déontologie journalistique

Bien plus qu’un tribunal d’honneur

L’organe d’autorégulation des journalistes et des médias dépasse la seule fonction du « gendarme de la profession », même si c’est ce rôle-là qu’on lui connaît le mieux. Il contribue à sensibiliser les journalistes aux nouveaux défis sociétaux, et aussi à nourrir le débat public autour des responsabilités de tous ceux qui produisent de l’info.

Nul ne peut contraindre les médias non professionnels à publier les avis du CDJ, mais certains (ici, le blog de Marcel Sel) le font : question de légitimité.
Nul ne peut contraindre les médias non professionnels à publier les avis du CDJ, mais certains (ici, le blog de Marcel Sel) le font : question de légitimité.

Les missions du Conseil de déontologie journalistique s’articulent autour de trois axes : l’information (sa mission pédagogique en quelque sorte) – qui porte sur la déontologie journalistique en général ; la médiation – qui vise à rapprocher, dans la mesure du possible, les positions des plaignants et celles des journalistes; la régulation –production de directives et autres recommandations et, surtout, traitement des plaintes. C’est pour ce rôle de « gendarme » que les journalistes le craignent le plus, tant ils craignent (et c’est de plus en plus vrai) se voir reprocher un défaut de déontologie.

Un pouvoir limité…

Le CDJ n’a pourtant aucun pouvoir contraignant, contrairement au conseil de presse de la Suède, par exemple, qui dispose du droit légal d’imposer la publication de ses avis négatifs dans les médias concernés, et peut même lui imposer une amende administrative. Mais l’effet de sanction morale du CDJ est néanmoins bien réel : les journalistes détestent être cloués au pilori, même si l’opprobre reste généralement limité à la sphère professionnelle et arrive peu à la connaissance du grand public. La publication des avis du CDJ est obligatoire pour les médias qui touchent des aides à la presse, ce qui ne concerne donc que les organes de presse mainstream. Lesquels ont effectivement pris le pli de publier les décisions du CDJ qui les concernent sur leur site internet : « C’est désormais entré dans les mœurs », se félicite Marc De Haan, directeur général de BX1 et président du CDJ depuis janvier 2022 (il le fut aussi de 2014 à 2018). Cela dit, d’autres producteurs d’informations, notamment ceux qui sont actifs sur la Toile, et qui tiennent à être considérés comme des journalistes de qualité et dignes de foi, publient eux aussi les décisions du CDJ qui les concernent (1). « Un ‘‘journaliste’’ ou un média marginal, qui se moque de la recherche de vérité comme d’une guigne mais dont les pratiques présentent des similitudes de forme avec un travail journalistique – et il y en a -, n’a bien entendu que faire des décisions du CDJ, reconnaît le journaliste Jean-François Dumont, qui a siégé au CDJ de 2009 à 2018. Et nul ne peut le contraindre à publier les décisions du CDJ à son encontre. »

Mais une influence…

Cependant, le CDJ déploie beaucoup d’efforts pour donner le plus de publicité possible à ses avis, et celle-ci permet que les débats autour des limites de la liberté d’expression et des responsabilités journalistiques percolent dans les (hautes-)écoles, les universités, les réseaux sociaux et, in fine, dans le grand public. Ainsi, bien sûr, que dans les rédactions. En outre, deux facteurs ont eu un impact fondamental sur les pratiques journalistiques et leur régulation au cours des dernières années : d’une part, l’explosion de l’influence des réseaux sociaux et la démultiplication des producteurs d’informations, qui s’est accompagnée d’une crise de confiance du public à l’égard des médias traditionnels ; de l’autre, la sensibilité plus grande à l’égard des discriminations (basées sur le genre, l’orientation sexuelle, l’origine, la religion, etc.) et l’émergence de nouvelles valeurs axées sur l’égalité et la justice sociale. Le CDJ émet des textes normatifs – des « recommandations » – sur ces nouvelles problématiques, lesquelles bénéficient d’une assez bonne visibilité (NDLR : elles sont notamment publiées dans les Carnets de la déontologie) au sein de la profession, et aussi sur les réseaux sociaux, dans le secteur associatif sensible à ces questions, et dans le monde de l’enseignement.

« Le CDJ vise donc surtout à encourager et à faire respecter la responsabilité journalistique, et aussi à outiller les journalistes pour leur permettre de faire face aux mutations sociétales, de lutter contre les fake news, etc., insiste Dumont. Il arrive de plus en plus souvent qu’un éditeur ou un journaliste contacte le CDJ pour avoir son avis sur un point de déontologie avant la publication de l’article ou la diffusion du sujet sur antenne : cela prouve que le recours au CDJ s’ancre dans la pratique professionnelle. Les travaux du CDJ ont permis de faire évoluer les mentalités au sein des rédactions, de plus en plus de journalistes professionnels sont réellement soucieux de faire bien leur boulot, de prendre toutes les précautions déontologiques possibles, et ce même si leurs conditions de travail restent compliquées. Et parmi les journalistes non professionnels qui produisent de l’info notamment sur les réseaux sociaux, on observe aussi une sensibilité plus grande à la déontologie, même si de manière inégale. »

… de plus en plus grande

Le CDJ observe d’ailleurs une évolution qui en dit long sur l’autorité que représente, désormais, l’organe d’autorégulation des médias : si un plaignant sollicite la justice civile ou pénale pour une infraction commise par un média dans son traitement de l’info, en même temps ou après avoir introduit une plainte devant le CDJ, les tribunaux intègrent souvent les attendus de la décision du CDJ dans leurs jugements. « Il s’agit là d’une belle preuve du pouvoir indirect grandissant du Conseil de déontologie, du crédit qu’on lui porte », se félicite Marc De Haan.

« L’instance s’est professionnalisée au fil du temps : la qualité générale des plaintes s’est améliorée, et la proportion de plaintes non fondées a donc diminué. Les ‘‘consommateurs des médias’’ ont compris qu’il ne s’agissait pas de contester la véracité des propos tenus par les journalistes, mais bien de contester la qualité de sa démarche journalistique. La professionnalisation du CDJ est aussi liée au fait que, soucieux de faire valoir leurs droits vu l’autorité morale que représente pour eux le CDJ, un nombre croissant de plaignants – c’est surtout vrai pour les représentants de l’autorité publique qui sont épinglées dans un article ou un reportage audiovisuel – se présentent au CDJ flanqués d’un avocat. »  « Et il en va de même pour les journalistes, en tous cas pour ceux qui possèdent la carte de presse professionnelle et travaillent dans un média « traditionnel », poursuit Jean-François Dumont : eux aussi, de plus en plus, se font assister par un avocat pour défendre leur position devant le CDJ. » Notons que, dans l’immense majorité des cas, le journaliste – même pigiste – est couvert par son employeur, qui se charge donc le cas échéant des frais inhérents à l’intervention d’un avocat dans le cas d’une plainte au CDJ. Si l’affaire est portée devant la justice civile ou pénale, alors les frais de justice sont généralement pris en charge par l’Association des journalistes professionnels, la cotisation des membres comprenant une assistance juridique.

Les « médias » sont innombrables, et les « journalistes », légion

L’info n’est plus cantonnée aux médias « traditionnels » : désormais, elle circule en abondance sur les supports numériques et autres réseaux sociaux. Du coup, la notion de « médias » et celle de « journaliste » ont évolué.

Le temps où les journalistes travaillaient exclusivement dans de « grands » médias, avaient le monopole de la production d’informations et se reconnaissaient entre eux par le fait qu’ils étaient détenteurs de la carte de presse professionnelle, ce temps-là est révolu. Désormais – c’est le CDJ qui le dit -, par « journaliste », il faut entendre « toute personne qui contribue, directement à la collecte, au traitement éditorial, à la production et/ou à la diffusion d’informations, par l’intermédiaire d’un média, à destination d’un public et dans l’intérêt de celui-ci ». Et l’appellation de « média » n’est donc plus réservée aux seuls titres de presse écrite et audiovisuelle mainstream. Les « extensions » numériques (sites internet et réseaux sociaux) de ces titres sont, elles aussi, considérées comme des médias à part entière. Bien plus encore : la qualité de « média » est étendue à tous les supports sur lesquels une personne physique ou morale produit et diffuse de l’information journalistique.

Un paysage médiatique très varié

Le paysage est donc très vaste : le très droitier journal « satirique » Pan, le site officiel de l’Eglise catholique en Belgique francophone Cathobel, le bimensuel de l’Association des Journalistes Professionnels baptisé Journalistes, le blog/journal de RésistanceS, le quotidien digital du PTB Solidaire, Test-Achats, la Revue Nouvelle, Politique, … Ensemble ! – et la liste est encore très longue – sont donc autant de « médias » sur lesquels le CDJ peut avoir à se pencher. Les podcats, les livres de non-fiction, les contenus produits par les agences de presse, les blogs – tenus par des médias ou des bloggeurs « ordinaires » – sont, tous, considérés comme des médias, et leurs contributeurs, comme des journalistes.
On pourrait croire, dès lors, que les plaintes concernant les productions d’informations sur les réseaux sociaux sont légion, tant leur qualité est souvent sujette à caution. Dans les faits, lorsqu’on se penche sur la jurisprudence du CDJ, il saute néanmoins aux yeux que les plaintes à l’encontre des réseaux sociaux sont extrêmement rares. Et c’est peut-être rassurant : il apparaîtrait ainsi que c’est de la part des médias professionnels que les citoyens attendent un traitement de l’info qualitatif et déontologique, et non des réseaux sociaux…

Notons que les pages Facebook (ou autres réseaux sociaux) des journalistes qui s’expriment par ailleurs dans un média papier ou audiovisuel sont elles aussi considérées comme des « médias ». Ainsi, un journaliste qui contreviendrait à la déontologie journalistique dans un de ses posts personnels sur ses réseaux sociaux pourrait faire l’objet d’une plainte devant le CDJ : la responsabilité journalistique ne se limite pas au média principal du journaliste, mais s’étend à toutes ses productions.

En revanche, le CDJ, réuni le 27 octobre 2021, a estimé que le blog Veille Antifa Liège, qui se présente comme un « outil de diffusion d’informations et d’analyses mis à disposition des antifascistes », ne faisait pas du journalisme mais proposait un contenu militant. Certains membres du CDJ ont tenté, en vain, de faire adopter un autre point de vue. On le voit : la frontière entre ce qui relève du journalisme ou pas, de l’information ou du militantisme, est subtile et, surtout, impossible à tracer de façon parfaitement objective. Rien d’étonnant, donc, à ce que la jurisprudence à ce propos du CDJ semble parfois incohérente.

Des balises à la liberté d’expression

La démultiplication des acteurs sur la scène journalistique pose la question de l’identité du journaliste et celle du traitement de l’information en provenance des citoyens. La possession de la carte de presse et du titre de journaliste professionnel (1) n’est désormais plus le critère principal permettant de définir un journaliste. Ce qui compte, pour être considéré comme journaliste, c’est d’exercer une activité de production d’information qui a une répercussion sur la société : « L’intention communicative l’emporte sur le statut, résume Lavinia Rotili, doctorante à l’Observatoire de Recherche sur les Médias et le Journalisme (UCL). Plus que jamais, ce sont les valeurs défendues et les intentions communicationnelles qui configurent la profession » (2). « Ce n’est donc pas le fait d’être « professionnel du journalisme » qui oblige à respecter la déontologie, ni d’être membre ou pas d’une association professionnelle ; c’est le fait de diffuser de l’information de type journalistique vers le public », insistait déjà le Conseil de déontologie journalistique dans son rapport de 2010.

Du coup, le champ d’application des normes déontologiques s’est élargi, de manière à renforcer la responsabilité sociale de toutes celles et ceux qui « font œuvre de journalisme ». Le message sous-jacent est celui-ci, poursuit Rotili : « La liberté du journaliste et sa liberté d’expression ne sont pas absolues. Elles se situent toujours en lien avec le public, en équilibre entre l’intérêt général et le respect de l’individu. Rappeler le principe d’une liberté d’expression qui n’est pas absolue semble d’autant plus important à l’ère du web et des réseaux sociaux, où les moyens techniques donnent l’impression d’être dans un espace public « illimité », où la liberté d’expression est donnée à tout le monde et à tout moment. »

(1) L’attribution du titre de journaliste professionnel est régulée par la loi du 30 décembre 1963 et confiée à une Commission d’Agréation officielle. L’obtention du statut est soumise à plusieurs conditions.
(2) « L’éthique journalistique entre anciennes et nouvelles valeurs », par Lavinia Rotili, in Recherches en communication n°54, 7/12/2022).

La quête de la vérité, axe central du travail journalistique

La responsabilité journalistique à l’égard du grand public incombe désormais à tous les « journalistes » au sens large : lorsque quelqu’un – un citoyen ordinaire, un politique, une personne morale – estime qu’un journaliste manque à sa responsabilité et s’est rendu coupable d’une faute déontologique, il peut porter plainte au Conseil de déontologie journalistique (CDJ). Celui-ci va alors examiner la plainte, juger de sa recevabilité et de sa compétence sur le sujet et, ensuite, rendre sa décision.

Dans leur quête de la vérité, les journalistes doivent recouper leurs sources pour éviter d’être manipulés.
Dans leur quête de la vérité, les journalistes doivent recouper leurs sources pour éviter d’être manipulés.

Mais en quoi consiste-t-elle, cette « responsabilité journalistique » ? Le rôle fondamental du journaliste est d’apporter du sens aux faits et aux évolutions de la société par le biais de la pédagogie, de la synthèse, de la vérification, et ce en toute indépendance par rapport aux intérêts particuliers et aux instances de pouvoir. C’est la quête de la vérité qui fonde son travail. Et c’est cette quête de la vérité qui constitue le chapitre I (articles 1 à 8) des règles déontologiques qui constituent le Code de déontologie journalistique, intitulé « Informer dans le respect de la vérité » (1).

Ne pas confondre « mauvais journalisme » et « faute déontologique »

Il ne s’agit bien sûr pas, pour le CDJ, de démêler le vrai du faux dans le récit journalistique, de refaire l’enquête menée par l’auteur de l’article ou du sujet audiovisuel qui fait l’objet d’une plainte. De plus en plus de médias consacrent une partie de leur énergie à des tâches de fact checking (vérification des faits) pour tenter de contrer l’impact des fake news. Mais tel n’est pas le propos du CDJ qui, lui, s’attelle à vérifier que le journaliste a bien adopté une démarche de quête de la vérité. A savoir, en substance : qu’il a bien vérifié ses infos, a recoupé et mentionné (sauf exception) ses sources, a relaté les informations sans les déformer et sans en passer sous silence, a retranscrit les interviews en respectant le sens et l’esprit des propos tenus, s’est gardé d’approximations, et a permis à son public de faire la différence entre les faits, les analyses et les opinions du journaliste.
Attention cependant, souligne Jean-François Dumont, ancien secrétaire général adjoint de l’AJP : « L’instance n’a pas vocation à dire ce qu’est le ‘‘bon journalisme », contrairement à la tentation de certains nouveaux membres lorsqu’ils débarquent au CDJ. Dans son rôle de ‘‘gendarme’’, le CDJ examine le respect des règles déontologiques, règles générales et succinctes qu’il doit donc interpréter au cas par cas. Il crée ainsi une jurisprudence utile à toute la profession et au public quant au respect de principes éthiques. Ces règles peuvent être parfaitement observées par un article mal écrit, vulgaire, qui aborde un sujet obscène et est illustré avec mauvais goût ! C’est comme au foot : un très mauvais match peut se dérouler sans que l’arbitre ait sifflé de faute… Cela dit, on peut penser quand même que la qualité d’une production dépendra, aussi, de son respect de la déonto… »

Informer de manière indépendante, agir avec loyauté et respecter les droits des personnes

Le chapitre II des règles déontologiques (articles 9 à 16) est centré sur l’indispensable indépendance qui fonde une information de qualité. Les journalistes sont notamment tenus de défendre leur liberté d’investigation, d’information, de commentaires, choix éditoriaux, etc. Ils doivent refuser toute pression et injonction contraires à la déontologie journalistique, éviter tout conflit d’intérêt et ne prêter leur concours à aucune activité publicitaire ou de communication non journalistique.

Le chapitre III (articles 17 à 23) intime pour sa part aux journalistes d’utiliser des méthodes loyales pour recueillir les informations et les photos dont ils font usage. Il leur interdit le plagiat, et les invite à faire preuve de confraternité et de loyauté entre eux, sans pour autant renoncer à leur liberté d’information, d’investigation et de commentaire.

Le chapitre IV (articles 24 à 28), enfin, est articulé autour du respect des droits des personnes, à savoir, en substance : les journalistes sont invités à tenir compte des droits de toute personne mentionnée explicitement ou implicitement dans une information, et à mettre ces droits en balance avec l’intérêt général de l’information. Ils sont également tenus au respect de la vie privée et invités à éviter la diffusion d’informations ou d’images attentatoires à la dignité humaine. Ils se doivent également d’être attentifs aux droits des personnes peu familiarisées avec les médias ou en situation de fragilité (mineurs, victimes de violences, etc.), et s’interdire toute incitation même indirecte à la discrimination, au racisme et à la xénophobie.

(1) www.lecdj.be/fr/deontologie/code/

Bernard Wesphael, « assassin » avant l’heure

Le 6 novembre 2013, SudPresse publiait un ensemble d’articles consacrés à la procédure judiciaire en cours contre Bernard Wesphael suite au décès de son épouse. Précisons qu’à cette date, l’enquête était loin d’être terminée, et que le jugement n’avait pas encore été rendu. Cet ensemble d’articles était annoncé en Une de la façon suivante : « Sa femme ne s’est pas suicidée : c’est un ASSASSINAT ! »

Le CDJ a décidé d’ouvrir d’initiative (auto-saisine) un dossier à propos de cette Une. Dans la foulée, le CDJ a reçu d’autres plaintes sur le même sujet, dont une introduite par l’Association des journalistes professionnels (AJP), ce qui était une première (1).

Recherche de vérité et refus du lynchage médiatique

La première raison invoquée par le CDJ et l’AJP pour se saisir du sujet concernait l’article 1 du Code de la déontologie, à savoir la recherche de la vérité. « Plusieurs hypothèses étaient ouvertes lors de la publication de l’article : assassinat, meurtre, homicide involontaire, suicide, accident… Après cinq jours durant lesquels l’hypothèse de l’assassinat a été évoquée par le Parquet, affirmer que ‘‘C’est un assassinat !’’ pouvait induire dans le public la conviction que l’hypothèse était confirmée », argumentait en résumé le CDJ.

« Lorsqu’un dossier pénal est à l’instruction, il n’appartient pas aux médias de procéder à des imputations prématurées de culpabilité (…), abondait l’AJP. Respecter la vérité et refuser le parti-pris et les thèses préétablies, faire preuve de prudence : ces principes de base de la déontologie sont ici méconnus (…) La nuance entre ce qui est écrit (l’affirmation de l’assassinat, sans mise en doute) et ce que le lecteur de SudPresse devrait comprendre (ce n’est qu’une des thèses en présence, rien n’est encore établi, d’ailleurs l’inculpé nie) est donc de taille.La déontologie en la matière s’inscrit dans cette nuance de taille. »

L’intervention du CDJ était également motivée par le refus du lynchage médiatique. « Les journalistes ne peuvent déclarer coupable sans autre précision une personne qui n’a pas été condamnée, à moins que ce soit le résultat d’une investigation journalistique, ni provoquer un lynchage dans les médias. Le titre, associé à la photo de M. Wesphael, peut être perçu comme l’affirmation définitive de sa culpabilité pour le grief le plus grave alors que ce n’est là que la thèse du Parquet que l’inculpé conteste. »

Un titre doit respecter la vérité

Le Conseil de déontologie journalistique a conclu à des fautes déontologiques dans le chef de SudPresse. « Le titre et l’avant-titre en Une, a-t-il estimé en substance, contredisaient le contenu de l’article en pages intérieures qui précisaient que ce n’est là que la thèse du Parquet. Or, un titre même bref doit rechercher et respecter la vérité. Le titre présenté aurait pu respecter la déontologie s’il avait été le résultat d’une enquête journalistique ; ce n’était pas le cas. »

Et le CDJ de poursuivre en épinglant un « manque de prudence » de la part du journal qui a diffusé une « information approximative », « occulté un élément essentiel et présenté comme un fait avéré ce qui n‘était que l’opinion du Parquet, en mettant en scène l’information de façon à en compliquer la compréhension. »

Des débats vifs

« Ce sujet a provoqué de vives discussions au sein du CDJ, qui ont soulevé beaucoup de points très intéressants », se souvient un ancien membre du conseil de déontologie. Preuve de cette fébrilité : dans sa décision, le CDJ fait notamment état de l’ « opinion partiellement minoritaire » de deux membres du CDJ, à savoir Bruno Godaert (journaliste à La Dernière Heure)et Marc Englebert (avocat) : « Le CDJ opérait jusqu’à présent une distinction, face au reproche d’un titre « trop affirmatif » selon qu’il constituait un mensonge – et, dans ce cas, le manquement déontologique est certain – ou qu’il constituait une imprécision quant aux faits et opinions. » En l’occurrence, argumentaient en substance Godaert et Englebert, il s’agissait d’une imprécision : le terme « assassinat », présenté de façon abrupte en Une, ne révélait que l’opinion du Parquet et non la « vérité factuelle ». « Mais, poursuivaient les défenseurs de SudPresse, le contenu des articles annoncés par le titre, dans les pages intérieures du journal, permettait aisément d’opérer cette distinction que le titre ne fait pas.Cette distinction aurait dû conduire le CDJ à constater l’absence de faute dans le chef du média. »

(1) Conseil de déontologie – Réunion du 23 avril 2014 – Avis plainte 13-48 CDJ et AJP contre SudPresse.

Et la justice, là-dedans ?

En matière de presse, l’instance professionnelle d’autorégulation que constitue le Conseil de déontologie journalistique (CDJ) n’est qu’un régulateur subsidiaire. Les premiers gendarmes des pratiques journalistiques sont les juges du pouvoir judiciaire : beaucoup de conflits liés au travail journalistique se règlent devant les tribunaux, aussi bien leurs juridictions civiles (actions en dommages et intérêts) que pénales. Au civil, les tribunaux – qui peuvent d’ailleurs être saisis conjointement au Conseil de déontologie journalistique, l’un n’empêchant bien sûr pas l’autre – entendent la « faute » d’un journaliste comme tout comportement qui ne serait pas adopté par un journaliste « normalement avisé et prudent ». « Les tribunaux belges reconnaissent en général la précarité des moyens d’investigation des journalistes belges, précise François Jongen. Du coup, c’est davantage une obligation de moyens qu’une obligation de résultats dans la recherche de la vérité que les juges imposent aux journalistes. Si ceux-ci peuvent prouver leur bonne foi dans leur recherche de l’info, le juge sera enclin à considérer que son comportement n’est pas fautif, et ce même si l’information publiée est inexacte. » 

Notons toutefois que la bonne foi du journaliste n’est pas toujours aisée à prouver sans porter atteinte au secret des sources, lequel est protégé en Belgique par la loi du 6 avril 2005, qui garantit à tous les journalistes et collaborateurs de rédaction une large protection du secret de leurs sources.

Une précision encore : l’appréciation du comportement du journaliste se fera à la lumière des faits connus au moment de la publication ou de la diffusion litigieuse, et non au moment du jugement. « Ainsi, poursuit Jongen, un journaliste qui aurait violé la présomption d’innocence d’une personne devra indemniser cette faute, quand bien même la culpabilité de la personne visée aurait été établie entretemps. »

Les délits de presse inspirés par le racisme, la xénophobie ou le négationnisme sont, eux, jugés par le tribunal correctionnel.Les autres délits de presse – textes de haine à l’égard d’une conviction religieuse, d’une orientation sexuelle ou de tout autre critère autre que le racisme et la xénophobie – doivent être jugés par une cour d’assises, et donc par un jury populaire. Il s’agit d’une procédure chère et compliquée. En pratique, les auteurs de ce type de délits de presse ne sont donc pas poursuivis ou condamnés, au grand dam notamment du centre interfédéral pour l’égalité des chances Unia, qui réclame une modification de la Constitution pour mettre un terme à cette impunité de fait.

(1) C’est le cas par exemple du bloggeur Marcel Sel : https://blog.marcelsel.com/épinglé à plusieurs reprises pour défaut de déontologie journalistique par le CDJ.

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