dossier justice de la jeunesse

« Il faut du respect mutuel ! »

Pour Valérie Glatigny, ministre MR de l’Aide à la jeunesse, les rapports tendus entre les juges de la jeunesse et l’administration de l’aide et de la protection de la jeunesse illustrent la mauvaise compréhension des tâches et des responsabilités de chacun. La loi, rappelle-t-elle, prévoit de tout miser sur la prévention, et les services d’aide et de protection de la jeunesse inscrivent leurs actions dans ce contexte. Interview.

Valérie Glatigny
Valérie Glatigny

Ensemble ! En matière d’aide et de protection de la jeunesse, les magistrats et l’administration se partagent les compétences. Et manifestement, les relations entre les premiers et la seconde sont détestables…

Valérie Glatigny : Les tensions existent, on ne peut pas le nier, et depuis plusieurs années déjà. La méfiance est réciproque, les egos s’affrontent. Les magistrats croient devoir lutter pour préserver leurs prérogatives, mais ce n’est pas justifié : dans l’exécutif et l’administration, nous respectons totalement les compétences des magistrats et nous sommes bien conscients de leur importance. J’insiste : ce respect doit être mutuel.

Ne vous semble-t-il pas normal que la volonté très claire de déjudiciariser les matières de l’aide et de la protection de la jeunesse, qui s’est affirmée dès 1991, mais plus clairement encore en 2018 avec le décret Madrane (1), ait effectivement été interprété comme un désaveu du travail des magistrats ?

Je reconnais que le terme « déjudiciarisation » n’est pas le plus adapté qui soit, et qu’il puisse heurter. Mais ne faisons pas dire aux mots ce qu’ils ne veulent pas dire. « Déjudiciariser », dans le cas d’espèce, ne veut pas dire priver les magistrats de leurs prérogatives. Nous n’avons d’ailleurs pas l’outil qui nous permettrait de déposséder les juges de leurs compétences si telle était notre intention – ce qu’elle n’est pas ! – car la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire est une réalité. C’est toujours bien le juge qui décide du sort des jeunes délinquants, de A à Z. Ce que nous souhaitons soustraire autant que faire se peut au domaine judiciaire, c’est tout ce qui a trait à l’aide à la jeunesse, à la protection des enfants et des jeunes en danger. Derrière ce mouvement de « déjudiciarisation », il faut entendre une volonté de prévenir en amont, d’apporter un soutien aux jeunes et à leurs familles, plutôt que d’imposer, sanctionner. Et quand la prévention se renforce, tout le monde y gagne. Donc, en ce qui me concerne, j’adhère totalement avec cette logique de prévention encouragée par Rachid Madrane.

Cela étant dit : le code Madrane a été récemment soumis à évaluation, et mon cabinet s’est emparé des conclusions. Je ne peux vous en dire davantage à ce stade car nous allons présenter ces conclusions au parlement de la FWB avant de communiquer à ce sujet. Mais je peux vous dire que ce chantier – améliorer, corriger ce qui doit l’être – va nous occuper jusqu’à la fin de la législature.

Mais ce dont les juges témoignent, c’est d’un mépris de l’administration à leur égard, et de bâtons dans les roues…

Les batailles d’egos ne sont pas pour rien dans ce ressenti. Le domaine de l’aide et de la protection de la jeunesse a ceci de particulier que plusieurs intervenants s’y emploient, qui appartiennent à des instances différentes. Les magistrats doivent partager le terrain avec les directeurs et directrices des SAJ et SPJ, avec les conseillers et conseillères de ces mêmes services, et aussi avec le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, qui décide des orientations politiques : il n’est pas toujours simple de trouver ses marques dans cette configuration surtout quand, comme les magistrats (ce qui est normal), on est jaloux de l’indépendance du pouvoir judiciaire par rapport au pouvoir exécutif, et soucieux de conserver ses prérogatives.

Cela dit, il ne faut pas oublier une chose : les juges sont totalement compétents pour les mineurs délinquants, mais ceux-ci ne représentent qu’un tout petit pourcentage des cas des dossiers d’aide et de protection de la jeunesse. Les mineurs en danger représentent l’immense majorité des cas. Et ces cas n’arrivent devant le tribunal que si l’aide consentie (NDLR : une collaboration entre le service de l’aide à la jeunesse/SAJ et la famille) a échoué. Alors seulement, le conseiller de l’aide à la jeunesse demande la saisine du tribunal de la jeunesse. Dans tous les cas où l’aide consentie se passe bien, le juge n’intervient pas, ni à Bruxelles, ni en Wallonie. Les services d’aide et de protection de la jeunesse (SAJ et SPJ) doivent donc gérer 95% des cas, soit quelque 40.000 enfants à Bruxelles et en Wallonie. Il est donc normal que l’on reconnaissance la compétence de l’administration dans ce domaine : c’est la loi qui prévoit cela, et c’est ce qui est appliqué.

Je le répète, car je pense que c’est la clé : seul le respect mutuel permettra de dépasser ces difficultés et de ne plus considérer l’autre comme un ennemi potentiel, mais comme un partenaire qui vise le même objectif, à savoir le bien du jeune.

D’accord, mais en attendant, les choses ne se passent pas bien, et on voit mal pourquoi cela changerait de soi-même. Que faire concrètement pour rapprocher les uns et les autres ?

Sous la précédente législature, des groupes de travail avaient été créés, qui devaient réunir régulièrement des représentant.e.s de l’administration, des SAJ et des SPJ, et des magistrats, mais ils ont été mis en sourdine en raison de la crise sanitaire. Dernièrement, ils ont été réactivés. Au début, j’entendais « C’est la Bérézina, rien ne fonctionne, les relations sont désastreuses ». Et puis, peu à peu, l’ambiance s’est améliorée, les uns et les autres s’écoutent davantage et avec plus de respect. Le partage des réalités du terrain et l’écoute mutuelle sont les ingrédients indispensables à une meilleure collaboration entre la justice et l’aide à la jeunesse. Le rapprochement de tous les acteurs du secteur constitue pour moi une priorité politique : pour en témoigner, j’ai moi-même présidé certains de ces groupes de travail.

Parmi les multiples sources de mécontentement des juges, ce point revient souvent : l’administration aimerait le plus souvent écarter les juges, sauf pour ce qui est des cas urgents, ou qui se posent en soirée ou durant les week-ends. Car en-dehors des heures « de bureau », l’administration est injoignable. Vous en dites quoi ?

La dernière phrase était vraie jusqu’il y a peu, et c’était un vrai problème. Les signalements d’enfants en danger peuvent intervenir à tout moment. Il faut que l’administration reste joignable. Je viens donc d’accorder 600.000 euros aux SPJ et SAJ pour la création d’un service de garde le soir et le week-end : les personnes de garde recevront une prime. En 2023, la même somme sera consacrée à ce service de garde.

Vous savez, j’ai côtoyé de près les personnes qui, au sein des services de l’aide et de la protection de la jeunesse, traitent les dossiers de ces jeunes en grande difficulté. Et je peux vous dire ceci : ces gens sont pour la plupart d’un dévouement extraordinaire. La charge mentale qui pèse sur eux est énorme, et elle s’est encore alourdie avec la crise sanitaire, qui a aggravé les souffrances des jeunes, le décrochage scolaire, le désoeuvrement, l’isolement social, l’enfermement au sein de familles parfois toxiques, etc. Les dégâts sur nos jeunes n’ont pas fini de se faire sentir ; on s’attend à des effets retard. Et j’ai vu combien les responsables des dossiers s’épuisaient parfois à la tâche : ce n’est pas pour rien que le burn-out sévit dans les rangs de ces travailleurs, confrontés à des dossiers très sensibles, et qui doivent prendre des décisions d’une difficulté inouïe. Donc, moi je sais qu’il s’agit de personnes remarquables.

Vous m’avez enlevé les mots de la bouche : le secteur de l’aide et de la protection de la jeunesse est aux prises avec un fort taux d’absentéisme, notamment lié au burn-out. Cette situation nuit à l’efficacité de l’administration. Tous les acteurs (avocats, magistrats, collaborateurs de l’administration) se plaignent d’une absence chronique de moyens. Cela ne démontre-t-il pas l’absence de réelle volonté politique d’investir dans cette matière ?

Citez-moi un secteur public qui ne se plaint pas du manque de moyens… Sous la précédente législature, on a revalorisé le budget de l’aide à la jeunesse, mais il est évidemment toujours serré (NDLR : il se monte à un peu moins de 300 millions d’euros contre, par exemple, 350 millions d’euros alloués au redoublement, au sein du budget de l’enseignement obligatoire…). Ce que je peux vous dire, c’est que je me fais fort d’obtenir quelque chose pour ce secteur à l’occasion de chaque conclave budgétaire. Depuis le début de la législature, le budget a été augmenté à concurrence de 16 millions d’euros : 9 millions d’euros d’aide urgente Covid, dont 2 millions pour prévenir les effets sur les jeunes de la crise sanitaire, ainsi que 7 millions d’euros de soutien structurel supplémentaire. On sait que davantage de jeunes vont passer sous le radar des écoles, et vont arriver chez nous plus abimés qu’avant. Le risque de saturation des institutions d’accueil en résidentiel est réel. Or nous savons que lorsqu’on est amené à placer un jeune en institution, ce placement est souvent long. Pour éviter cela, pour éviter la dégradation menant au placement, il faut agir en amont et soutenir les familles. Cela a un coût, nous l’assumons, même si je suis bien consciente qu’il faudrait en faire beaucoup plus. Mais je dois bien m’inscrire à l’intérieur de la réalité budgétaire de la Fédération Wallonie-Bruxelles…

Revenons-en précisément aux moyens du secteur de l’aide à la jeunesse, et notamment aux moyens humains. A côté de votre portefeuille de l’Aide à la jeunesse, vous avez encore huit autres casquettes. Le cabinet de votre prédécesseur, Rachid Madrane, comptait treize conseillers à l’aide à la jeunesse ; le vôtre n’en compte que quatre. S’agit-il vraiment là de signaux positifs envoyés au secteur ?

Personnellement, je me suis prise de passion pour ce secteur de l’aide à la jeunesse. De toutes mes casquettes, elle est ma préférée et je m’y investis beaucoup. Pour le reste, il faut savoir ce que l’on veut : l’opinion publique est en demande de moins de ministres, et de moins de « cabinettards ». Un décret a coulé ça dans le marbre. En quelques années, le gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles est passé de sept ministres à cinq. Rachid Madrane, mon prédécesseur sous la précédente législature, avait comme compétences l’Aide à la jeunesse, les Maisons de justice, la Promotion de Bruxelles, les Sports et la Jeunesse. Moi, j’ai tout cela, et en plus l’Enseignement supérieur, l’Enseignement de promotion sociale, la Recherche scientifique et les Hôpitaux universitaires. Cela représente effectivement beaucoup de responsabilités. Mais je n’exerce aucun autre mandat politique, je ne suis pas engagée en politique au niveau local, donc je m’occupe exclusivement de mes tâches ministérielles.

« Mon idéal? C’est que plus aucun jeune ne soit balloté d’une institution à une autre. Que chaque jeune en difficulté puisse trouver une solution, et une structure, adaptées à ses besoins et à son profil. Que l’on fasse du sur-mesure. »

Et oui, il est vrai que mon cabinet compte moins de conseillers que celui de mon prédécesseur, mais c’est également une volonté politique de réduire les cabinets. Permettez-moi quand même d’observer que quatre conseillers à l’Aide à la jeunesse, ce n’est pas rien : je n’ai par exemple qu’un seul conseiller à la Recherche scientifique. En outre, mes conseillers au cabinet ne sont pas des « créatures » de parti : ce sont des gens du secteur de l’aide à la jeunesse, qui ont une vraie connaissance du terrain et une grande légitimité. Ils ont beaucoup de travail, ça c’est sûr, mais aussi une incroyable expertise. Les résultats obtenus jusqu’ici témoignent de leur implication.

Arrêtons-nous un instant aux revendications des juges de la jeunesse bruxellois. Ils ont, certes, davantage de pouvoir que leurs collègues wallons, mais ils se plaignent de moyens inadaptés aux particularités d’une capitale. La précarité de la jeunesse bruxelloise est plus lourde qu’ailleurs, les besoins plus saillants…

Le profil des jeunes de la Région bruxelloise, et leurs difficultés, sont sensiblement les mêmes que celles des jeunes de chaque grande ville : il n’y a par exemple proportionnellement pas davantage de délinquants à Bruxelles qu’ailleurs. Mais il est vrai que Bruxelles présente une particularité, à savoir le nombre important de mineurs non accompagnés (Mena) qui y arrivent. Nous collaborons avec Fedasil pour tenter de trouver des solutions adaptées à ce public particulier. Les services d’éducateurs de rue sont également très précieux pour approcher ces jeunes et les encadrer. Il y a aussi pas mal de projets formidables qui leur viennent en aide. Je pense notamment à Tchaï (NDLR : un service d’accompagnement pour les adolescents en exil ou Roms en situation de décrochage scolaire en Région bruxelloise), à l’ASBL Macadam (NDLR : un centre d’accueil réservé aux jeunes sans-abris), à Abaka (NDLR : un service d’écoute et d’accompagnement pour adolescents en situation de crise familiale et institutionnelle), et à SOS Jeunes bien sûr.

Les jeunes délinquants ou en danger et qui, en outre, présentent des troubles mentaux, sont les grands oubliés de l’aide à la jeunesse : aucune institution pour les accueillir. Allez-vous vous atteler à ce problème ?

Oui ! Vous avez raison de dire que les mineurs présentant des troubles relevant de la santé mentale et qui, par ailleurs, sont soit en danger dans leur famille, soit ont contrevenu à la loi, se trouvent dans une zone de flou problématique : on ne sait pas trop quelle institution doit le prendre en charge. La Santé mentale est une compétence régionale, mais les institutions sont saturées. Ils sont donc pris en charge par l’aide à la jeunesse au niveau de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB), mais le secteur résidentiel est également sous tension, et les unités psychiatriques des hôpitaux également. Donc, c’est un vrai problème, on ne peut le nier. Je pense qu’une piste de solution réside dans la conclusion de protocoles d’accord entre la FWB, la Région bruxelloise et la Région wallonne sur lesquels nous travaillons actuellement, ainsi que le soutien d‘initiatives et de projets d’acteurs de terrain. Je pense par exemple à Voyage en Terre-1-connue (NDLR : projet d’accueil, au sein d’une ferme biologique, d’ados se trouvant à la croisée des secteurs de l’aide à la jeunesse, de la santé mentale et du handicap), où il se passe des choses formidables.

Il faut manger le mammouth par petits morceaux, y aller pas à pas. Il s’agit là d’un grand défi, qui nous occupera durant tout le reste de la législature.
Mon idéal, ce vers quoi je tends ? C’est que plus aucun jeune ne soit balloté d’une institution à une autre. Que chaque jeune en difficulté puisse trouver une solution, et une structure, adaptées à ses besoins et à son profil. Que l’on fasse du sur-mesure.

(1) Le code Madrane, ou décret du 18 janvier 2018 portant le code de la prévention, de l’aide à la jeunesse et de la protection de la jeunesse, s’applique totalement en Wallonie et partiellement à Bruxelles.

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