déontologie journalistique
La liberté d’expression : un droit, mais aussi des devoirs
Les médias « traditionnels » sont confrontés à la désaffection du public qui s’informe de plus en plus sur le Web et est bombardé d’infos à la qualité souvent douteuse. S’ils veulent survivre dans cette jungle, ils doivent, plus que jamais, respecter les règles de déontologie. Ainsi que les journalistes non professionnels qui veulent gagner leur légitimité.
« Sa femme ne s’est pas suicidée : c’est un ASSASSINAT! », annonçaient en Une les quotidiens du groupe Sudpresse (La Capitale, La Meuse, La Nouvelle Gazette) le 6 novembre 2013, à côté d’une photo du député wallon Bernard Wesphael alors au centre de l’actualité depuis son inculpation dans la mort de son épouse. Ce titre présente comme un fait avéré que Bernard Wesphael a bel et bien tué sa femme. A l’époque pourtant, l’affaire est toujours en cours, et aucun verdict n’a été rendu : le titre ne présente que la thèse du parquet. N’est-il pas inadmissible d’induire ainsi les lecteurs et lectrices en erreur, sans compter le tort causé aux personnes concernées ? (lire Bernard Wesphael, « assassin » avant l’heure)
« Un dealer fouetté à mort avec un câble électrique : ses cris et ses supplications choquent le monde », découvrait-on le 16 février 2016 sur le site sudinfo.be, avant d’être invités à cliquer sur un lien renvoyant vers une vidéo montrant la torture et la mise à mort d’un homme en Ukraine. Relayer ainsi des images dures et violentes, sans les mettre en perspective journalistique, présente-t-il le moindre intérêt, hormis celui de « faire le buzz » ? Est-il par ailleurs tolérable de présenter la victime comme un « dealer en Ukraine », sans mener le moindre travail d’enquête journalistique, et donc sans savoir s’il s’agit là de la vérité ? (1)
« Pour la science, ou peut-être pour un accomplissement personnel saupoudré d’une once de curiosité déplacée, je me suis lancé le défi de faire un maximum de galeries, de lieux et de musées avec un petit carton imbibé d’acide lysergique diéthylamide sur le bout de ma langue », expliquait un journaliste sur la page Facebook de Vice Belgique – un producteur de contenus sur le Web – le 3 novembre 2022, le post renvoyant à un article intitulé « Faire le tour des musées bruxellois sous LSD », publié sur le site de Vice dans sa rubrique Drogue. Ces mots, postés sur les réseaux sociaux, ne sont-ils pas de nature à inciter les jeunes – le public ciblé par Vice – à consommer de la drogue ? (2)
« Mauvais début d’année pour @M_Opaline : la désormais ex-présidente des Jeunes #cdH n’a pas « démissionné » mais a bel et bien été révoquée. La « pause politique » qu’elle affirme vouloir prendre lui a été, en fait, imposée. #LesContesdeNotreDamedeParis », twittait Michel Henrion le 1er janvier 2022, avant de poursuivre par d’autres tweets tendant à montrer qu’Opaline Meunier aurait en réalité fait preuve de racisme envers une de ses collaboratrices qu’elle cherchait à licencier, et que son comportement aurait eu raison de la patience du président du parti. Un journaliste soucieux de respecter les droits d’autrui n’aurait-il pas dû donner à Opaline Meunier la possibilité de répliquer à ces graves mises en cause ? Alors, oui, le tweet est un format court ( difficile de « dire la vérité » et d’octroyer un « droit de réplique » en quelques centaines de signes ) : mais ces contraintes de forme peuvent-elles exonérer le journaliste de ces devoirs essentiels ? (3)
« Ilyes, Chaïd, Yasir, Mathys, Fayçal, Kouider et Yanis sont ceux des jeunes majeurs placés en garde à vue dans le cadre de l’enquête sur le meurtre de Thomas Perotto. Eux n’ont pas été diffusés par la presse, jusqu’à maintenant, mais dans le seul JDD. Pour les obtenir, nous avons multiplié les demandes et constaté la crainte de tous les acteurs qui pourraient livrer l’information. Jusqu’à tomber sur l’un d’eux, qui peut être issu du monde politique, de la justice ou des forces de l’ordre, et qui ne supporte plus » ce qu’il se passe, et ce que personne n’assume de dire » », lisait-on sur le site du JDD/Journal du dimanche (France) le 26 novembre 2023. Pourquoi publier les prénoms des agresseurs présumés du jeune Français pendant une soirée festive, si ce n’est pour pointer les origines « étrangères » des agresseurs ? Est-ce là le rôle de la presse ?
Journalisme et déontologie sont indissociables
Ces quelques exemples illustrent à eux seuls la multitude des « infos » qui peuvent prêter le flanc à la critique pour défaut de déontologie journalistique et manquement à la responsabilité sociale des journalistes. Le respect de la « déontologie journalistique » implique, pour les journalistes – c’est-à-dire pour tous ceux et celles qui produisent de l’information, sur quelque support que ce soit- de diffuser des informations vérifiées ; de recueillir et diffuser les informations de manière indépendante ;d’agir avec loyauté vis-à-vis des tiers, et de respecter les droits des personnes (4). Les journalistes dignes de ce nom doivent également faire preuve de « responsabilité sociale », ce qui veut dire qu’ils doivent tenir compte de l’impact, sur les tiers concernés et plus globalement sur la société, des infos qu’ils diffusent, et que cet impact doit être mis en balance avec l’intérêt de diffuser, ou non, les infos en question.
De la même manière que les relations solides se basent sur la confiance, le journalisme de qualité repose sur le respect de la déontologie journalistique ; l’un ne va pas sans l’autre. Les règles déontologiques recensent les bonnes méthodes de travail de la profession : elles sont à peu de choses près identiques partout dans le monde où existent une presse écrite et des médias audiovisuels libres et indépendants du pouvoir de l’Etat, et elles sont acceptées par l’ensemble des journalistes professionnels. Ces règles sont organisées autour de quatre grands axes : 1/ la recherche et le respect de la vérité, 2/ l’indépendance ; 3/ la loyauté vis-à-vis de ses sources, de ses confrères, aux tiers ; 4/ le respect des droits des personnes (lire « La quête de la vérité, axe central du travail journalistique »).
L’importance d’un socle de valeurs et de références communes
Ces sont les « conseils de presse » – en Belgique francophone, ce « conseil de presse » s’appelle le Conseil de déontologie journalistique (CDJ) – qui, le plus souvent, veillent au respect de ces règles. Mais, en soi, elles n’ont pas besoin de telles instances pour exister, tant elles sont inhérentes à la pratique journalistique. Ainsi, chaque média possédait sa propre charte déontologique interne avant la création du CDJ, fin 2009, dont les principes étaient plus ou moins poussés selon la ligne éditoriale et le type de presse : il est clair, par exemple, que Le Soir, La Libre Belgique ou Le Vif/L’Express s’appliquaient à eux-mêmes des règles plus « sévères » que celles en vigueur dans les journaux régionaux et les magazines people. En l’absence de conseil de presse institué, ces règles diffèrent donc d’un média à l’autre, et elles ne lient que le média par rapport à lui-même et aux tiers qui l’interpellent. Avec un conseil de presse, en revanche, ces règles sont identiques à l’ensemble des médias actifs dans un même paysage médiatique, et tous les journalistes, quel que soit le support sur lequel ils s’expriment, sont tenus de les respecter. Ainsi, depuis l’instauration du CDJ, les référents déontologiques sont communs à tous les journalistes. « Cette uniformisation des règles vient globalement renforcer la déontologie médiatique, souligne Muriel Hanot, secrétaire générale du CDJ. Si un média commet une faute, le CDJ explique quel principe déontologique il a malmené, et la publication de son avis va contribuer à corriger la pratique et à faire évoluer la jurisprudence vers toujours plus de déontologie. »(lire « Bien plus qu’un tribunal d’honneur »)
Mais, pour que les conseils de presse interviennent, encore faut-il qu’ils soient saisis d’une plainte (5). Or, si les consommateurs d’informations devaient introduire une plainte à chaque fois qu’ils sont confrontés à des fake news, chaque fois qu’un « producteur d’informations » manque à sa responsabilité sociale ou à son devoir de vérifier les infos qu’il diffuse, les conseils de presse ne sauraient où donner de la tête…
Le Conseil de déontologie journalistique, modeste garant des règles
Parlons d’abord des médias « traditionnels » : aux prises à de graves difficultés économiques depuis des années, ceux-ci se livrent une concurrence féroce. D’autant plus vive que, désormais, les limites entre presse « écrite » et presse « audiovisuelle » sont brouillées : chaque journal se décline à la fois en version « papier » et sur son site internet et les réseaux sociaux, sur lesquels il publie du contenu audiovisuel. Chaque radio et tv publient désormais maints articles sur le Web. La « qualité » d’un article, d’un titre, d’une photo, d’une vidéo s’évalue au nombre de clics qu’ils suscitent sur le site internet du média et sur les réseaux sociaux. Pour susciter ces clics, il faut faire des titres accrocheurs (« putaclics »), il faut publier du contenu à forte teneur émotionnelle, si possible polémique, ne pas trop s’embarrasser de nuances. Il en va de même sur les plateaux télé : la tendance lourde est de proposer des émissions « trash », de préférer les « duels » – la fameuse « culture du clash » – aux débats politiques de fond, de privilégier le fait divers aux problèmes de fond.
Heureusement, il subsiste toujours des médias de qualité, des journalistes qui font leur boulot avec passion, sérieux et conscience, et ce même si leur boulot est, dans les faits, rendu difficile en raison des restrictions budgétaires imposées aux rédactions, qui s’accompagnent d’un dégraissement des effectifs et de la précarisation du métier (les pigistes taillables et corvéables à merci sont souvent préférés aux journalistes salariés, plus coûteux et plus « exigeants »).
Et l’organe d’autorégulation que constitue le Conseil de déontologie journalistique (CDJ) participe, en Belgique francophone, au maintien des pratiques de qualité par les journalistes oeuvrant dans les médias mainstream. Le CDJ s’empare des plaintes introduites par les consommateurs d’infos (lecteurs, lectrices, téléspectateur.trice.s, auditeur.trice.s) heurtés par le contenu ou la forme d’une information.Après une étude minutieuse du dossier, il rend un avis, que les médias « traditionnels » sont tenus de publier sur leur site. Les journalistes professionnels et les médias n’aiment pas être épinglés pour défaut de déontologie journalistique : ils ont donc tendance à respecter les règles édictées dans le Code de déontologie journalistique, « cette évolution positive des pratiques journalistiques depuis la création du CDJ, et ce même dans la presse populaire où l’impératif de proximité rend plus difficile le respect de la déontologie, est frappante », se félicite-t-on au CDJ. Les règles d’attribution des aides à la presse, imposant l’adhésion du média qui en bénéficie à l’association faîtière du CDJ – et qui engage donc en principe le média à se conformer à la déontologie – participent également à la prise de conscience de la responsabilité qu’ont les médias vis-à-vis du public.
Un paysage médiatique explosé et incontrôlable
Mais le monde des médias et la galaxie des journalistes a littéralement explosé au cours de ces deux dernières décennies : le temps où la transmission de l’info était l’apanage des journalistes et des médias « professionnels » est révolu (lire « Les médias sont innombrables, et les journalistes, légion »). La Toile regorge désormais d’infos publiées par des « journalistes » auto-proclamés, qui ne sont pas tous biberonnés aux valeurs du journalisme, ses droits et ses devoirs. Les « producteurs de contenus » (c’est ainsi, désormais, que l’on appelle les journalistes), ainsi que les canaux d’information ont littéralement explosé. L’avènement des réseaux sociaux et des influenceurs comme nouvelles sources d’information est venue bousculer la position occupée dans le passé par le journaliste au sein de la société : l’influence des journalistes « traditionnels » sur une part significative de l’opinion est désormais bien moindre que celle de ces « nouveaux » producteurs d’info. Lesquels ont parfois une définition très personnelle de l’ « info » et des « faits ». C’est ainsi que, sur le Web, se côtoient, dans un grand magma aux contours pas toujours très nets, des contenus d’une grande qualité publiés par des « journalistes citoyens » conscients de leur responsabilité, et des fake news qui gangrènent la société et la démocratie.
En termes déontologiques, cette évolution s’est accompagnée d’une redéfinition du champ d’application des normes, lequel s’est étendu aux non-journalistes de profession : eux aussi, s’ils veulent être reconnus comme « journalistes », doivent se conformer aux principes de vérification de l’information, de respect du droit des personnes et aux devoirs de responsabilité sociale. C’est ce respect de la déontologie journalistique,bien plus qu’une quelconque carte de presse ou un statut, qui, à présent, permet d’identifier un « vrai » journaliste d’un « pseudo » journaliste.
On est bien d’accord : les producteurs d’info sincères et soucieux de faire au mieux leur boulot ou leur passion seront sensibles à ces devoirs de respecter l’intérêt général, la recherche de la vérité et le droit des personnes. Mais les autres – la multitude d’autres – continueront à n’en avoir cure, et les conseils de presse continueront à n’avoir aucune influence sur cette empoisonnante nébuleuse. « Je nourris les pires craintes pour l’avenir de l’humanité, confie Jean-Jacques Jespers, ancien journaliste à la RTBF et membre du CDJ. L’emprise que les mensonges publiés sur internet exercent sur les esprits et les jeunes générations me terrifie. On substitue l’inculture à la culture, l’adhésion sectaire à l’esprit critique, la fake news à l’info,la contre-vérité à la réalité. Et je ne vois pas comment endiguer cela, à moins d’imaginer que les Etats prennent des mesures autoritaires. »
Les dangers de la tentation autoritaire
Et d’aucuns, justement, plaident en faveur de « mesures autoritaires » contre les fake news. Ils en appellent à l’intervention des Etats, des responsables politiques, des législateurs, des juges – notons que la justice connaît déjà des délits de presse que constituent, par exemple, l’incitation à la haine ou à la violence, la calomnie, la diffamation(lire « Et la justice là-dedans ? ») -, pour préserver la vérité. On voit le paradoxe : dans les pays où la liberté de la presse et le droit des citoyens à accéder à une information de qualité sont inexistants, ce sont précisément les pouvoirs étatiques qui contrôlent les médias. C’est pour éviter pareille situation que les pays démocratiques ont érigé en vertu cardinale l’interdiction de la censure, la liberté et l’indépendance de la presse. L’interventionnisme étatique en matière de médias n’a jamais permis la diffusion d’informations de qualité…
D’autres, plus nombreux, estiment que les plateformes devraient exercer un contrôle plus pointu des contenus publiés sur le Net. Ces plateformes sont en effet de facto des éditeurs de contenu ; il est donc légitime de penser qu’elles devraient exercer une responsabilité éditoriale à l’égard de leur public. Sauf que, au contraire des éditeurs de presse « classique », qui sont pour la plupart conscients de leur responsabilité sociale et du rôle qu’ils jouent dans la société, les responsables des plateformes sont mus par le seul intérêt financier : miser sur leur sens des responsabilités pour attendre de leur part une régulation motivée par l’intérêt général serait faire preuve d’une certaine naïveté. Et si d’aventure ces plateformes faisaient montre d’un plus grand enthousiasme à l’idée de séparer les « faits » de l’ivraie que constituent les fake news, quelle légitimité aurait leur tri, sur quelles bases reposerait-il, comment imaginer qu’elles puissent mener un travail d’enquête journalistique pour « labelliser » chaque info publiée? Le risque est grand que leurs interventions s’apparentent à une forme de censure arbitraire qui, loin de protéger la liberté d’expression, contribueraient à la « normaliser » sur la base de valeurs tout autres que celles qui constituent le socle d’un journalisme de qualité…
Autorégulation et éducation aux médias
Autrement dit : même si les organes d’autorégulation que constituent les conseils de presse ne sont certes pas la panacée et ne parviendront pas, à eux seuls, à lutter contre la désinformation, ils semblent quand même les mieux placés pour renforcer la responsabilité sociale des journalistes – de tous les journalistes et pas seulement des détenteurs de la carte de presse professionnelle -, pour leur rappeler l’importance de veiller à l’intérêt général et au respect des personnes. Face à la digitalisation, à l’éclatement de l’espace médiatique et à la multiplication des producteurs d’info, la question de savoir « qui est journaliste » est plus essentielle que jamais. Ce ne sont ni les juges, ni les autorités politiques, ni les plateformes, qui peuvent y apporter une réponse satisfaisante. Ce sont les journalistes eux-mêmes – et les organes d’autorégulation de la profession – qui sont les mieux placés pour rappeler que la liberté d’expression se mérite, qu’elle s’accompagne de devoirs à l’égard du public et de la société, et qu’elle n’est pas absolue. Le seul rôle utile des pouvoirs publics, en matière de médias, est de contribuer à des médias de qualité, en soutenant financièrement la presse « traditionnelle » – même s’il y aurait ici mille choses à dire sur les modes de financement de la presse qui pourraient être tout différents de ceux qui existent aujourd’hui.
Sans oublier, bien sûr, l’importance fondamentale d’un enseignement de qualité, d’une vraie éducation aux médias, dès le plus jeune âge.Le public a un rôle fondamental à jouer dans la qualité des médias et des infos qu’il consomme(lire « L’info de qualité, c’est l’affaire de tous ») : encore faut-il qu’il soit outillé pour ce faire…
- Par Isabelle Philippon (CSCE)
(1) CDJ -Plainte 16-13 – Avis du 22 juin 2016
(2) CDJ – Plainte 22-51 – 20 septembre 2023
(3) CDJ – Plainte 22-14 – 21 juin 2023
(4) C’est la définition qu’en donne le Conseil de Déontologie Journalistique (CDJ), l’organe d’autorégulation actif en FWB, dans l’introduction du Code de déontologie. www.lecdj.be/fr/deontologie/code/
(5) Le CDJ, pour ne parler que de lui, a la possibilité d’introduire une plainte d’initiative (auto-saisine) mais, dans les faits, ne le fait pas.