aide à la jeunesse
Deux professionnels de premier plan témoignent : les choses évoluent, mais la situation reste difficile
Valérie Latawiec, conseillère en chef au Service de l’Aide à la Jeunesse (SAJ) de Bruxelles, et Cédric Lammens, coordinateur de zone à Bruxelles, sont des témoins de choix des difficultés du secteur. La fatigue, le découragement, le manque de moyens, ils connaissent. Mais ils restent néanmoins combatifs et, à certains égards, positifs. Regards croisés.

Mandants et mandatés : petite leçon de vocabulaire
Dans le secteur de l’aide à la jeunesse à Bruxelles, le terme « mandants » désigne les autorités qui confient une mission à des services ou intervenants pour apporter une aide spécifique aux jeunes et à leurs familles. Ces mandants incluent notamment les Conseillers de l’Aide à la Jeunesse (SAJ), les Directeurs de la Protection Judiciaire (SPJ) et les juges de la jeunesse. Ils sont responsables de définir le cadre de l’intervention et de superviser sa mise en œuvre par les services mandatés.
Par exemple, lorsqu’un jeune est en danger ou en difficulté, le mandant peut décider de mesures d’aide et confier leur exécution à un service agréé, tel qu’un Service d’Accueil et d’Aide Éducative (SAAE) ou un Service d’Aide et d’Intervention Éducative (SAIE). Le service mandaté est alors chargé de mettre en œuvre les actions nécessaires tout en respectant les directives du mandant.
Il est important de noter que, bien que le terme « mandat » ait une origine juridique, son utilisation dans le secteur de l’aide à la jeunesse recouvre des réalités variées et implique une collaboration étroite entre le mandant et le service mandaté, chacun ayant des responsabilités spécifiques dans l’intérêt du jeune.
Ensemble ! : Nous avons publié, en 2021 et 2022, deux dossiers sur le secteur de l’aide à la jeunesse. Depuis lors, le secteur a connu des grèves, des cartes blanches ont été publiées : les choses ont-elles changé ces dernières années ?
Valérie Latawiec : Certaines choses ont changé, évolué très concrètement ; d’autres changements ont été initiés qui, du moins nous l’espérons, vont porter leurs fruits avec le temps.
Cédric Lammens : La fonction que j’exerce – coordinateur de zone – témoigne déjà, à elle seule, de l’évolution du secteur. Les coordinateurs de zone ont fait leur apparition dans le paysage institutionnel de l’aide à la jeunesse en décembre 2023, suite aux modifications apportées au décret Madrane. On compte cinq coordinateurs de zone, un dans chacune de ces zones : Bruxelles, Namur Nivelles Dinant, Huy-Liège-Verviers, Mons Tournai, Charleroi, Arlon-Marche et Neufchâteau. On a instauré cette fonction parallèlement aux gardes des Conseillers de l’aide à la jeunesse et directeurs de la protection de la jeunesse du vendredi soir et des week-ends/jours fériés qui n’existaient pas jusque-là, alors que la nécessité de pouvoir être joints en cas d’urgence en dehors des « heures de bureau » est inhérente à nos missions. Gérer ces gardes fait partie des tâches des coordinateurs de zone, mais leur travail ne se limite pas à cela bien sûr. Nous avons surtout une mission de facilitateur : notre maître-mot est l’intersectorialité, c’est-à-dire les collaborations entre le Service d’Aide à la Jeunesse (SAJ), le Service de Protection de la Jeunesse (SPJ), et les différents partenaires au sein du monde associatif et du monde judiciaire. Ces partenariats sont essentiels pour répondre au mieux aux besoins des jeunes et des familles. Or, le secteur est tellement sous tension et est tellement diversifié que les informations passent parfois difficilement d’un service à l’autre. Et les différents acteurs qui œuvrent dans le domaine de l’aide à la jeunesse se connaissent souvent assez mal : nous tentons donc de créer du lien entre tous ces services.
L’intersectorialité incarne vraiment un des exemples où on a dépassé le stade des bonnes intentions. On a aujourd’hui une vraie politique intersectorielle, qui se développe de plus en plus et guide toutes nos actions.
Concrètement, sur le terrain comment se manifeste cette intersectorialité ?
C.L. : Le secteur de l’aide à la jeunesse intervient souvent quand la situation du jeune est déjà très dégradée : avant cela, le plus souvent, d’autres – la famille, l’école, les proches – ont tenté, en vain, de résoudre les problèmes. Et donc, lorsque l’aide à la jeunesse entre en piste, elle est souvent confrontée à des situations très complexes, à des jeunes qui se trouvent dans des difficultés pluridimensionnelles : ils peuvent par exemple souffrir de troubles mentaux, vivre des situations très pénibles dans leur milieu familial, se trouver en situation de décrochage scolaire, être très précarisés sur le plan socioéconomique, flirter parfois avec la délinquance, etc. Face à ces jeunes à la croisée des secteurs, ces jeunes « incasables » comme on l’entend parfois (je réfute ce qualificatif), il arrive que les services, qui sont toujours sur la corde raide, soient tentés de se renvoyer la balle : « Ce jeune, c’est plutôt pour ton service que pour le mien ». C’est compréhensible, mais ce n’est pas l’idéal pour les jeunes. Ce dont ils ont besoin, c’est que l’on réfléchisse ensemble – en « intersectorialité », c’est-à-dire par-delà les frontières de chaque service, de chaque institution, à la solution la meilleure pour eux, compte-tenu de l’ensemble de leur problématique.
V.L. : La plupart des gens qui travaillent dans l’aide à la jeunesse savent bien cela et, tous les jours, sur le terrain, c’est ce qu’ils font. Mais jusqu’ici, il leur fallait dépenser beaucoup d’énergie pour pratiquer l’intersectorialité, car cette collaboration n’était pas « inscrite » quelque part. Maintenant, les différents acteurs doivent travailler ensemble – c’est écrit noir sur blanc dans ce qu’on appelle le ‘‘protocole d’accord de coopération » -, se retrouver autour d’une table pour réfléchir à l’avenir d’un jeune dans une posture de coresponsabilité. On est, de manière plus structurelle, les maillons d’une même chaîne : les conseillers, les directeurs, les juges de la Jeunesse, les magistrats du Parquet, les membres de l’administration, les services d’hébergement, l’Aviq, etc., on fait tous partie de cette grande chaîne tendue vers un même objectif qui est de venir en aide au jeune. On doit réfléchir à la situation ensemble, prendre des engagements communs.
C.L. : Oui c’est ça : là où, avant, les pratiques intersectorielles étaient laissées à l’initiative des intervenants, désormais, elles s’inscrivent dans une politique structurée, institutionnelle. C’est un grand pas en avant, mais le chantier est évidemment loin d’être fini.
V.L. : Je dois quand même mettre un gros bémol par rapport à tout ce que nous avons dit plus haut. C’est effectivement très bien que les différents intervenants de terrain soient censés réfléchir ensemble. Mais pour cela, il faut que la confiance s’instaure. Et pour que la confiance s’instaure, il faut aller à la rencontre les uns des autres, il faut apprendre à mieux se connaître. Et pour faire cela, eh bien il faut du temps ! Or ce temps, sur le terrain, on n’en a pas plus qu’avant. On n’a pas dégagé du temps aux mandants (NDLR : c’est-à-dire les autorités qui confient une mission à des services ou intervenants pour apporter une aide spécifique aux jeunes et à leurs familles, lire l’encadré en p.) parmi lesquels le SAJ, qui leur permettrait de faire ça.
Je travaille dans l’intersectorialité depuis 1997 : je suis bien placée pour savoir que c’est un travail de dentelière, et une dentelière ne crée pas une nappe en une heure. Pour gérer au mieux la situation particulière d’un jeune, il faut aller à la rencontre des différents services, il faut se revoir plusieurs fois, il faut mettre les intervenants en confiance pour être dans une vraie coresponsabilité. Aujourd’hui, il y a un mouvement qui nous pousse en ce sens, c’est nécessaire et très chouette, mais concrètement, il manque encore les moyens pour nous permettre de l’ancrer dans notre pratique.
Parlons justement des moyens de l’aide à la jeunesse : ils sont nettement insuffisants par rapport au nombre de jeunes à aider, non ?
C.L. : Là aussi il y a des choses qui bougent. Le secteur a obtenu un refinancement sous les deux législatures précédentes (NDLR : c’est-à-dire sous l’autorité ministérielle de Rachid Madrane (PS) et ensuite de Valérie Glatigny (MR). Et maintenant, sous cette nouvelle législature (NDLR : l’aide à la jeunesse relève du portefeuille de Valérie Lescrenier, Les Engagés), le secteur a obtenu un nouveau refinancement. Ce n’est pas encore suffisant, mais dans le contexte budgétaire actuel, c’est quand même une grande victoire. L’aide à la jeunesse est une des seules administrations à avoir été refinancées. Mais bon, il est vrai qu’on sort de nombreuses années de sous-financement : on revient de loin…
V. L. : Sous cette législature, effectivement, on a obtenu un refinancement annuel de 9 millions d’euros, qui s’ajoutent au budget global de quelque 450 millions. Les responsables politiques semblent donc bien avoir pris la mesure de nos difficultés. Mais, comme l’a dit mon collègue, le secteur est sous-financé depuis 1991.
Et donc, malgré la bonne volonté actuelle, on court toujours derrière les moyens.
Mais quand on parle « moyens », on parle moyens financiers, certes, mais il faut aussi parler du nombre de places disponibles dans les services d’hébergement et des moyens humains. Bien sûr qu’on a besoin de davantage de places dans les services qui accueillent les jeunes, mais les places disponibles, ça ne suffit pas. Il faut surtout permettre aux services de remplir leur mission première, qui, outre l’hébergement du jeune, consiste à accompagner les parents et à soigner le lien entre l’enfant et sa famille. Et pour cela, il faut des moyens humains. Et de ces moyens, il en manque.
C. L. : On a augmenté la norme d’encadrement pour permettre aux services d’hébergement de travailler davantage ce lien. C’est essentiel, parce que sans cela, la sortie du jeune est retardée, ou elle est réalisée dans des conditions qui ne sont pas forcément adéquates. Ce n’est peut-être pas suffisant, mais on a quand même des avancées concrètes.

Quand on prête l’oreille aux agents du terrain, tous s’accordent pour témoigner de la difficulté de leur boulot… Les gens qui travaillent dans le secteur de l’aide à la jeunesse souffrent, le burn-out n’est jamais loin…
V.L. : On ne va pas se raconter d’histoires : sur le terrain, ça reste compliqué. Travailler dans un Service d’Aide à la Jeunesse (SAJ) ou dans un Service de Protection de la Jeunesse (SPJ), c’est un sacerdoce. Ça l’est aussi dans les services mandatés (NDLR : les services mandatés – les services d’hébergement par exemple – sont chargés de mettre en œuvre les actions en faveur du jeune décidées par le mandant). Ce que je ressens néanmoins, et ça c’est positif, c’est qu’il y a une prise de conscience de la pénibilité du travail, de la charge mentale des travailleurs, et l’expression d’un souci plus affirmé de veiller à leur bien-être. Par exemple : depuis deux ans, on a la possibilité d’organiser des team building pour soigner la cohésion au sein de l’équipe. Cela peut paraître anodin, mais ça fait vraiment du bien : dans ces métiers-là, on a besoin d’une grande solidarité entre nous. Un autre exemple : des espaces détente ont été créés dans les services. On peut se poser quand on a un moment difficile, pour en parler avec d’autres : c’est également important, surtout que la supervision individuelle des agents, vu leur nombre, est impossible à financer. Et puis, il y a un large choix de formations vraiment aidantes : gestion des émotions, assertivité, gestion du temps, etc. Tout cela permet au personnel de mieux supporter la charge mentale inhérente au travail. Le personnel d’encadrement bénéficie aussi de formations lui permettant d’être mieux outillé pour soutenir leurs équipes et prévenir le burn-out et l’absentéisme : c’est précieux.
Tout ce que vous venez d’énumérer là semble quand même bien anecdotique par rapport à l’immensité de la tâche…
V.L. : Cela peut paraître anecdotique, mais je vous assure que cela fait du bien au moral des troupes, qui se sentent considérées. Il faut aussi pouvoir souligner ce qui est positif. Cela dit, vous avez raison, ça ne suffit pas. Il y a une évolution sociétale qui me tracasse, et qui rend notre travail de plus en plus ardu. Je m’explique : les situations dans lesquelles se trouvent les jeunes pris en charge par les secteurs de l’aide à la jeunesse et de la protection de la jeunesse sont de plus en plus complexes, elles exigent donc de plus en plus de temps et de moyens humains. Il faudrait vraiment objectiver cela.
C.L. : Une recherche est en cours, et on espère qu’elle permettra de se rendre compte que les situations auxquelles on est confrontés aujourd’hui prennent beaucoup plus de temps qu’avant. Une fois ce constat posé, il faudra définir des normes d’encadrement qui tiennent compte de cette évolution.
Autre chose : quand un agent tombe en maladie de longue durée, il n’est généralement pas remplacé, ou pas avant plusieurs années…
C.L. : C’est le problème général dans la Fonction publique : quand un agent part, il n’est pas nécessairement remplacé dans le service où il travaillait. Il est comptabilisé dans un « pot commun », et les remplaçants sont répartis et affectés là où les besoins sont les plus criants.
V.L. : Et puis, il y a les règles de procédure et d’engagement de la fonction publique qui sont longues et complexes. Chez nous, quand un agent s’absente de manière temporaire ou définitive et doit abandonner ses dossiers, cela implique que, du jour au lendemain, 250 familles qui se retrouvent sans suivi. C’est ça, la réalité du terrain. Alors le ou la cheffe de service met évidemment des choses en place pour que chaque enfant, chaque famille continue d’avoir un suivi de qualité, mais il s’agit d’un véritable exercice d’équilibrisme. Il faut bien se rappeler que le service d’aide à la jeunesse est un service public : il doit donc de prendre en compte toutes les demandes qui lui sont adressées. Le SAJ et les agents sont pris en étau entre cette mission de service public qui leur prescrit d’accueillir chaque demande des citoyens – et telle est en effet notre vocation – et les procédures de recrutement dans la fonction publique complexes, qui sont en décalage par rapport à la flexibilité qui est demandée à nos agents. Dans mon service du SAJ de Bruxelles, à la grosse louche, il manque 10 délégué.es (NDLR : les agents de terrain, qui se rendent là où se trouvent les jeunes qui ont besoin d’aide – dans les familles, les centres d’hébergement, etc.) pour que nous puissions fonctionner normalement.
C.L. : C’est pour cela que l’administration de l’aide à la jeunesse a mis sur pied des équipes mobiles de conseillers directeurs (NDLR : les chef.fes des services de protection de la jeunesse) qui peuvent venir en renfort dans les équipes où, par exemple, un malade de longue durée n’a pas été remplacé. On est aussi en train de finaliser une équipe de délégués mobiles (NDLR : les agents de terrain) qui pourront aller, par période de trois mois, dans certains services où les besoins sont les plus criants.
Vous insistez sur la nécessité de garantir un suivi de qualité pour les jeunes. Quand on sonde les associations de familles qui sont aux prises avec le SAJ, beaucoup dénoncent un suivi défaillant…
V.L. : Dans un domaine aussi sensible, vous allez toujours rencontrer des gens satisfaits de l’aide que nous apportons (ce n’est pas ceux qu’on entend le plus malheureusement), et des gens mécontents et blessés par nos décisions. Certains nous accusent de placer abusivement, d’autres regrettent que nous laissions les enfants en famille ? Quoi qu’il en soit, nos décisions sont objectivées, motivées par l’intérêt de l’enfant. Des procédures de contestation existent. Les intéressés peuvent librement être accompagnés d’un avocat ? Notre métier est régi par un cadre légal qui insiste sur le droit des bénéficiaires.
Le reproche le plus courant, c’est le temps d’attente anormalement long avant le démarrage d’une aide.
V.L. : Je ne suis pas d’accord avec cette allégation ! A Bruxelles, on est à trois mois d’investigation pour un mineur en difficulté, à un mois pour un mineur en danger, et à 20 jours pour un cas urgent. Les indices qui nous permettent de qualifier la situation du jeune de « difficile », « dangereuse » ou « urgente » sont appréciés par le délégué en chef et le conseiller du dossier. Et cette période d’investigation est déjà, en soi, une période de travail et d’accompagnement : ce n’est pas une période de « vide » où rien ne se passe. Ensuite, si la famille du jeune ou le jeune lui-même ne collabore pas avec le SAJ, et si le jeune se trouve en situation de danger, alors nous en référons au parquet de la jeunesse pour saisin du tribunal de la jeunesse.Mais il est vrai que l’allongement des temps d’investigation est un risque, lié au manque de moyens humains dans nos services.
A ce sujet-là, justement, les juges de la jeunesse se plaignent souvent d’un manque de collaboration de la part des agents de l’aide à la jeunesse, de leur manque de confiance à l’égard des juges, et des notes trop lacunaires qu’ils reçoivent, qui ne leur permettent pas de se faire une vue claire de la situation du jeune.
V.L. : J’avoue ne pas trop comprendre ce reproche. Sur quelle base les juges peuvent-ils estimer que nos notes sont lacunaires ? Nous avons notre éthique, et nous travaillons sous le sceau du secret professionnel. L’aide négociée est basée sur le partenariat avec la famille. La famille est la principale actrice de ce qui se joue pour le jeune, et on ne peut travailler avec elle que dans la transparence, dans la confiance. Et le corolaire de la confiance, c’est la confidentialité. Vous n’obtiendriez pas le même investissement de la part d’une famille si tout ce qu’elle confie au SAJ est destiné à être transmis au parquet, au juge. Mais cela ne veut pas dire que nous ne transmettons rien au juge – ou au directeur de la protection de la jeunesse : nous communiquons toutes les informations qui lui permettra de mener son travail à bien. Nos notes de synthèse ont toutes le même modèle : vous y trouvez l’anamnèse familiale, les solutions tentées, les mesures prises, les dangers identifiés, l’état de la collaboration, etc. Et nous remplissons toutes ces données. Mais nous sommes néanmoins tenu.es à un certain devoir de réserve : nous n’allons pas mettre dans cette note tout ce que nous ont livré les familles avec confiance. Ce serait leur manquer de respect. Au SAJ, l’approche est l’aide consentie ; notre action n’est pas basée sur la contrainte. Et ce n’est pas parce qu’un dossier est transmis à un ou une juge de la jeunesse que nous devons tout à coup balayer d’un revers de la main tous les engagements que nous avons pris à l’égard de la famille. Notre travail, à l’aide à la jeunesse, comporte beaucoup de points communs avec les approches de la protection de la jeunesse et de la justice de la jeunesse, mais il est aussi très différent sur d’autres aspects, et notamment sur celui du lien aux parents.
C.L. : Dans les dossiers complexes, où l’aide volontaire cède le pas à l’aide contrainte, on travaille fatalement ensemble à un moment donné, on échange les infos, on évoque les solutions possibles. Mais il est vrai que le SAJ doit protéger une certaine confidentialité. Il faut le rappeler : tout le monde peut contacter le SAJ. Pour cela, il faut un minimum de confiance. Mais ces balises n’empêchent absolument pas le travail en commun avec la justice de la jeunesse et la protection de la jeunesse. Parmi les juges de la jeunesse, vos interlocutrices et interlocuteurs évoquent les situations qui ne se sont pas bien passées, des ratés dans la collaboration. Mais on ne dit pas assez que pour une situation où il y a eu un raté, il y en a 200 autres où la collaboration a bien fonctionné, où on a pu intervenir à temps, où la famille a pu être aidée. J’avoue que je suis fatigué de cela, car cela contribue à entretenir une mauvaise image du SAJ et peut décourager les gens de solliciter son aide. Si un juge considère qu’une note de synthèse n’est pas suffisamment complète, ça peut se régler facilement par un échange, une discussion : « Il me manque tel ou tel élément, pourquoi je ne les ai pas ? etc. » Mais i la méfiance règne, si un juge ou tout autre intervenant se sent dépossédé de quelque chose, s’il est convaincu qu’on sabote son boulot en lui cachant des choses, alors c’est fichu. C’est bien pour cela qu’à mes yeux il est indispensable de parler de tout cela autour d’une table, de nommer le fait que, peut-être, à un moment donné, en tant qu’intervenant, je me sens dépossédé, pas en confiance. On ne peut pas travailler en silo, chacun de son côté, c’est impensable, même si chacun, chaque fonction, chaque service, a ses balises méthodologiques et déontologiques propres.
Je ne répéterai jamais assez à quel point je suis convaincu de l’importance de ces lieux d’échange, de concertation que sont les comités de concertation intersectoriels (CCIS) : c’est la clé de la réussite de l’aide apportée aux jeunes et aux familles. Les CCIS favorisent la concertation et la collaboration entre tous les acteurs de la prévention, de l’aide et de la protection de la jeunesse (travailleurs sociaux, éducateurs, enseignants, etc.), de manière à améliorer leurs pratiques et coordonner leurs interventions : c’est vital.
Et que dire du manque chronique de places en institutions ?
C.L. : La ministre Valérie Lescrenier a demandé à l’administration de travailler sur un outil de programmation. Il faut pouvoir objectiver les lieux où il faut créer des places. Cette objectivation va se faire sur la base des rapports des CCIS qui vont eux-mêmes être repris dans un rapport global, avec la cartographie actuelle des services existants, ce qui permettra de visualiser les zones en manque de tel ou tel service. Cela permettra à la ministre d’objectiver les besoins, et d’aller les défendre au gouvernement.
V.L. : On ne peut nier l’existence de listes d’attente, particulièrement longues pour ce qui est de l’hébergement en institution et en famille d’accueil. Leurs moyens ont récemment été augmentés, mais on a des années de retard, donc il reste un fameux fossé entre les besoins et les réponses qu’on peut y apporter. Mais dans les outils mis à la disposition des jeunes, il n’y a pas que les solutions institutionnelles : il existe toute une panoplie de services, tels les services ambulatoires d’accompagnement éducatif ou d’accompagnement psychoéducatif.
La situation à Bruxelles n’est-elle pas pire qu’en Wallonie ?
V.L. : La situation à Bruxelles est particulièrement délicate, à la fois en raison de la démographie, et aussi parce que le niveau socio-économique dans la capitale se dégrade plus rapidement que dans le reste de la Belgique. Or à Bruxelles, tout est plus cher, surtout dans l’immobilier, donc il est très difficile d’y créer des places d’accueil.
Si vous pouviez demander tout ce que vous voulez à la ministre Lescrenier, vous demanderez quoi ?
V.L. : Je lui demanderais de continuer à prendre en considération l’aide à la jeunesse avec tout ce qu’elle a d’essentiel, c’est-à-dire que ne jamais oublier qu’elle s’adresse aux enfants en difficulté et en danger : l’enfance doit rester une priorité politique ; Il faut également davantage de moyens pour soutenir les parents des jeunes enfants.
Nos services ont besoin de moyens pour mener à bien les missions qui sont les siennes.
C.L. : Je dirais à peu près la même chose : il faudrait revoir les normes d’encadrement pour qu’elles correspondent à l’évolution des réalités dans la société et s’ajustent à la complexité croissante des situations. Le secteur a également – surtout – besoin de continuité : les engagements pris doivent perdurer au long terme. Il faudrait développer les équipes d’encadrement dans les services d’accompagnement et d’hébergement, de manière à pouvoir offrir un accompagnement et un soutien aux jeunes, mais aussi à leurs familles.
V.L. : Si j’avais une baguette magique, je ferais en sorte qu’un enfant qui doit être éloigné en urgence de son milieu familial – et tous les jours c’est le cas de deux jeunes en moyenne – ait une personne à ses côtés qui puisse vraiment l’entendre et l’accompagner dans ce moment particulièrement traumatisant. Quand, faute de lieu d’accueil adéquat, un bébé est « placé » à l’hôpital, seul dans une chambre, et doit y rester plus jours, voire plusieurs semaines, je vis cela très, très mal…
Les enfants parqués à l’hôpital, c’est un vrai scandale, non ?
C.L. : Certains de ces enfants en détresse médicopsychologique ont leur place à l’hôpital, en pédiatrie. Le problème, c’est qu’aujourd’hui, les infirmièr .e.s pédiatriques ne sont pas suffisamment outillé.e.s pour accueillir ces enfants de manière adéquate. On parle donc d’enfants « parqués », parce qu’ils sont pris en charge en hôpital pour des motifs « officiels » autres que médicaux.
V.L. : La philosophie de l’aide à la jeunesse, c’est de permettre le lien avec les parents. Aujourd’hui, une maman qui accouche doit sortir très vite de la maternité. C’est dommage, parce qu’il y a des situations où le lien entre un bébé et ses parents doit être travaillé, où il prend un peu plus de temps à s’installer. L’équipe de la maternité voit cela, sent bien qu’il manque quelque chose aux parents pour être en lien avec leur bébé, mais ne peut rien faire pour éviter la sortie. On est là dans un entre-deux : il n’y a pas de raison d’interner la maman dans une unité mère-enfant psychiatrique ou la faire rentrer en maison maternelle avec son bébé, mais on aimerait bien quand même ne pas la lâcher si vite dans la nature. Je trouve cela violent, à l’égard de l’enfant et à l’égard du parent : les premiers moments de la vie sont essentiels, il faudrait pouvoir disposer d’une latitude plus grande qu’aujourd’hui pour accompagner les parents et l’enfant.
Le mot de la fin ?
V.L. : Il y a quelque chose que j’ai vraiment envie de déposer. Les gens qui travaillent dans le secteur de l’aide à la jeunesse sont souvent critiqués, y compris dans des articles très bien écrits, et des reportages bien structurés, en apparence irréprochables. Loin de moi la tentation de critiquer les médias. Mais il faut bien se rendre compte que nous travaillons dans un domaine sensible, dans des situations souvent douloureuses pour les enfants et les familles. Par définition, nous intervenons là où les choses ne se passent pas bien. Nous prêtons donc particulièrement le flanc à la critique. Et les situations qui connaissent un dénouement heureux, on n’en parle jamais, car les gens satisfaits ne font généralement pas de bruit. Du coup, celles et ceux qui travaillent dans le secteur souffrent d’un manque de reconnaissance. Or, je peux vous affirmer que tout le monde ici abat un travail monumental, dans des conditions très difficiles. Je rêve qu’un jour, ce travail soit reconnu pour ce qu’il apporte à notre société plutôt que reconnu pour ce qu’il a de formidable…
- Par Isabelle Philippon (CSCE)