déontologie journalistique

Les deux « gendarmes » des télés et des radios

Les médias « classiques » de presse audiovisuelle sont soumis à l’autorité de deux instances. En principe, les compétences respectives de l’une et de l’autre sont claires et distinctes. Dans les faits, les relations entre le Conseil supérieur de l’audiovisuel et le Conseil de déontologie sont devenues exécrables.

Les médias audiovisuels sont soumis à la fois au contrôle du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel et à la régulation du Conseil de déontologie.
Les médias audiovisuels sont soumis à la fois au contrôle du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel et à la régulation du Conseil de déontologie.

Le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), l’autorité administrative indépendante chargée de la régulation du secteur audiovisuel de la Fédération Wallonie-Bruxelles, est, avec les tribunaux, l’autre organe de « contrôle » des médias – audiovisuels – francophones (les Communautés flamande et germanophones ayant aussi chacune leur autorité de régulation). On le connaît surtout parce que c’est lui qui, en vertu du décret du 27 février 2003 sur la radiodiffusion, attribue les fréquences télévisuelles et radiophoniques, après vérification du respect des conditions réglementaires.

Mais – et c’est là que ses compétences concurrencent parfois celles du Conseil de déontologie journalistique (CDJ) -, son Collège d’autorisation et de contrôle (CAC), constitué d’experts proposés par les différents partis politiques et désignés par le gouvernement et le parlement, se saisit également des plaintes introduites par les auditeurs et téléspectateurs contre les programmes diffusés sur antenne, en ce compris les programmes d’information. Jusqu’en 2009, c’est-à-dire avant la création du CDJ, le CSA qui n’a jamais eu de compétence en matière de déontologie journalistique abordait néanmoins déjà des questions légales qui pouvaient y toucher, comme le respect de la dignité humaine ou la confusion publicité information. Le refus des éditeurs de services des médias audiovisuels de se trouver sous le double joug du régulateur de l’audiovisuel (CSA) d’un côté, et du régulateur de la déontologie (CDJ) de l’autre, a compliqué et retardé la naissance du CDJ. Pour vaincre leurs réticences, il a fallu négocier un protocole d’accord articulé autour d’une coopération obligatoire entre les deux institutions

Eviter un double contrôle

En pratique, il a été prévu ceci (1) : si le CSA reçoit des plaintes portant sur l’information (2), il est tenu de les communiquer au CDJ, qui rend une décision en priorité. Le CSA doit s’aligner sur cette décision, sauf dans trois cas d’exception identifiés dans le décret – récidive, intervention de l’éditeur sur l’indépendance des journalistes, situation particulièrement grave faisant l’objet d’une plainte d’au moins trois parlementaires – où la régulation du CSA vient alors renforcer l’avis de l’organe d’autorégulation (CDJ). Certains aspects de l’activité journalistique – tels la protection des mineurs, l’interdiction de diffusion des images de violence gratuite, la protection des mineurs, la confusion entre info et publicité, par exemple – sont affaire de règles légales : dans cette hypothèse, le CSA reste pleinement compétent.

Enfin, si les plaintes portent sur des compétences partagées, c’est-à-dire à la fois sur une des possibles infractions à la législation en matière d’audiovisuel citées ci-dessus et sur l’info, l’autorégulation du CDJ est sollicitée en première ligne et, si cette autorégulation ne fonctionne pas, alors l’intervention de l’organe de régulation (CSA) est sollicitée. En donnant priorité au CDJ dans le traitement des plaintes, l’objectif est toujours d’éviter une double procédure.

L’ « affaire » des images de l’assassinat de l’ambassadeur russe en Turquie diffusée sur la RTBF, en décembre 2016, est emblématique de la concurrence que peuvent se livrer le CSA et le CDJ.
L’ « affaire » des images de l’assassinat de l’ambassadeur russe en Turquie diffusée sur la RTBF, en décembre 2016, est emblématique de la concurrence que peuvent se livrer le CSA et le CDJ.

CSA et CDJ à couteaux tirés

Depuis la mise en place de ce mécanisme de « coopération organisée » (« forcée ? », interroge François Jongen, avocat spécialisé en droits des médias qui fut, jusqu’en 2020, l’avocat du CSA, avant de devenir directeur de TVLux jusqu’en octobre 2022 et membre du CDJ durant la même période), le CSA continue à recevoir nombre de plaintes en matière de déontologie – les plaignants ne connaissent pas tous l’existence et les compétences du CDJ -, qui doivent donc être redirigées vers le CDJ.  Certaines plaintes se situent en zone floue, à la marge entre déontologie et infraction à la loi sur l’audiovisuel, ou ont un pied dans chaque domaine : il arrive fréquemment, surtout ces dernières années, que des couacs se produisent, et que les deux institutions s’affrontent autour d’une plainte.

« Les médias audiovisuels cherchent à se soustraire le plus possible au contrôle du CSA pour ne se soumettre qu’à l’(auto-)régulation du CDJ, qui n’a aucun pouvoir de sanction, analyse François Jongen. La ‘‘sanction’’ la plus lourde imposée par le CDJ est la publication de la décision qu’il a rendue. A l’inverse, le CSA, lui, a bel et bien un pouvoir de sanction, qui peut aller de l’avertissement – là on n’est pas encore dans la sanction – à la suspension du droit d’émettre, en passant par des amendes administratives. Avec un organe d’autorégulation, on s’arrange entre soi ; c’est plus confortable que d’être soumis à un regard extérieur, indépendant. »

Le CSA n’a jamais vraiment avalé le fait d’être spolié d’une partie de ses compétences d’antan par le CDJ, et ce dernier n’entend pas concéder la moindre miette de ce qu’il estime ressortir de ses compétences. Les occasions de brouille sont donc variées et fréquentes. Certaines vont même très loin : en avril 2023, une bagarre (trop « technico-théorique » pour être expliquée en détail ici) entre le CSA et le CDJ autour d’un sujet traité à l’antenne par BX1, a débouché sur un signalement du CDJ au Conseil de l’Europe, dans lequel il reproche au CSA de piétiner la liberté de la presse. On ne pourrait faire arme de guerre plus aiguisée…

Des images violentes en direct

L’assassinat, le 19 décembre 2016, d’Andreï Karlov, ambassadeur russe en Turquie, filmé en direct, et dont la RTBF a diffusé les images dans son « 12 minutes » (La Deux), illustre bien la ligne de fracture entre le CDJ et le CSA. La RTBF avait diffusé ces images très violentes sans avertissement explicite préalable ; un plaignant a contacté le CSA pour dénoncer cette absence d’avertissement, ainsi que cette diffusion d’images de « violence gratuite ». La plainte relevait à la fois des compétences du CDJ (déontologie) et du CSA (notamment pour ce qui est de la législation sur la protection des mineurs) : ainsi que le prévoit le protocole d’accord entre les deux instances de régulation, le CSA a d’abord requis l’avis du CDJ, et celui-ci a estimé que la plainte n’était pas fondée, vu l’intérêt informatif des images et le fait qu’elles étaient accompagnées d’un commentaire replaçant les choses dans leur contexte. Au grand dam de la RTBF, le CSA a tout de même considéré que l’absence d’avertissement préalable à la diffusion des images sur La Deux avait porté atteinte aux règles en matière de protection des mineurs – un point légal relevant du contrôle du CSA -, et il a en conséquence adressé un avertissement à la RTBF. Aux yeux de la RTBF, le CSA n’était pas compétent pour se prononcer après le CDJ ; le CSA, de son côté, a soutenu que l’intervention du CDJ n’épuisait pas ses compétences. Avertir oralement les téléspectateurs qu’une scène peut nuire aux mineurs est une règle consacrée par la législation, a-t-il expliqué en substance. Il appartient donc à l’autorité administrative d’en vérifier le respect, et ce indépendamment de l’avis du CDJ. Notons que le CDJ n’a pas contesté cette position du CSA.

Mais là où le bât a blessé, c’est lorsque le CSA s’est prononcé une deuxième fois, et après le CDJ, sur les autres griefs de la plainte (dignité humaine et violence gratuite), alors que ces points relevaient de la compétence du CDJ, de sorte que la RTBF a fait les frais d’un double contrôle. Ce cas emblématique met le doigt sur ces deux interprétations qui s’opposent depuis que les membres du CSA qui avaient participé à l’élaboration du texte de 2009 ont quitté l’organe de contrôle et ont été remplacées par d’autres, moins au fait de l’esprit du texte tel que l’avaient conçu ses initiateurs. Ces interprétations divergentes empoisonnent régulièrement les relations entre les deux instances de régulation de l’audiovisuel. « Il faut espérer qu’une clarification s’opère avant les élections de 2024, ose François Jongen. Parce qu’en période électorale, les tensions ne peuvent que s’intensifier, et si les termes de la collaboration entre les deux instances ne sont pas bétonnés et compris de la même façon par le CDJ et le CSA, les crispations n’ont aucune chance de s’apaiser à l’avenir… »

(1) Les modalités d’application du décret du 30/04/2009 ayant tendance, avec le temps, à être interprétées différemment par le CSA et le CDJ, l’AADJ a publié une note interprétative du décret en septembre 2019, censée redéfinir les sphères d’intervention de l’un et de l’autre.

(2) La RTBF et les Médias de proximité (MDP/ex-« télés locales reçoivent de l’aide directe de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Les subventions allouées à la RTBF et aux MDP leur permettent d’assumer leurs missions de service public, et tous doivent être affiliés à l’AADJ, l’ASBL faîtière du Conseil de déontologie journalistique : ils doivent donc, de même que la presse écrite bénéficiaire d’aides à la presse, être membres de l’AADJ et, par conséquent, s’engager à respecter la déontologie. La RTBF est, en plus, tenue à des obligations de contenu.

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