dossier titres-services

Objectifs atteints ?

Le système actuel des titres-services répond-il aux intentions mises en avant par ses promoteurs initiaux ? Non, si l’on se réfère aux débats parlementaires de 2001.

Les structures de domination sociale et patriarcale mènent à une évaluation factice du dispositif.
Les structures de domination sociale et patriarcale mènent à une évaluation factice du dispositif.

Les rapports d’évaluation des titres-services commandés par les services régionaux de l’emploi et réalisés par Idea Consult renvoient volontiers à la loi de 2001 (1) qui a créé le système pour établir les objectifs à partir desquels il faudrait apprécier son fonctionnement actuel. Ces rapports retiennent de cette loi les objectifs d’augmentation du taux d’emploi, de diminution du travail au noir et d’amélioration de l’équilibre entre les vies privée et professionnelle des ménages. Les rapports poursuivent leur analyse en considérant comme acquis que les pouvoirs publics ont fait le choix initial de financer le dispositif en sorte d’atteindre ces objectifs et que la réussite ou l’échec du dispositif peut être appréhendée en fonction de ce qu’il les atteigne (ou non). Lorsque les instances consultatives regroupant les interlocuteurs sociaux se penchent sur ce système, elles reproduisent généralement le même type d’analyse et arrivent à la conclusion qu’elles sont favorables au « maintien du système des titres-services » (2) ou expriment leur « attachement et le soutien » wallon au dispositif des titres-services « qui remplit indéniablement son rôle de création d’emplois, de lutte contre le travail au noir dans le secteur des aides-ménagères et d’amélioration de la conciliation entre vie privée et vie professionnelle chez les utilisateurs ». (3) Un retour sur l’adoption de cette loi permet de prendre la mesure du caractère factice de cette présentation. Le dispositif actuel, dans sa réalité concrète, ne correspond pas au projet que les initiateurs avaient prétendu vouloir mettre en place.

3.000 emplois subventionnés annoncés

Un élément en particulier permet de saisir du premier coup d’œil le gouffre qui sépare les intentions affichées à l’origine de la réalisation actuelle. Lors de l’adoption de la loi, le dispositif fut présenté comme marginal par rapport au marché de l’emploi belge, n’ayant pour vocation que de sortir quelques personnes du travail au noir. « Le texte proposé permettra d’offrir un emploi à 3.000 personnes » indiquait aux parlementaires la ministre de l’Emploi de l’époque, précisant que ce chiffre provenait d’une projection des services du gouvernement « confirmée au demeurant par le Bureau fédéral du Plan ». (4) Le résultat, vingt ans plus tard, c’est la création de tout un secteur pérenne de 150.000 personnes qui travaillent et sont coincées dans les conditions de précarité et de pauvreté organisées par ce dispositif. Le périmètre annoncé de la mesure a donc été multiplié par cinquante et il en est à peu près de même du coût à charge des finances publiques. L’examen des travaux parlementaires révèle par ailleurs qu’une série de dérives probables du dispositif avaient été pointées dès son adoption par celles et ceux qui le critiquaient. Mais le gouvernement de l’époque avait fait le choix de n’en tenir aucun compte et de pratiquer le déni par rapport aux conséquences déjà prévisibles du système. Maintenir le dispositif actuel, ce n’est donc pas prolonger un dispositif adopté en toute connaissance de cause et qui aurait recueilli sur cette base un consensus dès sa création. Prendre ce point de vue, c’est ignorer (pour les naïfs et les incompétents) ou occulter (pour les experts et les responsables avisés) les promesses initiales non tenues. C’est un point de vue tronqué, qui ne sert qu’à justifier le maintien d’un système totalement dysfonctionnel. Un système qui subventionne les ménages les mieux nantis, coince les travailleuses concernées dans la précarité et détruit progressivement leur santé.

Paré de toutes les vertus

Pour rappel, la loi de 2001 a été adoptée sous le gouvernement arc-en-ciel (VLD-MR-PS-sp.a-Ecolo-Agalev) et a été portée par sa ministre de l’Emploi, Laurette Onkelinx (PS). L’exposé des motifs de la loi indique que celle-ci s’inscrit dans le cadre « d’un plan d’action du gouvernement contre le travail illégal ». Se référant à Robert Plasman (ULB), la motivation poursuit en indiquant que le développement des services de proximité « nécessite une intervention étatique » en évoquant, en tant qu’externalité positive, leur « contribution à la diminution des inégalités de genre sur le marché du travail » (sic), mais aussi un soutien « au développement local à travers l’amélioration du cadre de vie et de l’environnement proche, le maintien d’activités dans certaines zones isolées et la création de lien social » (sic) ainsi que des « effets en termes de santé publique grâce aux actions de prévention et de suivi des maladies et problèmes sociaux » (sic). (5) Et l’exposé des motifs de poursuivre : « Outre ces arguments en termes d’efficacité, des considérations d’équité pourraient également justifier une intervention publique dans le financement de ces services afin de garantir un accès équitable à ces services. (…) Les emplois créés ou réintégrés dans le cadre de l’économie formelle seront essentiellement occupés par des femmes. Le dispositif mis en place contribuera de cette façon à accroître le taux d’emploi des femmes qui reste un des plus faibles d’Europe. L’agréation nécessaire des entreprises prestataires garantira en outre la qualité de ces emplois, élément essentiel d’une politique d’égalité et d’équité sur le marché du travail ».  (6) Plus avant, l’exposé des motifs assume que le juste prix pour l’utilisateur est celui qu’il est prêt à payer au noir et laisse miroiter que les mutuelles et les pouvoirs locaux pourraient intervenir financièrement pour adapter le coût du titre-service en fonction des moyens des utilisateurs : « L’intervention de l’État au niveau du prix du service, dans une proportion telle que l’utilisateur ne débourse pas davantage que ce qu’il est prêt à payer  « en noir », l’incite à choisir la voie déclarée et légale, avec les garanties y afférentes, notamment en matière de qualité et de sécurité du service. L’intervention de l’État dans le coût du service rend la prestation déclarée accessible à ceux qui ne pouvaient précédemment se l’offrir que via le travail illégal. En outre, pour que ces services soient réellement accessibles à tous, il sera possible en particulier aux collectivités locales, mutuelles, etc. d’intervenir partiellement ou totalement dans le coût du titre-service à charge de l’utilisateur». (7) Enfin, l’exposé des motifs indique que, pour les utilisateurs.trices de titres-services, ceux-ci permettront de « favoriser les décisions d’activité de personnes en retrait du marché du travail, (…) de réaliser de meilleurs arbitrages entre temps de travail, temps de loisir et travail domestique. En ce sens, la définition des activités retenues s’inscrit dans la stratégie européenne pour l’emploi, en ce qui concerne l’égalité entre hommes et femmes sur le marché du travail et en application de la politique de mainstreaming. » (8)

Des dérives probables déjà dénoncées

Il revint aux parlementaires Ecolo, pourtant membres de la majorité, de porter au parlement l’écho des critiques sur le projet. En commission, ce fut par la voix de la députée Ecolo Zoé Genot, demandant s’il « n’aurait pas été indiqué de moduler la quote-part personnelle de l’utilisateur en fonction du revenu de ce dernier », s’interrogeant «  sur les risques d’effets d’aubaine et de substitution », espérant « que les rémunérations ne seront pas uniquement minimales, que les conditions de travail seront décentes et que des efforts de formation seront accomplis », s’enquérant de savoir si « dans l’hypothèse de prestations en divers lieux de travail, les trajets seront pris en compte », etc. (9) Paul Timmermans (Ecolo) allant plus loin en séance plénière, relevant les « aspects très délicats » de la mesure  qui « risque de confiner à nouveau des femmes dans des emplois mi-temps souvent faiblement rémunérés, aux conditions de travail pénibles et flexibles », indiquant que « c’est un privilège de pouvoir se payer quelqu’un qui nettoie chez soi, un double privilège de faire supporter par la collectivité une partie du coût engendré par ce service » et que l’on aurait donc « pu imaginer que le chèque varie selon les revenus des gens comme cela se fait dans les ALE » et suggérant, in fine, un autre principe de tarification : « Pourquoi pas 300 francs pour les familles les plus riches et 150 francs pour les familles les plus pauvres? ». (10)

Promesses non tenues et social-libéralisme

En réponse à ces interrogations et critiques, la ministre de l’Emploi, Laurette Onkelinx, n’hésita pas à présenter comme un fait qu’il y aurait une pleine « application des règles relatives au contrat de travail » et que « les règles ordinaires du contrat de travail sont applicables au contrat de travail conclu entre le travailleur considéré et l’entreprise agréée : conclusion du contrat, temps de travail (obligatoirement un mi-temps au moins), etc. Le trajet d’un lieu de travail à l’autre fait partie du temps de travail. ». (11) Son collègue ministre des Affaires sociales, Frank Vandenbroucke (sp.a) venant à sa rescousse : « M. Timmermans nous reproche d’oublier les familles pauvres. A vrai dire, c’est une préoccupation que nous partageons. Il s’agit évidemment d’une discussion qui relève de la compétence des communautés. En effet, l’aide sociale, la problématique des subsides aux ASBL d’aide sociale, aux CPAS, sont des thèmes qui relèvent de la compétence des communautés ». (12) Au nom du groupe PS, le député Jean-Marc Delizée monta, lui aussi, aux créneaux pour défendre le projet, en confessant benoîtement un fervent credo social-libéral : « Nous insistons encore sur le fait que, pour nous, la promotion d’une économie nouvelle plurielle et partenariale implique qu’il […] faut sortir des cloisonnements entre le marchand et le non-marchand, l’économique et le social, le privé et le public.[…] Dans la mesure où les pouvoirs publics reconnaissent les bénéfices collectifs générés par certains services de proximité, et interviennent, dès lors, dans le contrôle de leur qualité, nous ne voyons aucune raison de limiter l’accès aux subventions aux seules entreprises du secteur non-marchand. ». (13) Ces réponses n’emportèrent pas la conviction de M. Timmermans et de ses collègues puisque, malgré son appartenance à la majorité gouvernementale et après avoir étrangement cité Saint-Just (« Nul ne gouverne innocemment »), celui-ci conclut que ce serait « sans enthousiasme qu’une majorité des Écologistes soutiendra ce projet ». (14)

Des évaluations complaisantes

Par ailleurs, vingt ans plus tard, les rapports d’évaluation peinent à identifier rigoureusement un effet du dispositif sur « l’augmentation du taux d’emploi » et à prendre la mesure de l’effet de substitution que le dispositif a eu par rapport à d’autres emplois préalablement existants. Quant à l’impact du dispositif sur la diminution du travail non déclaré, les derniers chiffres semblent indiquer qu’il est largement épuisé. D’après l’enquête réalisée par Idea Consult en Wallonie en 2021, 61,3% des répondantes indiquaient qu’elles étaient déjà à l’emploi (déclaré) avant d’intégrer le dispositif, 19 % étaient au chômage, 10 % femmes au foyer et seulement 3,3 % déclaraient être dans une situation préalable de travail au noir. (15) Il faudrait, au surplus, s’interroger sur la légitimité du moyen et du coût pour la collectivité de cette prétendue lutte contre le travail illégal qui passe par la création d’emplois subventionnés à 70 % pour les utilisateurs et sous-payés pour celles qui les occupent. Les derniers rapports doivent, au contraire de ce qui avait été annoncé, constater que les conditions de pénibilité du dispositif ont après quelques années pour conséquence d’écarter durablement du marché du travail une proportion importante des femmes qui y ont travaillé, renvoyées vers l’invalidité, c’est-à-dire la maladie de longue durée. Après quatorze années de travail en titres-services, 24,8 % des travailleuses wallonnes sont en incapacité de travail. (16) Mais qui s’en soucie et plaide pour une réforme fondamentale ?

« Sortir des cloisonnements entre le privé et le public »

On ne peut donc prétendre que le système des titres-services actuel correspond aux intentions initiales proclamées. Il devait « contribuer à la diminution des inégalités de genre sur le marché du travail » et être l’application d’une politique de «gender mainstreaming », alors qu’il est exercé à plus de 95 % par des femmes qu’il enferme dans la précarité et qu’il renforce l’inégale répartition entre les genres dans la prise en charge des tâches ménagères. Il devait avoir des « effets positifs en termes de santé publique » alors qu’il détruit la santé des travailleuses qui l’exercent, sans même leur offrir un cadre pour une prise en charge décente de leurs problèmes médicaux et d’invalidité. Son financement public devait être justifié en termes d’équité en garantissant « un accès équitable » aux services d’aide ménagère, alors que leur coût les réserve dans les faits pour l’essentiel aux ménages aisés. Il devait « garantir aux prestataires des emplois de qualité », alors qu’il n’offre dans les faits que des emplois pénibles, invalidants, sous-payés et généralement à temps partiel. Les « règles ordinaires du contrat de travail » devaient être appliquées et le trajet « d’un lieu de travail à l’autre » devait « faire partie du temps de travail », alors que le régime de travail en titres-services déroge sur certains points à la loi ordinaire et que le trajet entre deux lieux de travail n’est pas compté comme faisant partie du temps de travail rémunéré. Lorsque des responsables et des experts prétendent aujourd’hui que le système des titres-services atteint ses objectifs initiaux, ils font donc preuve d’une méconnaissance ou d’une mauvaise foi encore supérieure à celle des promoteurs de 2001, dont les assertions n’étaient au moins pas encore massivement contredites par les faits. Seule une adhésion idéologique et politique, consciente ou non, au social-libéralisme peut expliquer ces évaluations positives, totalement en porte-à-faux avec les faits. Cette adhésion est en pleine continuité avec celles des pionniers de 2001. Avec celle de M. Delizée, lorsqu’il niait l’importance, tant pour le service délivré que pour les conditions de travail, du choix d’une organisation du secteur articulée sur des entreprises privées ou publiques, marchandes ou non-marchandes. En continuité avec celle exprimée par M. Vandenbroucke, lorsqu’il expliquait que la question des inégalités et de la pauvreté ne devait pas être prise en considération au niveau fédéral à l’intérieur même de l’organisation de l’économie et de l’emploi, mais plutôt en aval, par les Communautés dans le cadre de leur compétences en matière d’aide sociale. Autant d’insultes à la vérité et à la raison qui ne s’expliquent que par les structures de domination sociale et patriarcale sur lesquelles les inégalités se moulent et qu’elles renforcent, qui elles-mêmes produisent apparemment des effets de nature identique sur les « experts » évaluateurs et responsables actuels.

(1) Loi du 20 juillet 2001 visant à favoriser le développement de services et d’emplois de proximité.

(2) Conseil économique et social de la Région de Bruxelles-Capitale, Avis d’initiative relatif au fonctionnement du système des titres-services après régionalisation (A-2014-037-CES), 20 mars 2014.

(3) CESE Wallonie, Avis n° 1464 sur l’avant-projet de décret portant diverses modifications à la loi du 20 juillet 2001 visant à favoriser le développement de services et d’emplois de proximité, 26 avril 2021.

(4) La Chambre, DOC 50 1281/003, p. 25.

(5) La Chambre, DOC 501281/001, p. 6 et 7.

(6) Ibid, p. 8.

(7) Ibid.

(8) Ibid, p. 11. Le gender mainstreaming est une stratégie qui a pour ambition de renforcer l’égalité des femmes et des hommes.

(9) La Chambre, DOC 50 1281/003, p. 15.

(10) La Chambre, CRIV 50 PLEN 135, p. 25.

(11) La Chambre, DOC 50 1281/003, p. 31.

(12) La Chambre, CRIV 50 PLEN 135, p. 26.

(13) Ibid, p. 22.

(14) Ibid, p. 26.

(15) Brolis et alii (Idea consult), « Évaluation du dispositif des titres-services wallons », 2018-2020 (février 2022), p. 118.

(16) Ibid, p. 149.

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