crise systémique

Paul Magnette : « Une critique croisée entre le socialisme et l’écologie »

En quoi consiste « l’écosocialisme » revendiqué par le président du PS dans La vie large, son dernier livre ? Les socialistes peuvent-ils se projeter dans l’avenir sans critique du courant social-libéral ?

« Les objectifs climatiques ne seront pas atteints si l’on s’en remet à des mécanismes de marché. »
« Les objectifs climatiques ne seront pas atteints si l’on s’en remet à des mécanismes de marché. » ©PS

A travers la publication de son livre La vie large – Manifeste écosocialiste (1), le président du Parti socialiste propose une réflexion théorique sur l’écosocialisme qu’il appelle de ses vœux. « La vie large », ces mots sont empruntés à Jean Jaurès (1859 – 1914), une figure historique du socialisme français, conjuguant inspiration marxiste et républicaine. Mais aussi un pacifiste et un farouche opposant à la marche vers la Première Guerre mondiale. Son assassinat par l’extrême droite, le 31 juillet 1914, éliminant un obstacle au ralliement des socialistes français et allemands à l’entrée en guerre, fut un évènement historique de portée mondiale. Quatre jours plus tard, la guerre était ouverte entre les grandes puissances. Par le choix de son titre, Paul Magnette invite (discrètement) à un retour aux sources de la tradition socialiste, en remontant à une époque antérieure à la scission du mouvement socialiste qui a marqué le « court vingtième siècle ».

« L’écosocialisme, c’est un nouvel âge du socialisme »

L’ambition historique qu’il place dans l’écosocialisme, et donc par ricochet dans son livre, est explicitée dans un entretien qu’il a donné à propos de celui-ci: « Le statut de l’écosocialisme, pour moi, c’est un nouvel âge du socialisme. Celui-ci a d’abord été pré-marxiste, élaboré « par le bas », par ceux qui subissaient et critiquaient la société industrielle naissante. Il a ensuite été marqué par la révolution scientifique que Marx a apportée. C’est le temps où Jaurès, Vandervelde et Lénine cohabitaient dans la même famille politique. Puis est intervenue la rupture de 1920, entre le rameau devenu plus nettement réformiste et le rameau communiste. Plus récemment, à la fin du XXe siècle, toute une partie de la social-démocratie a épousé l’épisode malheureux de la « Troisième voie ». J’espère que l’écosocialisme sera l’âge caractérisant la première moitié de notre siècle ». (2)

Faire converger les luttes

L’autre dimension fondamentale au cœur du livre, c’est la crise environnementale. Le texte de quatrième de couverture résume : « Pourquoi la cause climatique n’est-elle pas embrassée par les classes populaires (…) ? » La faute en reviendrait à la gauche, qui aurait laissé « s’installer l’idée que l’écologique est un nouvel ascétisme». Or pour Paul Magnette, reprenant en épigraphe les mots de Jaurès : « Nous ne sommes pas des ascètes, il nous faut la vie large », une version « punitive » de l’écologie risque de ne pas être populaire et de s’avérer une impasse. Pour avoir une base démocratique, la transition écologique doit également être sociale. Et l’auteur d’entreprendre de démontrer que « l’opposition au capitalisme constitue (…) la seule manière de (…) faire converger les luttes constitutives de la transition écologique et sociale » (3). Le livre a connu un certain succès d’estime et suscité le débat (Lire l’encadré). Nous avons demandé à l’auteur s’il acceptait de répondre à nos interrogations. Un exercice auquel il a généreusement accepté de se prêter (cf. ci-dessous).

Une nouvelle forme d’anticapitalisme ?

D’après ses réponses, il se confirme que le PS retrouve un certain ton radical. Ainsi, son président n’hésite pas à désigner en tant que « nouvelle forme d’anticapitalisme » ce qui lui paraît « le plus prometteur pour la gauche » (il est vrai en faisant référence à l’aile gauche du parti démocrate américain) ou encore à reconnaître qu’un « carcan néolibéral » a « gagné les traités européens ». Mais, comme dans son livre, il n’aborde guère « l’épisode malheureux de la Troisième voie » blairiste et ne semble prêt à exercer un véritable droit d’inventaire sur le tournant social-libéral qui a emporté une partie de la social-démocratie européenne au cours de ces vingt-cinq dernières années. (4)

« Il y a un carcan néolibéral qui a gagné les traités européens »

S’il dénonce l’évolution de la répartition des richesses produites, de plus en plus favorable aux détenteurs des capitaux, au détriment des travailleurs et des travailleuses, il en rapporte principalement la cause à la fiscalité et à la concurrence fiscale intra-européenne, plutôt qu’à une reconfiguration libérale de l’essentiel des instruments de politique économique. Il défend par ailleurs avec conviction le bilan « globalement positif » du mouvement ouvrier et des socialistes à l’intérieur de l’appareil d’État. « En Belgique, 53 % de la richesse est socialisée, on est dans une économie mixte, pratiquement semi-socialiste », indique-t-il. Quitte à en venir à attribuer la perception des reculs sociaux par la population à une « tendance à la nostalgie » et, par exemple, le blocage de la réduction collective du temps de travail à une question « culturelle » et à un manque de combativité syndicale sur ce plan. Oubliant apparemment qu’il y a encore environ un an, le job deal de la coalition Vivaldi, dont le PS et Ecolo font partie, a court-circuité les interlocuteurs sociaux pour porter atteinte à la régulation du temps de travail. Un ensemble de mesures désignées par le président de la FGTB comme un « coup de couteau assassin » et « un recul social majeur ». (5)

« Marx mais pas Lénine »

Le « nouvel anticapitalisme » de Paul Magnette ne va pas non plus jusqu’à prendre position pour la nationalisation de secteurs clés de l’économie. « Léninisme », rétorque-t-il : « Je veux bien défendre Marx, il ne faut pas me demander de défendre Lénine. » Et pourtant : EDF en France, la Sabena (ex-compagnie aérienne publique belge), la Poste, la RTT (ex-compagnie publique de télécommunication belge), la CGER (ex-banque publique belge), était-ce « du léninisme » ? Idem, alors que la guerre en Europe est devenue l’arrière-plan de nos actualités et que l’Union européenne (UE) se positionne de moins en mois comme une promesse de paix, le nouvel anticapitalisme et l’hommage à Jaurès ne s’accompagnent d’aucune critique du suivisme guerrier et géostratégique par rapport à l’impérialisme des USA ou d’aucun appel à la désescalade militaire vis-à-vis de la Russie.

In fine, Magnette peine à expliciter en quoi sa proposition « éco-socialiste » de « garantie d’emploi » ne constituerait pas une forme de mise au travail dans un sous-statut, similaire au basisbaan de Vooruit (Lire ici), qui finirait par se retourner en instrument de casse des salaires et de limitation dans le temps du droit aux allocations de chômage. La proposition écosocialiste de P. Magnette peut ne paraître ni assez rouge ni assez verte. Quoiqu’il en soit, personne, à gauche, ne peut aujourd’hui se targuer d’avoir toutes les réponses aux défis sociaux et écologiques vitaux qui se posent à nous. A travers la publication de son livre, Paul Magnette rompt avec le mantra du « sans nous ce serait pire » qui a trop longtemps servi d’idéologie au PS et confirme qu’il y a aujourd’hui à sa tête un interlocuteur de qualité, capable de mettre en débat une réflexion prospective. C’est nouveau, intéressant et cela mérite d’être salué.

Ensemble ! : Peut-on dire qu’après votre livre « l’anticapitalisme » n’est plus tenu pour ringard au PS ? Et que l’écologie n’y est plus considérée comme une préoccupation de bobos mais comme une priorité politique ? Cela traduit-il une radicalisation idéologique du PS et une ouverture plus affirmée aux enjeux écologiques ?

Paul Magnette (PS) : Je n’ai jamais tenu l’anticapitalisme pour ringard. Par ailleurs, le but est bien de s’engager plus avant dans la prise en compte des enjeux environnementaux. On ne peut pas dire qu’ils n’aient pas été pris en compte dans le passé dans la pensée d’inspiration sociale-démocrate, mais c’était à travers le concept du « développement durable », qui a émergé dans les années 1980, après avoir été mis en avant par la Première ministre norvégienne Gro Harlem Brundtland. Il y avait, à l’époque, une volonté de dépasser à travers ce concept l’opposition entre le souci du développement (notamment concernant les pays dits « en voie de développement ») et celui de la soutenabilité écologique.

L’écosocialisme, un projet qui ne manque pas de couleur.
L’écosocialisme, un projet qui ne manque pas de couleur. ©PS

Ce qui a émergé depuis et qui me semble neuf, c’est la jonction entre la question des inégalités sociales et les enjeux environnementaux. Ce lien a longtemps été occulté dans la littérature écologiste, qui n’intégrait le plus souvent la question sociale que dans une optique d’essence libérale, selon laquelle les effets négatifs sur les groupes vulnérables des mesures environnementales nécessaires justifient l’adoption de mesures correctrices vis-à-vis de ceux-ci. Je pense qu’une telle approche est très insuffisante. Il faut aller plus loin et cela peut être fait sur la base d’une autocritique croisée entre le socialisme et l’écologie. C’est ce à quoi mon livre tente d’apporter une contribution. Le socialisme a beaucoup à apprendre de l’écologie et a une réflexion à mener, que n’épuise pas l’idée du développement durable, sur ses fondements productivistes, sur la croissance, sur le rapport à la nature. Sur ces questions, l’écologie scientifique et politique ont été pionnières. Inversement, je pense que l’écologie politique a énormément à apprendre du socialisme.

C’est le seul courant qui, depuis plus d’un siècle, a vraiment abordé la question des inégalités, des confrontations entre les groupes sociaux. Il a également inventé pour ce faire des méthodes d’action collective : le mouvement syndical, les mouvements mutualistes et coopératifs, puis au sein de l’appareil d’État. Je suis donc partisan d’une autocritique croisée entre les approches socialiste et écologiste, l’une corrigeant l’autre, qui pourrait aujourd’hui contribuer à la revitalisation de la gauche. On le voit aux États-Unis où tous les démocrates de gauche (Democratic Socialists of America), qui ont promu l’adoption d’un Green Deal, ont profondément relié les questions sociales et environnementales, tout en intégrant les dimensions décoloniales et féministes. On a là des recompositions de critiques sociales et de luttes qui jusqu’ici étaient assez peu articulées, mais qui sont en train de se relier en créant une nouvelle forme d’anticapitalisme. C’est ce qui me paraît le plus prometteur pour la gauche.

Votre livre formule également des propositions et des éléments de stratégie pour traduire en actes cette inspiration écosocialiste que vous appelez de vos vœux…

Je n’ai pas voulu écrire un livre purement doctrinal. J’ai donc voulu montrer que cette vision peut être traduite en propositions concrètes. On y retrouve notamment un certain nombre de propositions historiques du socialisme qui reçoivent une nouvelle actualité à la lumière de la crise climatique. Par exemple, la réduction du temps de travail, qui est à l’origine une proposition du mouvement ouvrier motivée par l’épanouissement des travailleurs. Toute une série d’études montrent que celle-ci a également une dimension environnementale puisqu’elle contribue à la réduction de la consommation et de la production de gaz à effet de serre. L’action collective, le rôle de la norme, la politique industrielle… tous ces outils historiques du mouvement ouvrier trouvent un intérêt renouvelé pour la mise en œuvre de la transition climatique.

C’est également le cas pour l’idée de planification, qui était passée de mode depuis près de cinquante ans, sous les coups de marteau-piqueur du néolibéralisme. Aujourd’hui, la question de la planification écologique et sociale a retrouvé son droit de cité dans le débat politique. On voit bien que les objectifs climatiques, qu’il est indispensable d’atteindre, ne le seront pas si l’on s’en remet à des mécanismes de marché. Ça ne marche pas. Non seulement la transition ne se fait pas, mais les dégâts sociaux et environnementaux s’aggravent. Il faut planifier une transformation technologique et énergétique profonde de tous nos modes de production, ce que le marché est incapable de réaliser. Et s’il la réalisait, ce serait dans des conditions de très profonde injustice. La transition est indispensable. Les technologies nécessaires sont disponibles. Le problème, c’est de savoir comment la mettre en œuvre et faire en sorte qu’elle soit juste. Le socialisme a beaucoup à apporter pour répondre à cette question.

Vous avez placé votre livre sous les auspices de Jean Jaurès. N’est-il pas paradoxal que votre « manifeste » n’évoque presque pas les dimensions géostratégiques de la transition et de l’écosocialisme ? Comment mettre en œuvre la transition dans un contexte d’affrontement vis-à-vis de la Russie et de la Chine ? Est-ce que la question du rapport avec les États-Unis et l’adhésion à l’OTAN sont des choses qui n’ont rien à voir avec l’écosocialisme ?

Je reconnais que l’aspect géostratégique est l’un des deux angles morts de mon livre. D’une part, à force de vouloir valoriser les méthodes historiques du socialisme, j’ai trop laissé de côté toute une série de modes d’action qui relèvent de l’écologie populaire, qui sont déjà là et qui se construisent dans les milieux populaires. Il y a déjà des jardins partagés, des repair cafés, des dizaines d’initiatives qui existent et anticipent ce que peut être une société décarbonée et comment chacun peut y participer, y compris les moins nantis. D’autre part, j’aurais également dû aborder la dimension géostratégique. A l’échelle globale, je ne crois qu’aux rapports de force. Sur la transition climatique, ce rapport de force va se jouer principalement sur la libération par rapport aux énergies fossiles et sur la question technologique. Cette dernière entraînant derrière elle la question du leadership économique. Tout d’abord, l’Europe doit se rendre énergétiquement autonome et décarboner totalement sa consommation énergétique. Elle doit refonder ses modes de production et de consommation en sortant de toutes les énergies fossiles. Le deuxième axe géostratégique sur lequel se décline la transition européenne, c’est la course technologique. Comme pour les révolutions industrielles précédentes, toutes les régions les plus avancées vont essayer d’être la première au point de vue des technologies énergétiques nécessaires pour opérer la transition, afin d’être les mieux protégées en termes de création de valeur, d’emplois, etc.

« L’Europe doit décarboner totalement sa consommation énergétique »

Votre livre reprend le fil de l’histoire du socialisme et invite à une réappropriation critique de celle-ci à la lumière de l’écologique politique. Par contre on n’y décèle aucun exercice d’une critique ou d’un « droit d’inventaire » par rapport au courant blairiste, social-libéral, qui est devenu dominant au sein de la social-démocratie européenne. Des pans entiers des politiques sociales-démocrates qui s’étaient mises en place, principalement après la Seconde Guerre mondiale, ont été mis à mal. Dans l’UE, la politique monétaire et la circulation des capitaux ont été placés en dehors de tout contrôle politique, la politique budgétaire est corsetée de façon restrictive, la politique commerciale a été renvoyée à la Commission européenne, les travailleurs et les territoires ont été mis en concurrence, sans possibilité d’harmonisation à la hausse des politiques fiscales ou sociales, le développement d’entreprises publiques a été rendu très difficile, etc. Ce qui est resté dans le champ de la démocratie représentative et géré au niveau national, c’est le droit du travail et la Sécurité sociale, avec plus de reculs que d’avancées au cours de ces trente dernières années. En 2023, en Europe, peut-on développer un écosocialisme en faisant l’impasse sur ces questions, que votre livre n’aborde pas ? Les propositions que vous formulez ne sont-elles pas un peu marginales par rapport à ces instruments de politique économique ?

Les propositions que j’avance supposent en partie une réforme de ces instruments. J’ai, par ailleurs, largement écrit là-dessus et sur le tournant libéral de l’Europe. Cela ne se retrouve donc pas dans ce livre-ci. Je ne voulais pas me répéter. Je peux globalement souscrire à votre analyse, mais je pense qu’à gauche on a très souvent fait de cette évolution néolibérale une synthèse qui attribue beaucoup plus de pouvoirs au néolibéralisme qu’il n’en a réellement. Il faut lire le livre fabuleux de Christophe Ramaux, L’État social, qui montre très bien que les dépenses sociales, le nombre d’emplois publics, les prestations de Sécurité sociale, la socialisation du salaire ont continué d’augmenter, malgré le néolibéralisme. Le néolibéralisme a ralenti le développement de l’État providence et créé toute une série de carcans, mais prétendre que l’on a « démantelé l’État social » est factuellement faux. L’État social a continué son développement, que ce soit dans les services publics, dans la Sécurité sociale, dans l’emploi public au niveau local ou régional. Il est cependant exact qu’il y a un carcan néolibéral, qui était au départ dans les grandes institutions internationales (FMI, Banque Mondiale, OCDE…) mais qui a gagné les traités européens. Je l’ai écrit par ailleurs, je ne vais pas revenir avec ça. Mais il faut se garder de faire une critique de ce carcan qui soit tellement globale que l’on ne perçoit plus où sont les vrais problèmes et les vrais leviers.

« Prétendre que l’on a  démantelé l’État social est factuellement faux »

Parmi les vrais problèmes, il y a avant tout la concurrence fiscale. Effectivement, l’Union européenne est une machine à créer une concurrence fiscale dramatique. Il a fallu, pour avoir un impôt minimal sur les sociétés dans l’UE, que cela vienne de Biden. Ce n’est pas l’Europe qui a été capable de mettre de l’ordre dans sa fiscalité. C’est de l’extérieur qu’est venu un incitant pour commencer à créer une base fiscale en la matière. Cette concurrence fiscale est le levier le plus puissant de la financiarisation de l’économie. Un des déclins des dernières années est que, dans la répartition de la valeur produite, celle attribuée aux salaires a baissé au profit de celle attribuée aux dividendes. C’est le problème majeur dans lequel se trouvent pris les États sociaux aujourd’hui. Le travail de Piketty l’a bien mis en lumière et cela fonde toutes les mobilisations en faveur d’un impôt sur la fortune, que je reprends dans mon livre en tant que proposition. Un impôt sur la fortune à l’échelle européenne pour financer la transition climatique et sociale, c’est la plus grande urgence. Du point de vue de la concurrence fiscale, du revenu des entreprises et du capital, il y a un vrai problème. C’est là-dessus qu’on doit cibler le combat. A côté de cela, il y tout le semestre budgétaire européen, la Banque centrale, etc. Mais tout cela est d’une grande impuissance. Toutes les règles des traités budgétaires européens n’ont pas empêché les dettes publiques d’exploser. Le néolibéralisme a échoué sur toute la ligne de ce point de vue. La gauche doit le dire, parce qu’à force de faire croire que le néolibéralisme est tout-puissant, on finit par perdre confiance en nous-mêmes.

« L’UE est une machine à créer une concurrence fiscale dramatique »

C’est un défaut de la gauche. Ne reconnaissez pas à l’adversaire plus de puissance qu’il n’en a. Croire que le néolibéralisme a tout dominé, démantelé les services publics, qu’il n’y a plus rien, qu’on est dans une société ultralibérale… c’est factuellement faux. En Belgique, 53 % de la richesse est socialisée, on est dans une économie mixte, pratiquement semi-socialiste. Il faut identifier les problèmes majeurs qui tiennent aux revenus du capital, à la concurrence fiscale et aux revenus des entreprises. Au niveau de l’UE, il y a des brèches qui ont été ouvertes par la double crise du Covid et des prix de l’énergie. On a suspendu le pacte de stabilité budgétaire, les dépenses publiques ont explosé. Pour la première fois, l’Union européenne s’est endettée avec le programme de « Facilité pour la reprise et la résilience ». C’est une opération one shot, mais c’est la première fois que l’UE s’endette. Enfin des bases, très modestes, ont été posées pour une réduction de la concurrence fiscale. Il y a une série de brèches qui ont été ouvertes dans le « bloc de Maastricht ». Tout l’enjeu des prochaines élections européennes sera de peser pour les élargir alors que la droite et les conservateurs veulent les refermer. La gauche doit mettre le pied dans la porte et bouleverser la gouvernance européenne d’inspiration libérale, qui est un échec complet.

On a besoin de nouvelles recettes fiscales. Si on laisse la dette publique filer, à un moment on ne pourra plus emprunter sur les marchés et on se retrouvera en cessation de paiement. Europe ou pas Europe, ça ne change rien de ce point de vue. Il faut transformer le marché des capitaux et il faut permettre à l’UE de s’endetter elle-même et de taxer la fortune. Ensuite, il faut évidemment protéger le droit du travail, les libertés syndicales… Quand on voit les attaques comme celles de Delhaize aujourd’hui, on a toutes les raisons du monde de se mobiliser. Mais, globalement, tout cela a bien tenu le coup par rapport à l’offensive néolibérale et beaucoup mieux résisté que ce que l’on dit en général. Sauf sur la question du capital et des inégalités que cela génère.

« Les plus riches sont complètement en infraction par rapport à la trajectoire à respecter pour faire face au réchauffement climatique. »
« Les plus riches sont complètement en infraction par rapport à la trajectoire à respecter pour faire face au réchauffement climatique. » ©PS

L’État social est toujours là, mais il est quand même en sérieuse difficulté. Le vécu de la population, c’est celui d’un recul de ses protections et acquis sociaux au cours des trente dernières années…

Factuellement, c’est faux. C’est toute la différence entre la situation objective et la situation subjective. L’être humain a une sorte de penchant à penser que « c’était mieux avant », à la nostalgie, mais on n’a jamais autant investi dans la santé et dans l’éducation qu’aujourd’hui. La vérité, c’est que les besoins sociaux augmentent : plus on répond à des besoins sociaux de façon efficace, plus on crée une attente de réponse à d’autres besoins sociaux. La demande augmente, et je m’en réjouis, car je suis pour la socialisation de la richesse. Plus cette demande de prise en charge collective augmente, plus on peut démarchandiser les rapports sociaux en investissant dans la santé, dans l’éducation, au mieux c’est. Mais il n’y a pas eu de recul.

« L’être humain a une sorte de penchant à penser que c’était mieux avant »

Vous évoquiez il y a quelques minutes et dans votre livre la réduction collective du temps de travail (RCTT) parmi les mesures clés pour une plate-forme politique écosocialiste. Ça a été l’un des fils rouges des acquis du mouvement ouvrier depuis la seconde moitié du XIXe siècle. Mais la dernière avancée en la matière en Belgique date de 2001, avec la réduction de la durée hebdomadaire légale de 39 à 38 heures. Depuis lors, un coup d’arrêt a été mis à la RCTT, tant au niveau légal que de la négociation paritaire. Il y a plutôt eu une dérégulation du temps de travail, des incitations à recourir aux heures supplémentaires, des assouplissements du travail de nuit ou le dimanche. Tout cela n’est pas une illusion …

C’est vrai mais, regardez les chiffres, ça reste marginal. En France, en Belgique, 85 % des gens sont salariés. Le travail salarié est devenu quasiment universel. Parmi les salariés, 90 % sont en CDI. Oui, il y a de l’intérim, des CDD, des heures supplémentaires, mais ça reste globalement à la marge. Par ailleurs, on est beaucoup plus à l’abri en Belgique par rapport aux temps partiels subis que ce n’est le cas en Allemagne ou aux Pays-Bas, par exemple. Pour la durée légale du temps de travail hebdomadaire, j’ai sous les yeux les chiffres dans une étude de la FGTB : 48 heures en 1921, 45 heures en 1964, 40 heures en 1978, 38 heures en 2001. Ce que cette étude rappelle, c’est que la loi n’est à chaque fois venue que consacrer une situation qui s’était généralisée par des conventions collectives. Pour que ça marche, il faut que l’on négocie à nouveau des réductions du temps de travail. La difficulté, et c’est un combat culturel, c’est qu’il n’y a plus grand monde qui porte ce combat. En tant que Bourgmestre de Charleroi, je suis employeur. J’ai été saisi par les organisations syndicales de demandes d’augmentations barémiques, de statutarisation, etc., mais jamais d’une demande de réduction du temps de travail. J’ai dû moi-même proposer une réduction du temps de travail, qui a fini par être acceptée par les organisations syndicales. Aujourd’hui, il y a une répartition du temps de travail très inégale, en particulier entre les femmes et les hommes. Mais la réduction collective du temps de travail n’est plus vraiment portée par les organisations syndicales. Elle l’est dans les résolutions de Congrès, mais elle n’est pratiquement jamais négociée dans les accords interprofessionnels, les secteurs ou les entreprises.

« La RCTT n’est plus vraiment portée par les organisations syndicales »

Reste à savoir si c’est de la responsabilité des organisations syndicales…

Oui, mais elles ne le demandent pas, et pour l’obtenir il faut le demander. La réduction collective du temps de travail sans perte de salaire et avec embauche compensatoire suppose de trouver un financement. Mais on avait trouvé un modèle de financement : les lois Vande Lanotte – Di Rupo fonctionnaient bien, en donnant un incitant financier. Mais elles sont très peu utilisées, aucune des deux parties n’y recourt, alors qu’elles existent toujours.

Pour apporter sa contribution à la maîtrise du réchauffement climatique, la Belgique s’est vu assigner par l’UE l’objectif de réduire de 47% ses émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 (par rapport à leur niveau de 2005). Est-ce que les propositions « écosocialistes » que vous formulez dans votre livre sont à la hauteur pour atteindre un tel objectif ? Une rupture plus profonde dans notre organisation économique et sociale n’est-elle pas indispensable pour « sauver le climat » ?

Une rupture très profonde est nécessaire, mais je pense qu’elle ne peut être engagée et réussie que si on la pose à l’échelle des groupes sociaux. Depuis 2005, une large partie du chemin a été effectuée en matière de réduction de la production de CO2, mais nous ne sommes pas au bout. Si on ramène la production de CO2 en termes de personnes, puis de groupes sociaux, on s’aperçoit alors, comme Lucas Chancel en a fait la démonstration pour la France, que, pour arriver aux objectifs de réduction de CO2, il faut arriver à environ six tonnes par personne par an en 2030 et à deux tonnes par an en 2050. Eh bien, 50 pourcent de la population française est déjà à l’objectif de produire moins de six tonnes de CO2 par an : ce sont les milieux populaires et la partie la moins nantie de la classe moyenne. Par contre, dans le haut de l’échelle des revenus, ils sont très largement au-dessus de cet objectif. On est à peu près à dix tonnes par personne en moyenne. La classe moyenne n’est donc pas très loin de l’objectif à atteindre et est elle-même prisonnière des choix technologiques globaux. Par contre, les plus riches sont complètement en infraction par rapport à la trajectoire à respecter pour faire face au réchauffement climatique. C’est pour cela que taxer la fortune est non seulement indispensable pour financer les investissements publics nécessaires pour réaliser la transition, mais ça l’est également pour écrêter la concentration de la richesse et la production de CO2. De ce point de vue, c’est exact : pour réaliser la transition, il faut des politiques fiscales et d’investissement radicales.

Pensez-vous que l’on peut y arriver à travers la fiscalité, sans faire basculer dans le giron public la propriété de certains secteurs clés de l’appareil productif, comme par exemple celui de la production d’électricité ? N’est-il pas absurde, alors que l’on voit les difficultés qu’il y a pour l’État à limiter les marges bénéficiaires qu’Engie tire de sa production d’électricité en Belgique, que l’on confie à nouveau essentiellement au secteur privé la production d’énergie éolienne en mer, pour laquelle l’État va réaliser des investissements considérables et offrir au privé des taux de profit minimaux garantis ?

Dans l’éolien, il y a quand même beaucoup d’investissements publics ainsi que d’intercommunales et tout ce qui concerne les réseaux et le transport électrique est, heureusement, resté en Belgique totalement public. Par ailleurs, je trouve que la vision dichotomique « le public, c’est bien, le privé, c’est mal » est d’une grande naïveté. Non pas que le privé soit « bien », mais le public est souvent « mal » également. Sur les cent entreprises les plus polluantes du monde, 70 % sont des entreprises publiques. Croire qu’il suffit qu’une entreprise devienne publique pour qu’elle devienne vertueuse, je pense que c’est une erreur. Je partage le point de vue de Bruno Trentin, une des grandes figures du syndicalisme italien, qui disait qu’une des grandes erreurs de la gauche avait été de penser que les problèmes se résoudraient par le transfert au public de la propriété des moyens de production. C’est rester prisonnier de la moins bonne partie de l’œuvre de Marx : ne rien changer au productivisme, aux technologies, mais remplacer un productivisme privé par un productivisme étatique. Je pense que ce serait une erreur et que la critique croisée entre socialisme et écologie politique est particulièrement fructueuse dans ce domaine.

Le productivisme, même public, ce n’est pas bon. Les centrales au charbon ou au gaz, même publiques, ce n’est pas bon. La question n’est pas seulement celle des moyens de production, c’est celle des choix technologiques et des modèles de production qui doivent être démocratisés. Ce qui est fondamental, c’est de démocratiser la décision économique, beaucoup plus que de savoir qui est le propriétaire des moyens de production. L’histoire du nucléaire français est une catastrophe d’un bout à l’autre, et c’est celle d’une catastrophe menée par l’État. Plutôt que de dire qu’on va nationaliser les élevages intensifs de porcs, ce qui serait absurde, ce qu’il faut faire, c’est de mener une campagne publique pour l’interdiction de ces élevages. « Il n’y qu’à nationaliser et tout sera résolu », c’est la doctrine du PTB. J’ai déjà discuté avec eux de ces questions et je constate qu’ils n’ont aucune vision sur la transition climatique. Ils sont restés dans une vision léniniste selon laquelle tout se résout par la collectivisation de la propriété. Mais le léninisme a été tout aussi productiviste, taylorien et ignorant des conditions de travail que ne l’était le capitalisme le plus sauvage. Je veux bien défendre Marx, il ne faut pas me demander de défendre Lénine.

Dans votre livre, vous évoquez la proposition d’instauration d’une « garantie d’emploi » en évoquant à propos de celle-ci des emplois « permettant d’atteindre le salaire minimal ». Est-ce que ce n’est pas une proposition similaire à celle du Basisbaan mise en avant par Conner Rousseau (Vooruit), qu’il lie à l’idée que les chômeurs de plus deux ans qui refuseraient ces emplois perdraient le droit aux allocations ?

La grande différence avec Conner Rousseau, c’est que je pense que la garantie d’emploi devrait être accessible sur une base volontaire de la part du demandeur d’emploi et non pas de façon obligatoire. Le refus d’un emploi offert dans le cadre de la garantie d’emploi ne devrait pas donner lieu à sanction. Il y a des sanctions qui existent si vous êtes demandeur d’emploi et si vous refusez un emploi convenable. Ça existe déjà, je ne vois pas de raison de renforcer ces sanctions. Il y a une absurdité, comme le relevait Keynes, d’avoir à la fois du chômage de masse et des besoins sociaux non rencontrés. Il faut réparer la nature, mieux entretenir l’espace public, mieux traiter les déchets, avoir davantage d’accompagnement humain dans toute une série de services, etc. Ça démontre l’échec du marché et en particulier du marché du travail. Dans ce contexte, l’État doit jouer un rôle et, en l’occurrence, notamment un rôle d’employeur de dernier ressort.

« Des critiques sociales et des luttes qui jusqu’ici étaient assez peu articulées sont en train de se relier en créant une nouvelle forme d’anticapitalisme. »
« Des critiques sociales et des luttes qui jusqu’ici étaient assez peu articulées sont en train de se relier en créant une nouvelle forme d’anticapitalisme. » ©PS

Quand il y a des personnes qui n’ont pas trouvé d’emploi depuis deux ans, c’est la responsabilité de la collectivité de leur proposer un emploi. Toute la difficulté est de ne pas créer des emplois publics de seconde zone, il ne faut pas créer des emplois de moins bonne qualité à côté du service public. Mais les besoins sociaux augmentent, il y a donc un espace pour créer un nouveau type d’emploi, qui ressemble un peu au « salariat à vie » que propose Bernard Friot en France. L’idée est d’offrir aux demandeurs d’emploi de longue durée un travail, quelque chose qui leur permette de donner le meilleur d’eux-mêmes, de s’épanouir, d’avoir des collègues, des droits et une protection sociale, etc. Si le chômeur à qui ce travail est proposé considère qu’il n’est pas conforme à ses compétences et aptitudes, il conserve le droit de ne pas accepter cet emploi et de rester au chômage, comme c’est le cas aujourd’hui. C’est cela la différence majeure avec la proposition de Conner Rousseau. Je pense qu’on a vraiment besoin d’un système de ce type. On a environ 300.000 demandeurs d’emploi au chômage en Belgique et la moitié sont au chômage depuis plus de deux ans.

Perdre un emploi et ne pas en retrouver est l’un des pires chocs qu’un individu puisse subir. Cela crée des problèmes de précarité, familiaux, de santé… Selon une enquête menée en France, le chômage de longue durée génère presque 14.000 morts par an, ce qui représente environ quatre fois plus que les accidents de la route. On ne peut pas laisser perdurer ce drame du chômage de masse et de longue durée. Il faut proposer quelque chose et je pense que la garantie d’emploi est ce qu’on peut proposer de mieux. C’est d’autant plus pertinent que la transition va à la fois générer des emplois mais également en détruire d’autres dans l’économie carbonée. Il faut qu’il y ait un dispositif qui soit mis en place pour accompagner cette transition et éviter que des personnes s’enlisent dans le chômage. Le mieux, c’est la planification, dans laquelle l’État et les partenaires sociaux ont un rôle à jouer. On va passer de l’automobile à moteur thermique à l’automobile à moteur électrique, c’est une technologie complètement différente. Ça va bouleverser les modes de production et l’emploi. Si on ne fait rien, ça va générer une casse sociale catastrophique. On peut l’anticiper, puisqu’on sait que ce sera fait pour 2035 et on peut s’organiser en conséquence en amont. Mais on ne pourra pas le faire partout. Il y a donc un besoin d’accompagner les destructions d’emploi, et la garantie d’emploi me semble à cet égard la moins mauvaise proposition que j’aie lue jusqu’ici.

(1) Paul Magnette, La vie large – Manifeste écosocialiste, (2022).

(2) Mathieu Dejean et Fabien Escalona, Paul Magnette : « L’écosocialisme est le nouvel âge du socialisme », Mediapart, 16.10.22

(3) P. M, ibid, p. 247.

(4) Voir par exemple, Mateo Alaluf, Le socialisme malade de la social-démocratie (2021) éditions Syllepse et  » Le socialisme a inventé la redistribution socialisée « , interview de Mateo Alaluf dans Ensemble n° 105, septembre 2021.

(5) Belga, « La semaine de quatre jours est un coup de couteau assassin, selon Thierry Bodson », 16.02.22

« La vie large » en débat

Fabien Escalona, Daniel Tanuro, Chantal Mouffe… différents auteurs qui réfléchissent à la crise systémique ainsi qu’à l’avenir du socialisme et de l’écologie ont entamé un dialogue avec Paul Magnette à l’occasion de la sortie de son livre.

Arnaud Lismond-Mertes (CSCE)

D’un côté, les constats de base posés par Paul Magnette dans son livre, La vie large – Manifeste écosocialiste tapent fort. Avec un ton différent de celui que l’on est accoutumé à entendre de la part de responsables du PS, en dehors des discours de premier mai : « Pour la quasi-totalité de la population mondiale, un monde neutre en carbone serait un monde meilleur que celui d’aujourd’hui. Seule une « oligarchie climatique », dont le mode de vie est largement responsable du désastre actuel, et qui a le privilège de ne pas être exposée à ses conséquences, a intérêt au statu quo. (…) L’oligarchie climatique est puissante. Son pouvoir lui a longtemps permis d’acheter des gouvernements, des médias et même des savants. (…) Comment convaincre que nos souffrances ne sont pas une fatalité mais qu’elles trouvent leur source dans un mode de développement et un régime institutionnel particuliers, ce que l’on appelle le capitalisme? » (1)

D’un autre côté, de nombreux lecteurs et lectrices resteront perplexes par rapport aux propositions politiques concrètes formulées par P. Magnette pour réaliser la transition écosocialiste qu’il appelle de ses vœux. Non seulement ses propositions sont loin de réhabiliter l’État social dont il revendique la défense dans l’ensemble de ses dimensions, non seulement il est loin d’apporter la démonstration qu’elles suffiraient pour atteindre les impératifs climatiques dans les délais fixés, mais ses propositions sont en bonne partie teintées d’un européisme naïf et paraissent parfois n’être qu’une reprise des derniers attrape-nigauds promus par des cercles sociaux-libéraux. Plaider pour l’instauration d’une taxe de l’UE sur les transactions financières et sur la fortune, très bien. Mais il resterait alors à expliquer pourquoi, dans une UE qui penche de plus en plus à droite, si pas à l’extrême droite, une mesure fiscale, même aussi timide que la taxe Tobin sur les transactions financières, deviendrait subitement réalisable à ce niveau ? Et ce alors que le Parti socialiste européen en « défend » en vain la mise en place depuis les années 2000 ? Ou encore, concernant la « garantie d’emploi universelle » prônée, il conviendrait de sortir du flou sur la qualité de ce type d’emploi et en quoi elle serait plus pertinente, en termes d’objectifs sociaux et d’égalité, que le développement des services publics ou la réduction collective du temps de travail ? Idem, concernant la « démocratisation » des décisions internes des entreprises, il faudrait expliciter comment celle-ci pourrait être réelle sans remise en cause du droit de propriété des entreprises, ce que P. Magnette ne semble pas vouloir envisager… Toutes choses que l’on chercherait en vain dans La vie large qui paraît souvent ne vouloir promouvoir un « anticapitalisme » que hors sol ou dans les marges du capitalisme.

A moitié plein, à moitié vide
A gauche, la réception critique du livre de Paul Magnette a donc été partagée, tantôt insistant sur le verre à moitié plein, tantôt sur le verre à moitié vide. Mathieu Dejean et Fabien Escalona ont ainsi déclaré que « la direction actuelle du PS français, engagée dans une union de partis fermement ancrée à gauche » y trouverait « des ressources doctrinales contre ses opposants internes, manifestement attachés à une conception conservatrice de la social-démocratie ». (2)

De son côté, dans l’intéressante recension (« Entre Jaurès et Bernstein, Paul Magnette devrait choisir… ») qu’il a consacrée à La vie large, Daniel Tanuro, écosocialiste de longue date, d’obédience trotskiste revendiquée, reconnaît pour sa part dans le livre « un évènement éditorial » et une rupture « en parole, avec le ronron social-libéral des Blair, Hollande, Schröder, Di Rupo et consorts ». (3) Mais le développement de son texte pointe ce qui sépare leurs analyses : « L’ouvrage commence en chantant les louanges de « l’évolution révolutionnaire » proposée par Jaurès. On serait en droit d’attendre qu’il débouche sur une stratégie pour instaurer un gouvernement de rupture avec les règles capitalistes, un vrai gouvernement de gauche qui ose « affronter l’oligarchie économique » en s’appuyant sur le « maillage des luttes ». Or, il n’en est rien. En guise de débouché politique, les lecteurs/lectrices doivent se contenter d’un épilogue qui fait l’éloge de l’action communale et qui – in cauda venenum – rompt une lance en faveur du  Green deal européen. De l’action locale, on admettra volontiers qu’elle peut contribuer à populariser l’écosocialisme. De la politique climatique de l’Union européenne, par contre, il n’y a qu’une seule chose à dire : c’est du capitalisme vert, pur jus. Le désaccord est ici complet. (…) A l’heure où le GIEC préconise des « transitions rapides et profondes », « sans précédent en termes d’échelle », Paul Magnette imagine s’inspirer de Jaurès mais ne peut échapper à la dure réalité : un jour, il y a longtemps, le parti qu’il préside a choisi Bernstein. C’était un choix mortel et définitif. Plus d’un siècle après, trente ans après le tournant social-libéral, aucun retour en arrière n’est possible. »

Quant à Chantal Mouffe, dans un débat qu’elle a eu avec Paul Magnette peu avant la sortie du livre, la théoricienne du « populisme de gauche » a relevé à la fois des convergences et des divergences dans leurs positions : « je suis d’accord pour utiliser le clivage droite-gauche, à condition qu’on entende par la gauche une gauche axiologique et non une gauche sociologique. Pour moi, une gauche axiologique signifie la défense de la démocratie, de l’égalité et de la justice sociale. Nous devons présenter le projet écologique comme une nouvelle étape de la révolution démocratique (…)  Bien sûr, il faut penser au niveau européen, mais cela ne va pas de pair avec une politique directement européenne. (…). Dans le populisme de gauche, le niveau pour agir politiquement est le niveau national, car il permet l’action du citoyen. » (4)  A défaut d’emporter la la conviction de « la gauche de gauche », le livre de Paul Magnette a d’ores et déjà un grand mérite, celui de contribuer à la renaissance du débat idéologique, notamment entre des courants politiques qui ne se parlaient pas ou plus.

(1) Paul Magnette, La vie large – Manifeste écosocialiste, (2022).
(2) Mathieu Dejean et Fabien Escalona, Paul Magnette : « L’écosocialisme est le nouvel âge du socialisme », Mediapart, 16.10.22
(3) Daniel Tanuro, Entre Jaurès et Bernstein, Paul Magnette devrait choisir…, 2.11.22
(4) Le Grand Continent, Thérèse d’Orléans, compte rendu du débat « L’écosocialisme peut-il devenir une force politique européenne ? », 30 novembre 2021.

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