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Cédric Norré (Cabinet Dermagne) : « L’accès à ces emplois sera sur base volontaire »

Le directeur de cabinet adjoint du ministre du Travail présente sa vision (positive) du projet de « territoire de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée » et répond aux questions et critiques.

En juin, le ministre du Travail, Pierre-Yves Dermagne (PS) avait annoncé à la grande presse son intention de favoriser la transposition en Belgique de l’expérience française des Territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD) : « Garantir le fait que les allocations de chômage continuent à être versées aux demandeurs d’emploi quand ils travaillent dans des TZCLD, c’est un changement de paradigme complet. On change de logique et on se dit qu’il vaut mieux avoir un chômeur indemnisé qui va travailler, répond à des besoins de la collectivité, de la société, plutôt que de rester chez soi ». (1)

Sollicité par nous pour une interview sur l’avant-projet de loi instaurant les territoires de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée qu’il a soumis, en juillet, pour avis au Conseil national du travail, le ministre a mandaté son directeur de cabinet adjoint, M. Cédric Norré, pour répondre à nos (nombreuses) questions. Si nous aurions préféré une interview du ministre en personne, ce qui l’aurait plus engagé politiquement, nous ne pouvons que remercier M. Norré pour le temps qu’il nous a consacré et la courtoisie avec laquelle il a répondu à nos questions, même lorsqu’elles étaient parfois incisives. Toutes ses réponses ne nous ont pas convaincus, très loin de là, mais elles ont selon nous le mérite de clarifier la façon dont le ministre et son cabinet envisagent l’avant-projet.

Le point de départ du cabinet est une vision extrêmement positive des impacts sociaux du dispositif de TZCLD mis en place en France. Point ne serait nécessaire de démontrer l’intérêt du dispositif proposé, il suffirait de se référer à des visites d’expériences TZCLD menées en France. C’est « spectaculaire », le cabinet l’a « vu sur le terrain : cela fonctionne ! » C’est un mode de raisonnement qui nous a laissé rêveurs au point de vue de sa rigueur et de sa validité, mais nous n’avons pas voulu alourdir l’ambiance en demandant, par exemple, si le cabinet avait vent des critiques de la CGT (Confédération générale du travail, deuxième syndicat français de salariés du secteur privé) et bien noté qu’en France le développement des TZCLD était concomitant de la démolition de l’assurance chômage ?

Pierre-Yves Dermagne (PS) : « On change de logique et on se dit qu'il vaut mieux avoir un chômeur indemnisé qui va travailler, répond à des besoins de la collectivité plutôt que de rester chez soi ». Photo mise à disposition seon la licence CC BY-NC-SA 2.0 DEED, issue de l’album « 157th Plenary Session of the European Committee of the Regions » sur flickr.com
Pierre-Yves Dermagne (PS) : « On change de logique et on se dit qu'il vaut mieux avoir un chômeur indemnisé qui va travailler, répond à des besoins de la collectivité plutôt que de rester chez soi ». Photo mise à disposition seon la licence CC BY-NC-SA 2.0 DEED, issue de l’album « 157th Plenary Session of the European Committee of the Regions » sur flickr.com

Quant au projet du cabinet lui-même, tel qu’il le présente, il oscille entre une vision extrêmement optimiste de celui-ci, quitte à être un peu hors sol par rapport au texte même de l’avant-projet de loi déposé et une dureté sociale pleinement assumée. D’un côté, le cabinet se veut rassurant : le refus des emplois proposés ne pourrait donner lieu à aucune sanction, sans devoir pour cela modifier ni la loi de 2002 ni les arrêtés sur le chômage de 1991, il y aurait bien paiement de cotisations sociales sur la rémunération, etc. De l’autre côté, il estime lui-même qu’il s’agit d’emplois « non convenables », au sens de la réglementation de l’ONEm, sous-payés, non soumis aux conventions collectives… et justifie cela au motif que si les barèmes et les conventions collectives devaient être appliqués « le dispositif ne serait plus finançable par les entités locales » (sic). Idem, si les bénéficiaires se trouvent privés de droits syndicaux vis-à-vis de leur employeur, ce ne serait pas grave… puisque les travailleurs pourraient s’adresser au Comité local pour l’emploi dont ils dépendent, créé par le dispositif, et où siègent notamment des représentants syndicaux… Ce qui constitue une vision de l’avenir des droits sociaux et syndicaux inquiétante dans le chef d’un cabinet PS.

Enfin, certains problèmes posés par l’avant-projet sont carrément mis sous la carpette. Qu’il s’agisse du cumul d’un statut de travailleur et d’allocataire, du fait que le travail d’un chômeur isolé dans le dispositif lui rapportera autant à mi-temps que ce que rapportera un travail à temps plein à une chômeuse cohabitante, de la compétence du fédéral dans cette matière ou de la réaction du ministre flamand de l’Emploi… « Notre ministre accorde une grande importance aux avis des interlocuteurs sociaux », c’est sur cette note d’espoir que M. Norré a conclu l’interview : la balle semble donc dans le camp des organisations syndicales : si elles maintiennent une opposition ferme (Lire ici et ici) et résistent aux pressions pour marquer un accord, le projet devrait être enterré, pour cette législature à tout le moins.

Ensemble ! : Quels sont la motivation et le contenu de l’avant-projet de loi sur les territoires de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée élaboré par votre cabinet?

Cédric Norré : L’avant-projet de loi que le ministre du Travail a soumis pour avis au Conseil national du travail (CNT) tente de traduire le concept français de Territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD) dans le cadre de la réalité institutionnelle et juridique belge. Ce dispositif français met en avant une série de constats. Personne n’est inemployable, chacun a des compétences à valoriser par le travail, mais certaines personnes ne trouvent pas leur place sur le marché du travail traditionnel dont elles sont durablement exclues. Il y a une responsabilité collective à leur fournir des possibilités d’emploi adaptées. Des besoins sociétaux ne sont actuellement pas remplis par le marché du travail existant. Nous avons, par exemple, visité en France une séniorie où des personnes qui travaillaient dans le cadre de ce dispositif nous ont dit tout le sens qu’elles trouvaient à leurs activités. Et ce alors que celles-ci n’auraient jamais été prises en charge par le marché privé, n’étant pas suffisamment lucratives. L’inactivité et le chômage coûtent très cher à la société et aux personnes concernées. Face à ce constat, il peut être intéressant de mobiliser une partie des allocations pour permettre aux personnes d’accéder à un emploi, sans mettre en péril la Sécurité sociale. Le dispositif permet d’articuler ces différents éléments : un besoin d’emploi, des besoins sociaux locaux non pris en compte et des moyens d’y répondre.

« Articuler un besoin d’emploi, des besoins sociaux locaux et des moyens d’y répondre »

Pour mettre en œuvre un dispositif similaire au niveau belge, il faut tenir compte que, dans notre pays, toute une série de compétences en matière d’emploi ont été régionalisées, dont l’accompagnement des demandeurs d’emploi et les aides à l’emploi. C’est ainsi que, par exemple, la Wallonie a développé des expériences pilotes de TZCLD, en y dédiant des crédits du Fonds social européen. Les promoteurs de ces projets ont pointé le fait que leur développement était entravé du fait que  ce sont les régions qui financent ce dispositif tandis que c’est le niveau fédéral qui bénéficie de la majeure partie des retours financiers positifs en termes de non-paiement d’allocations de chômage, de perception de cotisations sociales et de perception d’impôts. Nous avons donc tenté de proposer un mécanisme qui reprend les principes du dispositif TZCLD français pour organiser quelque chose de similaire en Belgique, en tenant compte de notre réalité institutionnelle. C’est ainsi que nous avons élaboré l’avant-projet de loi instaurant les territoires de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée. Celui-ci organise le fait que, lorsqu’un « territoire de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée » (TSDELD) est mis en œuvre, le fédéral mobilise les allocations des personnes concernées en permettant de les cumuler avec un revenu.

Cela pose évidemment toute une série de questions. Dans ce mécanisme de cumul, on ne peut pas donner à ces personnes un contrat de travail régulier, car dans ce cas le salaire devrait être au moins égal au salaire minimum interprofessionnel, donc le revenu minimum mensuel moyen garanti (RMMMG) auquel s’ajouteraient alors les allocations de chômage ou de Revenu d’intégration (RI) versées. En outre, les associations et les pouvoirs locaux devraient payer ces personnes au salaire minimum, ce qui n’est pas réaliste. Le projet crée donc un contrat de travail ad hoc, comme cela a été fait pour les Agences locales pour l’emploi (ALE). Ce n’est pas exactement la même chose, mais on s’en inspire. Le principe que nous avons retenu dans l’avant-projet de loi est que le travailleur va recevoir une rémunération issue d’un contrat de travail ad hoc qui se cumulera avec des allocations pour porter le revenu total du travailleur au niveau du salaire minimum garanti. Par ailleurs, toute une série de balises et de garanties sont apportées par le projet. L’accès à ces emplois sera réalisé uniquement sur base volontaire. Il ne sera jamais obligatoire de postuler à une offre d’emploi créée dans le cadre du dispositif de territoire de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée. Il n’y aura pas de sanctions portant sur le droit aux allocations si une personne refuse ce type d’offre d’emploi, par exemple parce qu’elle estime qu’elle n’est pas suffisamment bien rémunérée, ou que l’offre ne correspond pas à ses besoins et à ses compétences. Le temps de travail, entre 13 et 38 heures par semaine, pourra également être librement choisi par les travailleurs concernés. Il ne s’agit pas d’imposer un travail à temps plein à toutes et tous.

Enfin, il faut souligner que, suivant en cela le modèle français, l’avant-projet prévoit de créer dans ces territoires des « Comités locaux pour l’emploi » qui associeront des représentants d’associations locales, d’organisations syndicales, de pouvoirs locaux et d’employeurs. Ces Comités locaux auront pour mission de suivre les projets menés à leur échelle. Par exemple, éviter qu’une activité proposée ne soit concurrente avec d’autres déjà développées au niveau local. J’ajoute que le projet réserve aux régions un rôle important à jouer dans sa mise en œuvre. L’État fédéral trace un cadre, mais ce sont les régions qui établiront la liste des territoires éligibles, prendront des décisions en matière d’agrément d’entreprises, etc.

D’où vient ce projet de loi ? Émane-t-il des interlocuteurs sociaux ? Y-a-t-il des études d’impact préalables qui ont été réalisées ? Avez-vous une idée du nombre de personnes qui pourraient potentiellement être concernées par ce dispositif ?

Pour élaborer ce projet, nous nous sommes inspirés de ce qui s’est fait en France. Nous avons développé des concertations informelles et formelles, en conférence interministérielle, avec les entités fédérées. Nous avons également reçu des remarques d’interlocuteurs sociaux, d’organisations qui militent pour la création de TZCLD en Belgique et encore d’autres associations actives dans le secteur non-marchand. Nous avons tenté d’intégrer un maximum de remarques reçues… sans oublier les concertations avec nos partenaires de la majorité gouvernementale qui ont également contribué à donner à l’avant-projet sa forme actuelle. Nous attendons maintenant de connaître les résultats de la concertation formelle avec les interlocuteurs sociaux qui doit se dérouler au Conseil national du travail (CNT). Nous tiendrons compte de cet avis et sur base de celui-ci le texte devra certainement encore évoluer.

Nous n’avons pas réalisé d’étude d’impact spécifique au niveau belge. Nous nous inspirons de l’exemple français. Nous avons, par exemple, visité un TZCLD dans la région lilloise, dans la commune de Loos et nous avons reçu un important feed-back sur cette expérience et sur l’évolution de ce territoire. C’est spectaculaire : il y a eu une baisse de 18,5 % du chômage de longue durée sur la commune en une seule année. Le chômage est maintenant dans la commune à 6 %. Une épicerie sociale a été ouverte dans le quartier, un système de récupération d’invendus alimentaires a été mis en place, des liens sociaux ont été recréés. Les exemples français sont selon nous la meilleure façon d’apprécier ce que pourrait produire le dispositif prévu.

« Les exemples français sont la meilleure façon d’apprécier le dispositif »

Quant au nombre de personnes concernées par le dispositif, il y a une balise prévue dans le projet qui prévoit qu’il ne pourra être déployé, dans chaque région, que dans le tiers des communes qui ont le plus haut taux de chômage. Mais ce sera à chaque région de faire le choix : prévoir une extension du dispositif sur un tiers de communes ou se concentrer uniquement sur certaines d’entre elles. Je ne peux donc pas donner un chiffre précis. J’ajoute que ce dispositif n’est pas construit pour rentrer en concurrence avec les TZCLD déjà mis en place dans certaines régions dans le cadre de leurs compétences.

Vous pourriez donner une fourchette…

Je pense que ça dépend de l’implémentation et que c’est un projet qui demandera du temps pour s’implanter. Je ne pense pas que 100.000 personnes vont s’inscrire dans le projet, les premières années il touchera peut-être deux, trois ou quatre mille personnes. Il faudra ensuite évaluer le dispositif.

Quelle serait précisément la rémunération mensuelle et annuelle (hors allocation) des personnes mises au travail à temps plein dans le cadre d’un dispositif de territoire de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée ? Ces emplois donneront-ils lieu à la perception de cotisations sociales ?

La rémunération prévue (hors allocation) dans l’avant-projet de loi est de 8,24 euros de l’heure. Comment est-on arrivé à ce chiffre ? Nous avons pris la différence entre le salaire minimum interprofessionnel (RMMMG) de 1.995 euros /mois et l’allocation de chômage minimum en troisième période la plus faible. De là on a déduit la rémunération horaire pour aboutir à un cumul de rémunération et d’allocations égal au RMMMG pour toutes les personnes qui prestent à temps plein. Par ailleurs, il est bien prévu qu’il y ait une perception de cotisations sociales sur la rémunération payée par l’employeur (donc hors allocation).

« Il est bien prévu qu’il y ait une perception de cotisations sociales »

Vous dites que vous vous êtes en partie inspiré du système de cumul d’allocation et de revenu des ALE…

Il y a quand même de grandes différences par rapport aux ALE, qui visent à permettre à un demandeur d’emploi d’avoir quelques heures de travail rémunéré en plus de ses allocations. Ici il s’agit d’un dispositif « engageant », permettant aux personnes d’avoir une activité rémunérée, potentiellement à temps plein, au service de la collectivité, en se basant sur leurs besoins et leurs envies.

Cette forme de mise à l’emploi ne semble pas nécessairement donner lieu au paiement de cotisations sociales puisque l’avant-projet de loi exclut les personnes sous « contrat de soutien aux DE de longue durée » de l’application de la loi du 12 avril 1965 concernant la protection de la rémunération des travailleurs, et que c’est en référence à celle-ci que les cotisations sociales sont prélevées et calculées…

Les cotisations de Sécurité sociale ne sont pas visées dans la loi de 1965 sur la protection de la rémunération. La loi de 1965 concerne le droit du travail et pas la Sécurité sociale. Nous avons repris et adapté au sein même de l’avant-projet les dispositions utiles de cette loi, qui règle par exemple les retenues possibles à la suite de la responsabilité vis-à-vis de dommages causés à l’employeur. Le prélèvement des cotisations sociales est, quant à lui, organisé par l’arrêté-loi de 1944 concernant la Sécurité sociale des travailleurs. Le « contrat de travail de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée » est rémunéré et il s’ensuit que la rémunération qui en émane est soumise au prélèvement des cotisations de Sécurité sociale en vertu de l’arrêté-loi de 1944. Il n’y a pas d’exception prévue en la matière, contrairement à la situation du travail en ALE.

Donc, selon le cabinet, ces emplois donneront lieu au paiement de cotisations sociales dans toutes les branches de la Sécurité sociale des salariés (pensions, chômage, maladie professionnelle, vacances annuelles, etc.) et ouvriront les droits qui y sont liés ?

Il n’y a dans l’avant-projet aucune exception prévue par rapport à l’application du régime général de Sécurité sociale. Les cotisations seront calculées et prélevées de la même façon que dans le régime général, avec la particularité que les réductions de cotisations sur les bas salaires s’appliqueront. Leurs cotisations sur leur rémunération leur ouvriront leurs droits dans toutes les branches citées, une couverture qui s’ajoutera à celle dont ils disposent déjà en tant qu’allocataire. Il faudra cependant voir, en fonction de leur horaire de travail, si les prestations rémunérées des personnes titulaires du Revenu d’intégration dans ce cadre leur permettront d’atteindre le seuil qui leur ouvre le droit au chômage.

Le projet de loi exclut les personnes dont il organise la mise au travail de l’application de la loi du 5 décembre 1968 sur les conventions collectives de travail et les commissions paritaires. Quelle conséquence cela aura-t-il sur les conditions de travail ? Les travailleurs visés bénéficieront-ils des avantages prévus dans les conventions sectorielles de leur secteur d’activité : prime de fin d’année, prime syndicale, etc. ? Et pourraient-ils.elles voter aux élections sociales, être délégué syndical, etc. ?

Il n’y a pas d’application de la loi de 1968, mais le projet prévoit de créer des Comités locaux pour l’emploi où les organisations syndicales seront représentées. C’est un système qui a fait ses preuves en France. Nous pensons que si un travailleur a un problème dans son entreprise, il pourra saisir le Comité local de cette question et demander que le Comité vérifie le respect des règles du jeu. Le Comité local ayant la possibilité de demander le retrait ou la suspension de l’agrément.

« Si on prévoyait l’application des conventions collectives le dispositif ne serait plus finançable par les entités locales »

Par ailleurs, comme vous le savez sans doute, le dispositif français de TZCLD prévoit que les travailleurs ont droit au salaire minimum interprofessionnel, le SMIC, hors application des barèmes sectoriels. Si on prévoyait l’application des conventions collectives, il faudrait que la rémunération elle-même soit au moins portée au niveau du salaire minimum interprofessionnel belge (RMMMG), soit 1.995 euros/mois pour un temps plein et appliquer les barèmes sectoriels. Mais alors le dispositif ne serait plus finançable par les entités locales et on ne soutiendrait pas au niveau fédéral un dispositif, qui a pourtant fait ses preuves en France. Ce n’est donc pas compatible avec le dispositif envisagé ici.

La loi prévoit une rémunération horaire identique quel que soit le secteur de travail, le poste occupé, la qualification de la personne, ses compétences, son ancienneté, etc. N’y a-t-il pas là une forme de déqualification de la personne et un traitement discriminatoire ? Idem, si la rémunération ou les droits sont différents pour les travailleurs qui effectuent des tâches similaires dans une même entreprise, en fonction du fait qu’ils sont engagés dans le cadre de l’application de ce dispositif ou d’une façon « classique », n’y-a-t-il pas une discrimination ?

Dans les conditions d’agrément, il y a des garde-fous par rapport à cela. Il est dit que les services fournis ne peuvent aboutir à la transformation du travail dans le secteur privé et le service public, que les activités proposées doivent tenir compte des besoins des travailleurs, qu’il n’y a pas de sélection sur base de critères autres que ceux fixés dans l’agrément, que le service ne peut pas créer de concurrence dans le secteur privé ou marchand, etc. En outre, avant de donner un agrément, il est prévu que la région doive demander l’avis du Comité local pour l’emploi, où siègent notamment les organisations syndicales. Les organisations syndicales pourraient donc directement faire entendre leur voix si elles constataient qu’une entreprise cherche à remplacer des postes occupés par des travailleurs réguliers par des postes occupés dans le cadre des contrats de soutien. En outre, s’il y a une dérive qui est constatée, le Comité local pour l’emploi peut saisir l’autorité compétente, à savoir la région. Notre projet ne vise pas à ce que des travailleurs engagés dans ce dispositif fassent la même chose que des travailleurs engagés dans le cadre du marché du travail classique. Il ne peut donc pas y avoir de discrimination.

Qu’en est-il, pour les personnes mises au travail dans un pouvoir local, de l’application de la loi de 1974 qui organise la concertation sociale entre l’autorité et les organisations représentatives ?

L’avant-projet de loi prévoit que les autorités publiques ne pourront proposer des activités dans le cadre des territoires de soutien aux demandeurs d’emploi qu’après concertation au sein du comité particulier institué en vertu la loi de 1974, où siègent les organisations syndicales. Si, par exemple, un pouvoir public local veut remplacer ses nettoyeurs de rues par des travailleurs sous contrat de soutien aux demandeurs d’emploi de longue durée, les organisations syndicales pourront s’y opposer. Mais ce dispositif pourrait, par exemple, servir à ce que des personnes aident d’autres personnes plus âgées à faire des courses… Ce que ni le secteur public ni le secteur privé ne font aujourd’hui.

Vous avez évoqué l’absence de sanctions pour les demandeurs d’emploi qui refuseraient ce type de mise au travail. L’article 2 de l’avant-projet mentionne bien qu’il organise une reprise du travail « sur base volontaire ». Admettez-vous que ce caractère « volontaire » n’est pas garanti par le projet de loi en lui-même et qu’il suppose pour être établi d’encore modifier la législation et la réglementation sur le Revenu d’intégration et sur l’assurance chômage ?

C’est une question qui est fondamentale. En matière de chômage, il faut distinguer la disponibilité passive et active. Pour la disponibilité passive, nous avons examiné de près la réglementation existante et il s’avère qu’il n’est pas nécessaire de la modifier, justement parce que l’on ne donne pas un contrat de travail régulier. Si l’on donnait un contrat de travail régulier soumis à des conventions collectives de travail, l’emploi serait considéré comme « convenable » au sens de la réglementation du chômage et son refus pourrait donner lieu à des sanctions : une suspension temporaire des allocations et une exclusion en cas de récidive. Ici, ce n’est pas le cas. Pour la disponibilité active, il y a eu des discussions sur l’instauration d’une dérogation à l’application de cette disponibilité aux personnes impliquées dans ce dispositif. A la suite de ces discussions, il a été décidé de s’en remettre aux entités fédérées, compétentes en matière de contrôle de la disponibilité active, dans le cadre d’un fédéralisme de coopération. Cependant, il nous semble cohérent que si les entités fédérées donnent un agrément à une entreprise pour engager une personne dans le cadre de ce dispositif et qu’une personne accepte ce contrat, les services régionaux de l’emploi apprécieront positivement sa démarche au regard des obligations de disponibilité active. Cette modalité vise à rencontrer le souhait de certains services régionaux de l’emploi de pouvoir continuer à réaliser un accompagnement de ces personnes.

En matière de Revenu d’intégration, nous avons intégré une disposition dans l’avant-projet, à l’article 31, qui indique que le travailleur occupé dans ce cadre est réputé remplir la condition d’être disposé à travailler telle que prévue par la loi du 26 mai 2002.

Le système proposé n’est-il pas à maints égards absurde ? L’assurance chômage vise à indemniser les salariés involontairement privés d’emploi, tandis que ce dispositif prévoit un cumul de statut d’allocataire et de travailleur à temps plein. Les services de placement régionaux ont pour but d’unifier le marché de l’emploi, pour permettre aux demandes et aux offres de se rencontrer de la façon la plus large, tandis que ce dispositif prévoit des engagements a priori réservés aux personnes domiciliées sur un micro-territoire, sans permettre aux personnes de valoriser leurs ressources (qualifications, compétences, ancienneté…). Enfin, sauf pour les personnes qui ont des allocations de « cohabitant.e », le système proposé ne donne pas de valorisation financière au fait de travailler plus qu’à mi-temps.

Est-ce absurde de réserver des emplois locaux à des personnes qui se situent dans la même localité ? C’est une critique plus globale du système de TZCLD tel qu’il est mis en place en France, qui historiquement a été portée par certains groupes. Mais quand on va voir comment se déroulent ces expériences sur le terrain en France et que l’on voit comment elles transforment des quartiers, apportent des solutions à des personnes qui jusque-là étaient totalement exclues d’emploi, on réalise qu’il y a des réponses à donner et que ce dispositif en est une. Le dispositif redonne du sens et une place dans la société à des personnes qui, en tant qu’allocataires, sont aujourd’hui souvent fort stigmatisées. Il reconnaît que le marché du travail privé n’est pas adapté à la situation de tout le monde et offre une autre voie d’accès à l’emploi.

« Un isolé ou un chef de ménage n’auraient parfois pas d’intérêt financier à travailler à temps plein »

Il est par ailleurs exact que, dans le cadre du dispositif prévu, il est plus intéressant pour un cohabitant de travailler à temps plein que pour un isolé ou un chef de ménage, qui n’auraient parfois pas d’intérêt financier à travailler à temps plein. Nous avons envisagé différentes formules possibles de rémunération, aucune n’était parfaite. Celle retenue est celle qui nous paraît la plus pertinente car il faut constater que la cheffe de ménage, la maman solo, n’est pas la personne qui aura le plus de possibilité de s’engager dans un temps plein. Le système proposé prend donc en compte cette situation.

L’avant-projet de loi n’empiète-t-il pas largement sur les compétences en matière d’emploi attribuées aux régions par la VIe réforme de l’État et par la loi spéciale de 1980 (programmes de mise au travail des demandeurs d’emploi inoccupés, mise au travail des personnes qui bénéficient du RI, promotion des services et emplois de proximité…) ? Par ailleurs, au vu des débats au parlement flamand et de la réaction du ministre de l’Emploi Jo Brouns (CD&V) et de la N-VA, on voit bien que cette idée que le fédéral finance des emplois locaux en Wallonie ne passe pas… N’êtes-vous pas occupés à ouvrir une brèche vers la régionalisation des allocations de chômage de longue durée promue par la FEB ?

Les compétences en matière d’emploi sont effectivement réparties entre le pouvoir fédéral et les régions. L’État fédéral et les entités fédérées doivent mettre en œuvre un fédéralisme de coopération. Le système proposé est un système de cumul d’allocations et de travail dans les systèmes de la Sécurité sociale et de l’assistance sociale. Or la loi spéciale réserve à l’État fédéral les compétences en matière de droit du travail et de Sécurité sociale. Nous sommes donc compétents à la fois pour créer le contrat de travail spécifique et pour fixer les règles de cumuls d’allocation. Quand on a créé le contrat de travail ALE, c’était dans le cadre de l’exercice des compétences fédérales. La loi spéciale n’organise le transfert aux régions que de la compétence en matière d’ALE. Si ce transfert est organisé dans la loi de 1980, c’est bien que l’autorité fédérale reste globalement compétente hors la question des ALE.

Par ailleurs, le dispositif prévu donne une large place aux entités fédérées et ne pourra pas se faire sans elles. Ce sont elles qui fixeront la liste des territoires concernés dans leur ressort et elles n’ont aucune obligation de le faire. Ce sont aussi elles qui donneront l’agrément des territoires. Le projet a également fait l’objet d’une concertation avec les entités fédérées dans le cadre d’une conférence interministérielle, où une décision de principe a été prise permettant au ministre du Travail fédéral d’avancer sur cette question.

Vous citez les réactions de la N-VA au parlement flamand, les critiques sur l’utilisation des cotisations sociales des travailleurs flamands pour financer des emplois locaux wallons… Je n’attache pas trop d’attention à ces critiques car elles proviennent des mêmes personnes qui stigmatisent le fait que les cotisations sociales payées par des Flamands financent des allocations de chômage en Wallonie. Ce type de discours n’est pas lié à ce dispositif en particulier, c’est un point de vue dogmatique.

A la base, ce projet émane d’une demande des organisations syndicales ?

C’est surtout dans le secteur associatif qu’il y a eu une mobilisation pour porter cette idée.

Qu’adviendra-t-il de cet avant-projet si les organisations syndicales n’en veulent pas et émettent un avis négatif sur celui-ci au sein du Conseil national du travail ?

Dans ce cas il y aura une discussion au sein du gouvernement sur l’opportunité de présenter ce projet. Notre ministre accorde une grande importance aux avis des interlocuteurs sociaux. Nous essayons systématiquement de les suivre ou d’y répondre.

(1) « Territoires zéro chômeur : quand la France sert d’exemple à la Belgique », L’Avenir, 19.06.23

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