Emploi

Des « Dermagne jobs » sous-payés et quasi sans droits sociaux

L’avant-projet de loi du ministre fédéral du Travail concernant le « soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée » prévoit de créer pour ceux-ci un nouveau statut de mise au travail. Analyse.

L’avant-projet de loi instaurant les « territoires de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée » (TSDELD) (1) soumis pour avis au Conseil national du travail en juillet par le ministre du Travail, Pierre-Yves Dermagne (PS), prévoit de créer un nouveau régime de mise au travail de demandeurs d’emploi de longue durée, largement dérogatoire par rapport au régime général de droit du travail belge et au système de Sécurité sociale existant. Le projet prévoit d’introduire une innovation majeure dans le droit belge : un régime dans lequel le demandeur d’emploi pourrait être mis au travail à temps plein et pour une durée indéterminée dans le cadre de nouveaux « contrats de travail de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée »… tout en conservant un statut d’allocataire (chômeur, titulaire du Revenu d’intégration , etc.).

Payés en-deçà des barèmes

Comme déjà indiqué (Lire ici), la rémunération brute est fixée par l’avant-projet à 8,24 euros (indexés) par heure prestée. Elle est identique quel que soit le travail effectué et les caractéristiques de la personne engagée. Cette rémunération (pour un temps plein, 1.315 euros par mois sur une base de 21 jours travaillés, 7,6 heures de travail par jour, rémunérées 8,24 euros/heure) se cumulerait avec les allocations dont la personne est titulaire jusqu’au niveau du Revenu minimum mensuel moyen garanti (RMMMG), soit le minimum absolu au niveau interprofessionnel, qui atteint un montant brut de 1.995 euros en octobre 2023.

Une série de dispositions de l’avant-projet placent cette mise au travail en dehors du système de constitution de droits sociaux liés au travail. Le commentaire de l’article 9 indique que « la loi du 3 juillet 1978 relative aux contrats de travail n’est pas applicable à ce type de contrat », mais le texte de l’avant-projet lui-même ne le précise pas. La non-application à cette forme de mise au travail de la loi du 5 décembre 1968 sur les conventions collectives de travail et les commissions paritaires est explicitement prévue. Il s’ensuit notamment que cette forme de mise au travail ne devrait pas être soumise aux conventions collectives liées aux secteurs d’activité. Même si certains travailleurs concernés devaient travailler dans des pouvoirs locaux, rien n’est dit dans l’avant-projet sur l’application de la loi du 19 décembre 1974 organisant les relations entre les autorités publiques et les syndicats des agents relevant de ces autorités. Il serait souhaitable de clarifier si et comment elle pourrait leur être appliquée, au vu du contenu même de l’avant-projet de loi, qui organise la privation du bénéfice, pour les travailleurs concernés, des barèmes et avantages sociaux liés à leur secteur d’activité.

L’avant-projet prévoit encore explicitement que la loi du 12 avril 1965 concernant la protection de la rémunération des travailleurs ne s’appliquera pas à ces contrats. Le cabinet du ministre Dermagne en minimise la portée, en indiquant que ça ne modifie pas les droits à la Sécurité sociale des personnes mises au travail dans ce cadre, dont la rémunération sera bien soumise au régime général de perception de cotisations sociales des salariés. (Lire ici) Nous estimons toutefois que le projet n’est pas suffisamment clair et que, pour traduire dans les faits cette intention, il devrait soit être complété par une disposition explicite sur ce point dans le texte même de la loi, soit être accompagné de l’adoption par arrêté royal délibéré en Conseil des ministres d’une disposition qui l’établisse. En effet, l’article 14 de la loi révisant l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 concernant la Sécurité sociale des travailleurs stipule que la rémunération des travailleurs prise en compte pour le calcul des cotisations sociales « est déterminée par l’article 2 de la loi du 12 avril 1965 concernant la protection de la rémunération des travailleurs » et qu’il faut un « arrêté délibéré en Conseil des ministres, [pour] élargir ou restreindre la notion ainsi déterminée ». En l’état actuel, nous ne voyons pas que la rémunération visée dans l’avant-projet de loi serait prise en compte pour le calcul des cotisations sociales, avec toutes les conséquences que cela implique (Lire l’encadré). En outre, la question du calcul des cotisations sociales pour la partie allocations de la rémunération n’est à ce stade ni posée ni réglée. Si, comme cela semblerait logique, les cotisations n’étaient pas calculées sur la partie allocations de la rémunération (un tiers pour un temps plein), elles ne le seraient que sur la partie salaire (deux tiers donc pour un temps plein). Les droits découlant des cotisations seraient-ils dès lors eux aussi réduits à 66 % ?

En cas de non-paiement des cotisations sociales

Comme indiqué, le cabinet du ministre du Travail estime que la rémunération des travailleurs sous « contrat de travail de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée » donnera lieu au paiement de l’ensemble des cotisations patronales en vigueur dans le régime des salariés. (Lire ici) C’est un point essentiel pour les droits des travailleurs concernés, qui reste selon nous à clarifier. (Lire ci-contre.)

Si ces contrats ne devaient pas donner lieu au paiement de cotisations sociales (ou pas suffisamment), ils n’ouvriraient aucun droit aux allocations de chômage (pour ceux qui n’y avaient pas accès, comme les titulaires du revenu d’intégration ou les allocataires d’insertion), même après de longues années de travail sous ce statut. (Lire ici) Or l’ouverture par le travail de ce droit aux allocations de chômage est particulièrement crucial pour les personnes titulaires du RI au moment de la signature de leur contrat. Tant qu’elles n’ont pas ouvert leur droit au chômage, elles peuvent perdre ce droit au RI, par exemple parce qu’elles se sont mises en ménage avec un conjoint qui a un revenu plus élevé que deux taux cohabitants, et cette perte entraînerait alors automatiquement la perte de leur emploi.

Quant aux allocataires d’insertion, ils seraient encore plus fragilisés. Depuis le gouvernement Di Rupo, leur droit aux allocations est limité à trois ans quel que soit l’âge pour les cohabitants, à trois ans au-delà de trente ans pour les isolés et les chefs de famille. Comme l’avant-projet ne définit comme éligibles que les allocataires d’insertion indemnisés depuis au moins deux ans, beaucoup ne pourraient donc exercer cet emploi qu’un an. Perdre son emploi parce que l’on perd son chômage, n’est-ce pas pourtant le comble de l’absurde?

Idem, s’il n’y a pas de perception de cotisations sociales jugées suffisantes par l’ONEm, les chômeurs indemnisés en troisième période resteront considérés comme chômeurs indemnisés en troisième période durant toute leur mise au travail dans ce type de contrat et au terme de celui-ci. Dans ce cas, s’ils perdent involontairement cet emploi, même après avoir travaillé dans ce statut durant plusieurs années, il n’auront droit qu’à des allocations de chômage d’un niveau minimal. La période de travail ne leur aura pas permis de revenir en « première période d’indemnisation ». (Lire ici)

Enfin, l’absence de cotisations sociales aurait pour conséquences que leur travail et la rémunération dont ils auront bénéficié ne leur ouvrirait aucun droit à la pension, à des vacances annuelles, à un congé de maternité, à une rémunération durant leur période de maladie, à une prise en charge des maladies professionnelles, etc. Dans tous ces domaines, ils ne devraient dans ce cas bénéficier que des droits limités propres aux allocataires sociaux, sans droits promérités par leur rémunération.

Le droit au bénéfice effectif d’un simple pécule de vacances (c’est-à-dire le paiement de la rémunération durant les jours de congés) et d’un double pécule de vacances pour les personnes travaillant dans le cadre des « contrats de travail de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée » ne nous semble pas établi. L’article 23 de l’avant-projet stipule que « L’exécution du contrat de travail de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée est suspendue : (…) pendant la période de vacances annuelles du travailleur » et l’article 25 que « aucune rémunération n’est due pendant les périodes de suspension du contrat de travail de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée ». Si, pour certain.e.s travailleur.euse.s, pendant les vacances, l’allocation (chômage/RI) restait due, la partie salariale ne serait pas compensée si les lois sur les vacances annuelles n’étaient pas d’application, et ça ne semble en particulier pas le cas pour le double pécule de vacances, d’autant que, même s’il était payé par l’employeur, il pourrait être diminué du montant des allocations versées en fonction de la règle de plafonnement du cumul au niveau du RMMMG, ce qui occasionnerait une perte supplémentaire de 7,67 % du salaire brut. La question se pose également, en cas d’application des lois sur les vacances annuelles, le double pécule serait-il également dû sur la part d’allocations versée aux travailleur.euse.s ? Tout cela devrait au minimum être clarifié, ce qui n’est manifestement pas le cas actuellement.

Les travailleurs n’auraient aucune forme de valorisation pécuniaire de leur(s) diplôme(s), de leurs compétences ou de leur ancienneté

Ce qui précède signifie tout d’abord que les travailleurs engagés dans le cadre de ce dispositif n’auraient aucune forme de valorisation pécuniaire de leur(s) diplôme(s), de leurs compétences, de leur expérience professionnelle, de leur ancienneté ou de leurs mérites. Étant exclus du champ de la loi sur les conventions collectives, les barèmes en vigueur dans les secteurs et dans les entreprises ne devraient pas s’appliquer. Et quand bien même l’employeur souhaiterait appliquer le barème adapté à la fonction, il en serait dissuadé par la formule de plafonnement du cumul d’allocations et de rémunération qui limite ce cumul au niveau du RMMMG. Ces travailleurs ne devraient pas non plus bénéficier des compléments de rémunérations et des avantages prévus dans ces conventions (prime de fin d’année, prime linguistique, allocation de foyer ou de résidence, prime syndicale, allocation pour prestations irrégulières, chèques repas, etc.).

Le revenu brut total serait entre 30 % et 90 % supérieur dans le cadre d’un engagement classique

Le revenu (rémunération + allocation) de la personne engagée à temps plein dans un « contrat de travail de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée » serait donc de 23.940 euros bruts (12 x 1.995 euros). Pour mesurer la perte financière que cela représente par rapport à un engagement « normal », on peut le comparer avec, par exemple, le revenu issu d’un engagement dans le secteur de l’insertion socioprofessionnelle bruxelloise (CP 329.02) ou encore à celui lié à un engagement dans un CPAS bruxellois. Selon la situation considérée, on peut évaluer que le revenu brut total est entre 30 % et 90 % supérieur dans le cadre d’un engagement classique par rapport à celui organisé par les contrats dits de « soutien » aux demandeurs d’emploi de longue durée prévus par l’avant-projet. (Lire l’encadré)

Entre 30 % et 90 % de rémunération en plus dans un engagement classique

Quelle est, de façon approximative, la différence de rémunération annuelle totale selon qu’il s’agit d’un engagement dans le cadre des « contrats de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée » (23.940 euros bruts) ou d’un contrat classique dans le secteur de l’insertion professionnelle bruxellois ou des CPAS bruxellois ?

Dans l’ISP bruxellois
Selon les barèmes et les conventions collectives en vigueur dans l’ISP bruxellois, une personne engagée comme chauffeur (échelon 2) aura droit à un salaire 2.238 euros bruts à zéro année d’ancienneté et de 2.693 euros bruts à dix ans d’ancienneté. Une secrétaire (échelon 3) aura quant à elle droit à un salaire de 2.531 euros bruts à zéro année d’ancienneté et de 3.248 euros bruts à dix ans d’ancienneté. A quoi il faut ajouter un double pécule de vacances d’environ 2.000 à 3.000 euros, une prime de fin d’année d’environ 2.600 euros dans toutes les configurations (forfait fixe de 1.922 euros + 30% du salaire d’octobre). La rémunération brute annuelle totale varie donc dans les cas considérés de 31.479 euros (cas du chauffeur sans ancienneté) à 44.449 euros (secrétaire ayant dix années d’ancienneté).

Le revenu annuel brut serait donc entre 31 % (+ 7.539 euros) et 86 % (+ 20.636 euros) supérieur dans l’ISP Bxl au revenu brut qui serait perçu pour les mêmes emplois dans un « contrat de travail de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée ».

Dans les CPAS bruxellois
Un autre point de comparaison possible est celui avec un engagement « classique » dans un CPAS bruxellois. Un assistant administratif (échelle C1) ayant un niveau de formation de CESS en bureautique, par exemple, engagé dans un CPAS bruxellois gagnerait un salaire brut de 29.028 euros à zéro année d’ancienneté et de 34.354 euros à dix ans d’ancienneté. En outre il bénéficierait de chèques repas d’une valeur d’environ 1.665 euros, d’un simple et d’un double pécule de vacances d’environ 4.300 euros, d’une allocation de résidence de 718 euros et d’une prime de fin d’année d’environ 1.160 euros. Ce qui représente un brut annuel d’environ 36.971 euros à 42.197 euros, donc entre 13.031 euros (+ 54%) et 18.957 euros (+ 76%) de plus que dans un engagement pour une même fonction dans un « contrat de travail de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée ». Ce à quoi il faut encore éventuellement ajouter une reconnaissance de l’ancienneté utile dans la fonction, une assurance hospitalisation, une pension complémentaire, des jours de congés payés extra-légaux, etc.

Autre, exemple, à l’échelle la plus basse d’un CPAS bruxellois (E1), un auxiliaire administratif, sans aucun diplôme reconnu, gagnerait un salaire brut allant de 26.572 euros à zéro année d’ancienneté et de 27.900 euros à dix ans d’ancienneté. Il bénéficierait de chèques repas d’une valeur d’environ 1.665 euros, d’un simple et d’un double pécule de vacances d’environ 4.300 euros, d’une allocation de résidence de 708 euros et d’une prime de fin d’année d’environ 1.161 euros. Ce qui représente un brut annuel d’environ 34.406 euros à 35.734 euros et donc entre 10.466 euros (+ 43 %) et 11.794 euros (+ 49 %) de plus que dans un engagement pour une même fonction dans un « contrat de travail de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée ». Ce à quoi il faut éventuellement ajouter une reconnaissance de l’ancienneté utile dans la fonction, une assurance hospitalisation, une pension complémentaire, des jours de congés payés extra-légaux, etc.

Des erreurs peuvent s’être glissées dans ces approximations, notamment au vu des imprécisions de l’avant-projet de loi. Elles ont à tout le moins le mérite d’être formulées et mises en débat. Nous souhaiterions vivement que l’administration ou le cabinet présentent leurs propres comparaisons de revenus annuels sur des cas concrets, selon que l’engagement est fait dans un « contrat Dermagne » ou un contrat de travail régulier, et la façon dont ils en établissent le calcul. Ils ne l’ont pas fait à ce stade.

De facto privés de droits syndicaux

La non-application de la loi de 1968 sur les conventions collectives de travail et les commissions paritaires pose la question de la possibilité pour les travailleurs engagés dans ce dispositif dans le secteur privé, marchand ou non marchand, de négocier collectivement leurs conditions de travail et celle de  leur affiliation syndicale. Quel pourrait être le sens de leur affiliation si leur rémunération est fixée et figée par la loi et s’ils sont exclus de tous les acquis sociaux collectifs liés à leur emploi, à leur secteur d’activité, à leur entreprise ? Pourraient-ils avoir droit à une prime syndicale, participer aux élections sociales, être délégués ? Apparemment l’avant-projet place ces travailleurs en dehors de tout cadre syndical de défense de leurs droits.

Une brèche dans le droit du travail et dans la Sécurité sociale belge

La question de l’application de la loi du 19 décembre 1974 organisant les relations entre les autorités publiques et les syndicats des agents relevant de ces autorités, qui concernent les personnes qui seraient mises au travail par des pouvoirs locaux, n’est pas réglée par cet avant-projet de loi, qui organiserait une mise au travail au rabais et totalement non conforme aux statuts et aux acquis sociaux des travailleurs de la fonction publique.

De quoi les Dermagne jobs sont-ils le nom ?

On le voit, les « Dermagne jobs », tels qu’ils seraient organisés par cet avant-projet de loi, porteraient à un niveau inédit la casse des acquis salariaux et sociaux du mouvement ouvrier belge. Le.la travailleur.euse engagé.e dans le cadre d’un « contrat de travail de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée » recevrait une « rémunération » fixée en deçà des normes sociales belges existantes, qui ne prendrait en considération ni les titres et mérites, ni la qualification ou l’ancienneté des personnes, ni les caractéristiques du travail effectué ou de l’employeur, ni les barèmes et les normes sectorielles et ne leur ouvrirait qu’au mieux partiellement leurs droits sociaux. Cette forme de mise au travail engluerait les personnes concernées dans la pauvreté et constituerait une brèche dans le droit du travail et dans la Sécurité sociale belge. Le tout en prétendant apporter une aide aux « personnes durablement privées d’emploi » et asséné avec la puissance légale de l’appareil d’État. Est-ce cela, en 2023, le « droit à l’emploi » et la vision d’avenir de la protection sociale des travailleurs promus par le Parti socialiste ?

(1) Pierre-Yves Dermagne, ministre du Travail, « Avant-projet de loi instaurant les territoires de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée », juillet 2023.

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