déontologie journalistique

Les points d’attention du public évoluent

En matière de plaintes déposées contre des médias auprès du Conseil de déontologie, il y a des « tendances ». Elles sont révélatrices des sujets de société par rapport auxquels les consommateurs des médias exercent une vigilance particulière. C’est ainsi que la jurisprudence évolue en matière de déontologie.

Est-il pertinent, dans tel article, de s’étendre sur les caractéristiques personnelles de la personne concernée ? Si oui, il s’agit d’en parler en évitant les stéréotypes, les généralisations et autres stigmatisations.
Est-il pertinent, dans tel article, de s’étendre sur les caractéristiques personnelles de la personne concernée ? Si oui, il s’agit d’en parler en évitant les stéréotypes, les généralisations et autres stigmatisations.

Ce ne sont pas à proprement parler des phénomènes de mode. Mais plutôt des points d’attention qui émergent, insistent, et puis s’estompent au fur et à mesure que les médias intègrent les bonnes pratiques déontologiques. Au CDJ,on observe ainsi certaines « tendances » dans les thématiques des plaintes, qui se succèdent au gré de l’actualité et de la sensibilité sociétale.

Ainsi, en 2015 et 2016, la majorité des plaintes concernait l’article 28 du Code de déontologie, lequel prescrit que « les journalistes ne mentionnent des caractéristiques personnelles que si celles-ci sont pertinentes au regard de l’intérêt général. Lorsqu’ils font état de ces caractéristiques, les journalistes évitent les stéréotypes,les généralisations, les exagérations et les stigmatisations. Ils s’interdisent toute incitation même indirecte à la discrimination, au racisme et à la xénophobie ». C’était l’époque de la crise migratoire et des attentats de Paris et de Bruxelles : rien d’étonnant, donc, vu la somme d’infos publiées à l’époque sur les migrants, les « étrangers » et les musulmans, qu’elles aient recelé leur part de dérapages. « Le CDJ a publié alors beaucoup d’avis suite à des plaintes concernant ces thématiques, qu’il a complétés par des recommandations sur la manière de traiter l’info portant sur les personnes étrangères, assorties d’un lexique de termes adéquats (1), rappelle Muriel Hanot. Les pratiques journalistiques ont évolué par la suite, de sorte que cette thématique a progressivement disparu dans les plaintes. »

Quid du droit à l’image ?

A partir de 2017 et les années suivantes, les thématiques les plus questionnées avaient trait au droit à l’image autour, notamment, de l’utilisation des photos « piquées » sur les profils Facebook et publiées sur les médias en ligne sans autorisation. « A cette époque, on assiste au déploiement de la presse en ligne, et de jeunes journalistes sont spécifiquement affectés au Web. Puisqu’il est facile de trouver des photos des personnes sur les réseaux sociaux, des journalistes estimaient qu’ils pouvaient légitimement les utiliser pour illustrer leurs articles concernant ces mêmes personnes ; or ce n’est pas le cas. Nous avons rendu plusieurs décisions successives sur cette thématique, ce qui a contribué à asseoir la jurisprudence en la matière. On a aussi beaucoup travaillé le sujet au sein des rédactions, et les cours de déontologie dispensés aux futurs journalistes ont intégré cet aspect dans leur contenu. Aujourd’hui, il est clair pour tout le monde que les photos, même si elles sont publiées sur les réseaux sociaux, ne peuvent être publiées sans le consentement explicite des personnes. »

Et du droit de réplique ?

En 2021 et 2022, une thématique en vogue portait sur le droit de réplique : « Il arrivait fréquemment alors que des articles publiés en ligne démarrent sur une info « forte » et se poursuivent le lendemain, avec d’autres déclinaisons, d’autres angles. On « feuilletonnait ». Et dans un chapitre ultérieur du « feuilleton », on donnait enfin la parole à la personne mise en cause précédemment », se souvient la secrétaire générale du CDJ. Le CDJ a remis les pendules à l’heure : le droit de réplique prévu à l’article 22 du Code est essentiel, et il faut donner la parole aux personnes mises en cause dans un article le plus rapidement possible. Il prévoit que « lorsque des journalistes diffusent des accusations graves susceptibles de porter atteinte à la réputation ou à l’honneur d’une personne, ils donnent à celle-ci l’occasion de faire valoir son point de vue avant diffusion de ces accusations. L’impossibilité d’obtenir une réponse n’empêche pas la diffusion de l’information mais le public doit être averti de cette impossibilité. »

Propagande ou info ?

Une autre thématique qui émerge depuis peu porte sur la confusion entre propagande/militance et information.Le 15 février 2022, Kairos diffusait un Facebook Live dans lequel Alexandre Penasse, le rédacteur en chef du journal, couvre le Convoi de la liberté qu’il suit en voiture, en compagnie de deux autres personnes – un chauffeur et un membre de l’équipe de Kairos. Seul le rédacteur en chef de Kairos dispose d’un micro qui lui permet d’être audible pour les spectateurs. Les autres membres de l’équipe sont en général inaudibles. L’intégralité du Live est enregistrée depuis la voiture en question.

Pendant le Live, le journaliste formule plusieurs commentaires expliquant sa participation au Convoi de la liberté, ou relayant aux spectateurs des informations sur la progression des autres Convois présents à Bruxelles. Certains commentaires concernant les services de police et leur travail sont également formulés pendant ce temps, entre-autres :« Ouais voilà, ils payeront un jour. Tout est corrompu. (silence) Ouais, ouais, il [un policier] a quasiment le… ils aiment bien ça. Ils ont bien la main sur la matraque ou bien prête à dégainer. On a vu en France les images » ; « Ouais, c’est ça, peut-être des viols et des agressions en cours mais les méchants ce sont les gens qui veulent juste qu’on leur foute la paix. (…) » ; etc.

Le Vif/L’Express s’est fait recadrer pour manquement à la déontologie dans un article dans lequel la journaliste faisait intervenir un « expert » en réalité peu au fait du sujet et, surtout, notoirement opposé à la biodynamie.
Le Vif/L’Express s’est fait recadrer pour manquement à la déontologie dans un article dans lequel la journaliste faisait intervenir un « expert » en réalité peu au fait du sujet et, surtout, notoirement opposé à la biodynamie.

Une plainte contre ce Facebook live est arrivée au CDJ. Le plaignant reprochait notamment au journaliste d’avoir participé activement à la manifestation sous prétexte de couverture journalistique. Dans son avis, le CDJ a constaté que le rédacteur en chef du média avait effectivement confondu son rôle de journaliste avec celui d’un manifestant. « Le journaliste a diffusé des informations qui servaient l’intérêt particulier des manifestants plutôt que l’intérêt général, il a endossé continuellement les positions du mouvement dont il ne s’est distancié à aucun moment (…) », a en substance relevé le Conseil, « ce qui était de nature à mettre en doute son indépendance dans la couverture de l’événement » (2). « Le propos, ici, n’est pas de dire que le journalisme militant n’est pas un journalisme a priori irrespectueux de la déontologie journalistique, souligne Muriel Hanot, mais bien de relever que, si le journaliste se mue en militant lorsqu’il couvre un sujet, s’il aborde l’info concernée avec ses seules lunettes de militant et confond son engagement de militant avec son rôle de journaliste, alors il se retrouve dans l’incapacité de faire de l’info. » « La discussion porte clairement sur l’intention au cœur du message : les informations sont-elles d’intérêt public ou d’intérêt particulier ? Si l’intérêt militant voire idéologique prend le pas sur l’intérêt général qui est l’essence même du travail journalistique, n’est-ce pas le sens-même du travail et de la fonction journalistiques qui disparaît ? » Muriel Hanot de rappeler, faisant référence à un avis de compétence publié antérieurement sur un site militant, que « le journalisme militant responsable socialement garantit au public, vis-à-vis duquel il s’engage, que l’information qu’il diffuse respecte la déontologie dont, entre autres principes, la recherche de la vérité, l’indépendance, la loyauté et le respect du droit des personnes. »

Il y a experts et experts

Dernièrement, c’est sur le statut de l’opinion des « experts » que s’est portée l’attention du public : peut-on tout laisser dire aux personnes extérieures à la rédaction qui interviennent sur un sujet ? Non ! Ainsi, Le Vif/L’Express s’est vu épingler par le CDJ à la suite d’une plainte introduite contre un article du 18 juillet 2022 sur l’agriculture biodynamique, qu’un des « experts » interrogés mettait en lien avec l’anthroposophie, présentée comme une « dérive sectaire ». L’ « expert » en question était « un militant actif notoirement opposé à l’agriculture biodynamique et à l’anthroposophie, ce qui ne permettait pas aux lecteurs d’apprécier en toute connaissance de cause la teneur des propos cités », a notamment relevé le Conseil, qui a également estimé que « plusieurs points destinés à clarifier la problématique dérogeaient au principe du respect de la vérité », observant par exemple que « l’affirmation selon laquelle l’agriculture biodynamique était une dérive sectaire n’était ni avérée ni démontrée dans l’article » (3). Autrement dit, le ou la journaliste ne peut se draper dans le « ce n’est pas moi qui le dis, mais l’expert que j’ai interrogé » : le lecteur doit savoir « d’où » parle cet expert, et si, dans les propos de cet expert, se glissent des contrevérités ou des approximations, celles-ci doivent être relevées par le/la journaliste.

(1) « Recommandation portant sur l’information relative aux personnes étrangères ou d’origine étrangère et aux thèmes assimilés », adoptée le 25/05/2016.

(2) Conseil de déontologie – Réunion du 24 mai 2023 – Plainte 22-26

(3) Conseil de déontologie – Réunion du 11 octobre 2023 – Plainte 22-36

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