologie. Une part des membres du CDJ est en outre constituée de représentants de la société civile, qui apportent un regard extérieur nourri d’autres perspectives, des points de vue extérieurs à la profession. Le CDJ n’est pas non plus un « ordre » professionnel tel l’Ordre des Médecins, qui a le pouvoir de priver les médecins du droit à l’exercice de la médecine. L’attribution de la carte de presse professionnelle, par exemple, n’est pas de la compétence du CDJ.

J’invite tous ceux qui nous font le reproche de corporatisme d’examiner nos statistiques : en moyenne, depuis le début de l’activité du CDJ en 2010, la moitié des plaintes qui sont introduites sont jugées fondées. Et, même à celles qui sont irrecevables, nous répondons de manière approfondie. Si le CDJ était un organe corporatiste, les plaintes jugées irrecevables ou non fondées seraient bien plus nombreuses, et nous ne prendrions pas autant de peine à répondre à tous les plaignants de manière aussi pointue…

Que faut-il pour qu’une plainte soit recevable ?

Les critères sont clairs : le ou la plaignant.e doit être identifié.e (pas de plainte anonyme), la plainte doit porter sur un reproche concret par rapport à la déontologie, et sur un média/journaliste précis, et elle doit être déposée dans les deux mois de la publication de l’info contestée.

Il est prévu que le CDJ puisse aussi, d’initiative, introduire une plainte à l’encontre d’une publication (auto-saisine). Dans les faits, cela ne se passe pas : pourquoi ?

Cela se passe, mais peu, et le plus souvent quand une pratique journalistique interroge la profession. Le choix du CDJ est clairement de s’appuyer sur les plaintes « citoyennes » : les médias d’information quels qu’ils soient s’adressent à tous, et en retour tout le monde peut déposer plainte contre une info publiée par un média sur quelque support que ce soit ; c’est ça notre base de travail et notre raison d’être. C’est le public qui réalise notre monitoring de la déontologie journalistique. Si le CDJ devait monitorer lui-même, sur quelles bases le ferait-il, quels médias choisirait-il d’épingler, pourquoi, et comment ferait-il face ?

Pendant la période de la crise sanitaire, le nombre de plaintes jugées irrecevables a augmenté : comment expliquez-vous cela ?

La période était exceptionnelle, la tension sociale était grande, les consommateurs d’info étaient particulièrement divisés par rapport aux mesures sanitaires, l’intérêt pour ce qui se publiait dans les médias était particulièrement vif. Pas mal de gens ont réagi spontanément, et sans nécessairement être eux-mêmes directement concernés ou impliqués dans l’info publiée, ce qui n’est habituellement pas le cas. Sans toujours, non plus, respecter les critères de recevabilité des plaintes, ni toujours bien comprendre que ces plaintes devaient porter sur la déontologie journalistique (c’est-à-dire sur la qualité des méthodes de travail, le recoupement des sources, la responsabilité sociale, etc.) et pas sur ce que les plaignants estimaient être « vrai » ou « faux ». Cela dit, nous avons considéré que toutes les plaintes, dans lesquelles au moins un enjeu déontologique était clairement posé, étaient intéressantes à traiter. Ces questions posées par le public – notamment autour de l’opinion des journalistes ou de l’information scientifique – interrogeaient la déontologie sur des aspects auxquels notre jurisprudence ne répondait pas, et méritaient toute notre attention. Cela a représenté beaucoup de travail. Mais c’était passionnant.

Vu le nombre de manquements à la déontologie commis par nombre des « nouveaux » journalistes actifs en ligne et les médias qui ne se reconnaissent pas dans le Code de déontologie, le Conseil de déontologie journalistique devrait être littéralement englouti sous les plaintes. Dans les faits, il n’en est rien : n’est-ce pas étonnant ?

C’est vrai : si les médias en ligne font plus souvent l’objet de plaintes qu’avant, l’immense majorité des plaintes qui arrivent au CDJ impliquent plutôt les déclinaisons en ligne des médias « traditionnels ». Depuis un an ou deux, des plaintes portent quand même sur des pratiques de producteurs d’info qui n’existent qu’en ligne (Twitter/X, des blogs, des posts Facebook, etc.) ; mais il est vrai qu’elles sont encore rares. Est-ce étonnant ? Je dirais que cela prouve surtout que le public a moins d’exigences par rapport aux infos en ligne et celles produites par les journalistes non professionnels, que par rapport aux médias « historiques », qu’ils considèrent comme davantage légitimes. Le public qui interpelle par rapport à cette presse-là ne veut pas qu’elle perde en qualité. Par hypothèse, par rapport aux médias en ligne, les attentes sont différentes, ainsi d’ailleurs que l’usage qu’on en a : soit on va de temps en temps y voir ce qui s’y dit, mais on ne considère pas les réseaux sociaux comme une véritable source d’informations ; soit on y va parce qu’on « s’y retrouve », on a le sentiment d’appartenir à une communauté et on y cherche la confirmation de ce que l’on pense déjà. Cela dit, les attentes du public peuvent évoluer… Un autre facteur d’explication du nombre moindre de plaintes portant sur les médias et plateformes en ligne pourrait relever du fait que les utilisateurs sont moins nombreux que les consommateurs de médias traditionnels à savoir qu’ils peuvent se tourner vers le CDJ.

Par rapport à la visibilité du CDJ, justement : vous publiez les avis sur le site du CDJ, les médias « historiques » concernés par une plainte et un avis rendu par le CDJ est tenu de le publier sur son site également ; vous publiez des recommandations qui ont un certain impact dans les salles de rédaction. Mais il serait quand même exagéré de dire que le CDJ est hyper connu, au-delà de la sphère journalistique…

C’est vrai. Depuis la création du CDJ fin 2009, nous n’avons jamais fait de campagne de communication à l’attention du grand public. Pour pouvoir faire cela, il fallait avoir les reins solides : ce n’est pas la peine de se faire connaître au-delà de notre champ d’intervention habituel et, du coup, d’attirer des plaintes supplémentaires, si nous n’avons pas la capacité de les traiter. Or, jusqu’en 2022, le CDJ avait un important arriéré. Les difficultés ont commencé en 2016, année où le nombre de plaintes a augmenté significativement par rapport à avant : il est passé de quelque 90 plaintes par an entre 2010 et 2016 à 150 plaintes par an après 2016. Au même moment, la proportion des plaintes recevables a également augmenté, parce que les plaignants se sont davantage informés sur les critères de recevabilité, et ont mieux compris sur quel type de plainte pouvait se pencher le CDJ. Lorsque nous avons compris qu’e la hausse du nombre de plaintes était structurelle, nous avons essayé de nous adapter, mais en 2018, 2019 et 2020, nos arriérés étaient énormes. Nous avons donc travaillé sur deux volets pour tenter de sortir de l’impasse : nous avons sollicité – et obtenu – un financement supplémentaire de la part de nos membres (NDLR : le CDJ est financé pour moitié par les éditeurs et pour l’autre moitié par les journalistes, la part de ces derniers étant prise en charge par la FWB, qui la verse à l’ASBL organisant le CDJ), et nous avons revu la procédure pour la rendre plus souple, plus efficace et plus rapide. Nous avons également amélioré la procédure de médiation (lorsque le CDJ reçoit une plainte, il tente d’abord toujours de trouver une solution amiable entre les deux parties), et avons déployé un outil efficace pour la mise en ligne de notre jurisprudence. Maintenant que tout cela est fait, le CDJ est prêt à lancer une campagne de promotion.

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