dossier justice de la jeunesse

« Nous ne faisons qu’éteindre des incendies ! »

Pour le parquet comme pour les autres acteurs de l’aide à la jeunesse, travailler dans un secteur sous-financé, en perpétuelle pénurie de moyens financiers et de places disponibles dans les services d’aide hypothèquent un travail de qualité. Même si chacun fait ce qu’il peut…

palais justice
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Le parquet de la jeunesse mène l’enquête visant à étayer les situations de mineurs en danger avant de passer le relais au service de l’aide à la jeunesse. Comment ces deux acteurs importants de l’aide à la jeunesse collaborent-ils ? Dans quel contexte, et quelles conditions de travail ? Le regard de Julie Helson, responsable de la section Jeunesse du Parquet de Bruxelles, et membre de l’Union francophone des magistrats de la jeunesse.

Ensemble ! En quoi consiste précisément le travail du procureur du roi de la section Jeunesse du parquet ?

Julie Helson : Notre travail consiste à recueillir, rechercher tout élément d’information objectif permettant d’étayer une situation de difficulté ou de danger pour un mineur. Ensuite, nous voyons quelles suites à apporter, et quelles décisions prendre par rapport à cette situation. Nous travaillons sur base des constatations faites par les services de police, mais aussi à partir de signalements transmis par des particuliers, des services sociaux, des hôpitaux, des écoles, etc. : n’importe qui, en effet, peut signaler une situation de danger au Parquet ; il suffit d’envoyer un courrier au procureur du roi ou de déposer une plainte au commissariat. D’abord, donc, nous enquêtons. Après l’enquête, soit on décide de classer le dossier – parce que nous estimons que le jeune n’est pas en danger ou qu’il n’est pas opportun de poursuivre l’infraction -, soit on décide de signaler le jeune en danger vers le SAJ, et là, pendant tout un temps, notre action s’arrête, le SAJ prend le relais et investigue de son côté, jusqu’au moment où, éventuellement, il nous demandera de saisir un juge, si la situation de danger est avérée et que les parents ne collaborent pas pour améliorer les choses. Il faut noter que les investigations menées par le SAJ peuvent durer jusqu’à cinq mois, sauf s’il s’agit d’un dossier considéré comme urgent…

Pour ce qui est des mineurs suspectés d’avoir commis des « faits qualifiés infraction » (FQI), autrement dit les mineurs délinquants, nous menons également l’enquête afin d’étoffer au maximum le dossier dont s’emparera ensuite le juge.

Le parquet enquête, donc, et puis le SAJ… Et quid des situations vraiment urgentes ?

Pour les situations où il faut arracher d’urgence un enfant à ses parents pour le protéger, et lui trouver une place en institution – exemples : une maman qui vient d’accoucher, et va rentrer chez elle très alcoolisée ou en situation de manque ; un ménage au sein duquel il y a de la violence, le SAJ travaille en collaboration avec la cellule d’urgence du Parquet : dans ce cas, on prend des mesures très rapidement, mais celles-ci doivent être validées par un juge dans les vingt-quatre heures, si le SAJ ne parvient pas à mettre en place un accord d’aide en urgence avec les parents. Une fois que le juge a décidé que l’enfant restait placé en dehors de sa famille, c’est le SAJ qui prend le relais. On doit toujours passer par le SAJ pour tenter de travailler avec les parents sur base volontaire et pas de manière contrainte. Mais l’administration ne travaille pas durant le week-end. Donc, lorsque l’urgence survient à ce moment-là, un juge sera d’office saisi.

C’est là un des reproches que les juges adressent souvent à l’administration : les travailleurs de l’aide à la jeunesse ont un cadre de travail bien précis, et un horaire qui l’est tout autant…

Dans chaque arrondissement judiciaire, il y a un procureur du roi de garde vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et sept jours sur sept. Et, à Bruxelles, un juge de la jeunesse est de service tous les week-ends pour prendre en charge les affaires les plus urgentes (mineurs détenus ou mineurs en danger qu’il faut placer en urgence). Je ne sais pas comment ça se passe ailleurs. Même si parfois on peut avoir l’impression que notre statut de magistrat nous donne une relation au travail différente en termes de flexibilité et de disponibilité dans les dossiers, mon sentiment est que nous sommes tous dévoués à notre mission, et que nous l’exerçons dans l’intérêt des mineurs. Tous les acteurs de l’aide à la jeunesse, les « administratifs » comme les membres de la magistrature, ont une énorme charge de travail, et nous devons travailler dans un secteur sous-financé, en perpétuelle pénurie de places disponibles dans les services d’aide et de moyens financiers. En tant que procureur, moi, je n’ai pas directement affaire aux gens, sauf aux audiences publiques ; ce n’est pas le cas des juges et des travailleurs de l’aide à la jeunesse : eux, ils sont bien plus exposés et prennent de plein fouet la détresse, la révolte, la violence parfois, des familles qui passent par leur bureau. Ils font un travail qui ne laisse pas intact. Et tout le monde, je pense, en tout cas sur Bruxelles, travaille à flux tendu. Nous sommes tous surchargés de dossiers, car les moyens consacrés à l’aide et la protection de l’enfance sont très insuffisants. Par rapport à il y a quelques années, mon équipe compte six personnes en moins et 20 % de dossiers en plus. Il est impossible de faire un travail de qualité : nous ne faisons qu’éteindre des incendies et traiter le plus urgent ou le pire, tout en espérant que le nombre de collègues en maladie, épuisés par la tâche, n’augmente pas encore.

On peut signaler une situation de danger directement au parquet, vous l’avez dit, mais aussi en s’adressant au SAJ, c’est-à-dire à l’administration : comment, dans ce cas, se passe la collaboration avec le parquet ?

Pour ce qui est des mineurs en danger, ceux qui veulent signaler un cas peuvent effectivement aussi s’adresser au Service d’aide à la jeunesse (SAJ). Dans ce cas, le SAJ traite le dossier en interne et ne nous en parle que si le programme d’aide éventuellement mis en place avec la famille échoue et qu’il faut saisir un juge. La mission du SAJ est de privilégier vraiment l’approche non judiciaire, et par ailleurs, il est tenu par le secret professionnel. Le Parquet n’est donc pas informé de ce qui se passe au SAJ. Je sais juste, dans les cas que j’ai moi-même signalés, s’il y a un accord d’aide ou si le dossier est clôturé. En tout cas, au niveau du parquet, on n’a pas d’autres choix que de faire confiance au travail du SAJ, même si c’est parfois difficile.

Revenons-en aux enquêtes menées au sein des familles : elles peuvent se révéler très traumatisantes, non ?

Bien sûr ! La police vient chez vous, visite les lieux, interroge les voisins, l’école, etc. Tout cela peut être vécu comme violent par les familles, et c’est bien compréhensible. Parfois, notre enquête est vécue aussi de manière positive, car la famille se sent soutenue par la disponibilité des services de police qui donnent les coordonnées des services susceptibles de lui venir en aide. Notre action essaie de rester proportionnée au danger encouru, pensons-nous, par l’enfant. Nous sommes animés par la volonté de protéger les enfants d’un milieu familial éventuellement défaillant ou toxique. Je pense que les investigations faites par le SAJ sont moins intrusives que celles du Parquet car elles sont toujours réalisées avec l’accord des parents : le SAJ ne peut pas envoyer la police, par exemple, et ne récoltera les témoignages de l’école ou des voisins qu’avec l’accord de la famille.

Vous intervenez au sein de familles très fragilisées, qui se trouvent dans une situation socioéconomique précaire. Les associations qui font entendre la voix de ces familles dénoncent le fait que le monde judiciaire et l’administration de l’aide à la jeunesse confondent souvent « précarité » du ménage et « danger » pour l’enfant…

Il est certain que des parents qui se battent chaque jour pour leur survie et celle de leurs enfants sont moins disponibles aux autres besoins de leurs enfants. Mais nous sommes tous bien conscients, autant dans le milieu judiciaire qu’au sein de l’administration de l’aide à la jeunesse, que précarité et danger ne sont pas automatiquement connectés. Il y a une réelle volonté de distinguer la précarité matérielle de l’état psychique des parents. Si on voit que le parent est à l’écoute, qu’il est prêt à faire ce qu’il faut pour répondre de manière plus adéquate aux besoins de ses enfants, on ne va pas les lui retirer sous prétexte qu’ils vivent en situation de pauvreté. Au contraire : on va tenter de mettre en place une aide administrative, psychosociale, éducative, etc. Cette sensibilité, cette approche, est partagée par tous les acteurs : qu’ils appartiennent à l’administration ou au monde judiciaire. Il ne faut pas opposer les juges, qui feraient exclusivement dans le « répressif », et les services d’aide ou de protection de la jeunesse, qui seraient les seuls à avoir une approche « humaine ».

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