dossier justice de la jeunesse

Le grand méchant juge ?

L’aide à la jeunesse souffre de multiples dysfonctionnements. Pour certains magistrats, la faute en revient à l’Administration de générale de l’aide à la Jeunesse, qui les réduit, estiment-ils, au rang de méchants Pères ou Mères Fouettard et les prive de leurs prérogatives.

Justice de la jeunesse
Justice de la jeunesse

Dans la précédente édition d’Ensemble ! (1), nous avons abordé la protection de la jeunesse sous son angle judiciaire : nous nous sommes immergée dans le quotidien des juges de la jeunesse, avons assisté à des audiences, des entretiens de cabinet, recueilli les témoignages de jeunes adultes autrefois « enfants du juge », de familles précarisées en butte avec la justice, et ayant mal vécu l’ « aide » apportée par les autorités administratives sociales, à savoir les conseillers de l’aide à la jeunesse et les directeurs de la protection de la jeunesse, assistés respectivement du Service de l’aide à la jeunesse (SAJ) et du Service de la protection de la jeunesse (SPJ).

Dans la suite de ce dossier, nous donnerons la parole aux autorités administratives, dont la réalité et le ressenti sont bien différents. Mais rappelons, d’abord, les sujets qui suscitent la grogne des juges de la jeunesse membres de l’Union francophone des magistrats de la jeunesse à l’encontre de l’Administration générale : celle-ci leur mettrait des bâtons dans les routes en les empêchant d’exercer leurs compétences. Les juges membres de l’Union francophone des magistrats de la jeunesse sont ceux qui donnent le plus de la voix. Nous avons également recueilli des témoignages de magistrats qui n’ont pas souhaité que leurs propos soient relatés ici car, nous ont-ils dit, « critiquer trop frontalement les autorités administratives nous vaudrait un retour de bâton, hypothéquerait encore davantage notre collaboration, et nuirait finalement aux jeunes que nous devons aider. » Coup de projecteur sur les principales pommes de discorde.Par ailleurs, des voix plus nuancées se font aussi entendre, notamment au sein du Parquet. Coup de projecteur sur les principales pommes de discorde.

Mauvaise communication entre les juges et l’administration

Les autorités administratives, estiment nombre de juges de la jeunesse, méconnaissent les réalités de leur travail, rechignent à collaborer avec eux, les diabolisent et, pis, leur mettent des bâtons dans les roues en compliquant la mise en œuvre de leurs jugements. Des tentatives ont pourtant été entreprises pour tenter de rapprocher les points de vue et permettre des partages d’expériences. Ainsi, des commissions rassemblant des juges et des représentants de l’administration ont été instaurées, au cours de la législature précédente, pour tenter d’apaiser les tensions et de trouver un terrain d’entente, mais celles-ci ont perdu de leur régularité : « Ces commissions se sont transformées au fil du temps en séances d’information où nous découvrions les nouveaux projets de l’administration sans plus d’échanges réels », regrette André Donnet, juge de la jeunesse à Nivelles et président de l’Union francophone des magistrats de la jeunesse.

Ainsi, la communication entre les principaux acteurs de l’aide à la jeunesse serait désastreuse ? Du côté du Parquet, on se montre plus nuancé : « Personnellement, tempère Julie Helson, responsable de la section jeunesse du parquet de Bruxelles, j’ai une vision un peu différente. Mon interlocuteur privilégié, à côté des services de police, est le Service de l’aide à la jeunesse (SAJ) de Bruxelles, c’est-à-dire les autorités administratives. Une collaboration intelligente s’est installée depuis bientôt trois ans pour rendre efficace notre communication dans les dossiers. Au parquet, nous pouvons transmettre au SAJ des informations essentielles sur la situation des parents et, inversement, le SAJ peut venir vers nous quand des enquêtes de police semblent nécessaires pour éclaircir une situation. »

Justice de la jeunesse
Justice de la jeunesse

Les juges privés de leurs prérogatives

Du point de vue des magistrats les plus « remontés », l’administration rogne leurs compétences et s’arroge des pouvoirs qui, normalement, ne sont pas les siens. « La Communauté française veut, dans tous les cas, favoriser les approches protectionnelle et sociale. Cela part d’une bonne intention, consent André Donnet. Le problème, c’est qu’a émergé parallèlement une vision très négative du juge de la jeunesse, présenté comme le père Fouettard, obsédé par la sanction. On a vite confondu fermeté, cadre et aide contrainte avec manque d’empathie. L’administration de l’aide à la jeunesse s’est de plus en plus distanciée de la justice. Cela a commencé en 1991, avec le décret de l’aide à la jeunesse, jusqu’à arriver à un point de non-retour avec l’entrée en vigueur du décret dit « Madrane » en 2019, et surtout avec les arrêtés d’exécution de celui-ci. Qui dit « déjudiciarisation » dit « diabolisation » du juge. »

Le point de vue du Parquet, en l’occurrence de Julie Helson, substitut du procureur du roi de Bruxelles : « Certes, l’administration de l’aide à la jeunesse travaille sur la base du principe – coulé dans la loi – de la déjudiciarisation. Elle fait donc le maximum pour qu’un dossier ‘‘Mineur en danger’’ n’arrive pas devant la justice. Mais ce n’est pas pour autant qu’elle diabolise le judiciaire. Simplement, les champs d’intervention et de compétences sont différents : la situation de danger sera, autant que faire se peut, traitée en-dehors des tribunaux ; les mineurs délinquants, quant à eux, auront affaire au juge. Il y a aussi une mise en avant de la prévention qui doit jouer son rôle. Cela me semble correct de considérer que le judiciaire doit rester le tout dernier recours. »

Là où cela devient vraiment compliqué, et tous nos interlocuteurs au sein du monde judiciaire nous l’ont confirmé, c’est que l’administration prévoit des conditions de plus en plus strictes d’accès aux services agréés et mandatés par la Communauté française. « Du coup, observe Julie Helson, le champ d’action du juge se réduit comme peau de chagrin, et on lui enlève son pouvoir de juger, c’est-à-dire de décider en tout indépendance de la mesure à prendre pour protéger le jeune en tentant compte de différents critères. Réfléchissons par analogie : c’est un peu comme si un juge correctionnel ne pouvait prononcer une peine d’emprisonnement qu’à la condition qu’une place en prison est disponible au moment où il rend son jugement… »

Un cloisonnement inefficace

Le code Madrane (2) a clairement distingué la procédure à suivre selon que le dossier soit ouvert pour les problématiques « Mineur en danger » ou « Mineurs délinquants », et a restreint les choix possibles des juges : les services à disposition des mineurs en danger ne sont pas les mêmes que ceux à destination des mineurs délinquants. Un jeune en danger qui commence à délinquer peut donc être amené à changer d’institution, alors que celle dans laquelle il était lui convenait bien. Or, un jeune délinquant est souvent, aussi, un mineur en danger. Donc, ces « cases » dans lesquelles on range les jeunes et, surtout, la séparation des outils, services et institutions qui leur sont destinés, est, selon les magistrats, contreproductive.

« Les juges ont de moins en moins les coudées franches, même lorsqu’ils oeuvrent dans leur champ de compétences, s’insurge André Donnet. Même là où ce sont les autorités judiciaires qui ont la main – comme c’est le cas dans les dossiers des mineurs délinquants -, l’administration les cadenasse et limite les outils dont ils peuvent se saisir ».

Depuis l’entrée en vigueur du code Madrane, les outils protectionnels dédiés aux mineurs en danger diffèrent de ceux que l’on peut activer pour les jeunes délinquants. « Si un jeune passé par la case ‘‘délinquance’’ doit être aidé et, par exemple, mis en autonomie, eh bien tant pis pour lui : il n’aura pas accès à ces outils d’aide qui sont désormais destinés aux seuls ‘‘mineurs en danger’’ », s’énerve Michèle Meganck, juge à Bruxelles.

Une réforme des IPPJ illégale

La récente réforme des Institutions publiques de protection de la jeunesse/IPPJ (NDLR : institutions d’hébergement destinées aux jeunes délinquants) est un autre exemple d’abus de pouvoir de l’administration qui hérisse les juges. Les arrêtés d’exécution du code Madrane imposent – en contradiction avec la séparation des pouvoirs – des mesures destinées aux jeunes délinquants (telle une période d’observation dans une unité d’évaluation et d’orientation Sevor) auxquelles les juges sont obligés de se soumettre sous peine de se voir priver de places en institutions pour « leurs » jeunes. Si le jeune ne répond pas aux conditions, à savoir être passé par un service d’orientation dans les six mois qui précèdent la demande de placement, il ne peut pas être admis en IPPJ, alors que dans bien des cas, le juge connaît le jeune et n’a pas besoin que son jeune soit observé pour avoir un avis quant à l’orientation du jeune.

« C’est comme si l’administration voulait tout mettre en œuvre pour dire aux juges ce qui est le mieux pour le jeune ‘‘délinquant ‘’ mais, à force, cela constitue clairement une ingérence dans l’indépendance des juges, qui est pourtant coulée dans la Constitution, souligne Julie Helson, responsable de la section jeunesse du parquet de Bruxelles. Il y a bien sûr des places d’urgence pour les cas les plus graves comme un meurtre mais, pour le reste, force est de constater que l’administration crée des conditions illégales à l’admission dans les IPPJ. Cette situation est également problématique, du point de vue des magistrats, car elle crée un risque élevé de récidive : sous prétexte que des jeunes ne répondent pas aux conditions, il n’y a pas de place pour eux en IPPJ, et ils restent ainsi livrés à eux-mêmes. »

Une urgence ? Allo ?

Une fois son jugement rendu dans une affaire de mineur en danger, le dossier échappe au juge. Il ne le rouvrira normalement qu’un an plus tard, lorsqu’il s’agira de réévaluer la situation et de prolonger ou modifier les mesures. « On cantonne le juge aux dossiers urgents – enfants en danger à retirer sur le champ de leur famille, jeunes délinquants pris sur le fait, etc. – et on lui retire toutes les fonctions éducatives, pédagogiques, de suivi. On a coupé les ailes des juges de la jeunesse wallons, et la méfiance viscérale de l’administration centrale de l’aide à la jeunesse à l’égard de la magistrature gangrène toutes les relations et affecte gravement l’efficacité de l’aide à la jeunesse », déplore un juge wallon.

Des moyens insuffisants…

Les juges dénoncent également l’insuffisance des moyens mis à la disposition de l’Aide à la jeunesse : le personnel de l’administration de l’aide à la jeunesse (SAJ) et de la protection de la jeunesse (SPJ), disent-ils, est trop peu formé et, surtout, débordé : « Dans certains cas, un an après le jugement, le dossier n’a pas évolué d’un pouce ».

Quant aux institutions qui accueillent les mineurs et les encadrent, elles frisent souvent l’indigence, et les places y sont rares.

… surtout à Bruxelles

L’indigence des moyens de l’Aide à la jeunesse se fait sentir à Bruxelles (3) plus cruellement encore qu’ailleurs : « Il faut tenir compte des particularités linguistiques et sociales bruxelloises, insiste Michèle Meganck. Un dossier sur trois traités à Bruxelles exige l’intervention d’un interprète : il faut des moyens pour ça ! » Et des outils spécifiques pour venir en aide aux jeunes concernés : « Imaginez un peu un jeune qui maîtrise mal le français, et qui est envoyé à l’IPPJ de Saint-Hubert : que vont-ils pouvoir faire pour l’aider ?! » Le coût du logement est beaucoup plus élevé à Bruxelles qu’en Wallonie. Or un jeune mis en autonomie dans un logement à Bastogne reçoit le même subside – 600 euros – qu’un jeune logé à Bruxelles : « Avec cette somme, le jeune bruxellois ne parvient tout juste à payer son loyer !», s’offusque la juge bruxelloise. « Tout est plus complexe à Bruxelles, poursuit-elle. Les situations et les pathologies des jeunes et de leur famille sont généralement plus complexes, plus lourdes, que celles qui se présentent en Wallonie. Cela n’a pas de sens que les services psycho-sociaux-éducatifs soient subsidiés de la même façon dans les deux Régions. Proportionnellement, Bruxelles est beaucoup moins bien lotie que la Wallonie. »

Absence de volonté politique

Depuis 2019, c’est Valérie Glatigny (MR) qui est en charge du ministère de l’Aide à la jeunesse, ainsi que (excusez du peu) de l’Enseignement supérieur, de la Promotion sociale, de la Recherche scientifique, des Hôpitaux universitaires, de la Promotion de Bruxelles et de la Jeunesse et du Sport : « On peut toujours rêver qu’elle favorise davantage le dialogue, ose Donnet, mais vu le nombre de ses attributions, il est permis de douter qu’elle ait beaucoup de moyens à consacrer à l’aide à la jeunesse. » « Sauf erreur, le cabinet de Rachid Madrane comptait treize conseillers de l’Aide à la jeunesse, abonde la juge bruxelloise Michèle Meganck ; Valérie Glatigny n’en a que quatre : ce n’est pas de très bon augure. » (lire l’interview de Valérie Glatigny)

(1) Lire la première partie du dossier dans le n°106 d’Ensemble !: « Les juges de la jeunesse (de plus en plus) sur le fil ».

(2) Décret du 18 janvier 2019 portant le code de la prévention, de l’aide à la jeunesse et de la protection de la jeunesse, dit « code Madrane », du nom du ministre PS de l’Aide à la jeunesse sous la précédente législature. Notons que nous avons sollicité la réaction de Rachid Madrane, mais que celui-ci n’a pas donné suite à notre demande.

(3) A Bruxelles, contrairement à la Wallonie, Bruxelles, le juge rend son jugement, et ensuite l’exécute concrètement. Bruxelles est en effet régie, pour ce qui est de l’aide contrainte, par l’ordonnance de 2004 qui laisse davantage de compétences au juge. Mais la capitale est aux prises avec d’autres problèmes, propres aux grandes villes, qui réduisent de facto la marge de manœuvre des juges de la jeunesse.

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