aide à la jeunesse
« L’aide à la jeunesse doit faire sa révolution copernicienne »
Pour Solayman Laqdim, délégué général aux droits de l’enfant depuis le début de l’année 2023, le secteur de l’aide à la jeunesse apporte des réponses insuffisamment adaptées aux besoins des jeunes et de leur famille. Les acteurs qui tentent d’aider les jeunes en grande difficulté, le nez dans le guidon, répètent ces mêmes réponses au fil du temps, et se heurtent à la même impuissance : « Il est temps de remettre ces pratiques en question », conclut-il.

Depuis le 1er février 2023, SolaymanLaqdim a succédé à Bernard De Vos au poste de délégué général aux droits de l’enfant. Son mandat est de six ans, renouvelable une fois.
Criminologue de formation, il connaîtde l’intérieur le secteur de l’aide et la protection de la jeunesse : après avoir travaillé longtemps comme éducateur dans les « quartiers », dans les services résidentiels généraux (SRG) et dans les services d’Action en Milieu Ouvert (EMA), il a été directeur-adjoint du Service de la Protection de la Jeunesse, et directeur de la prévention, à Liège.
La lutte contre la pauvreté en tête des mesures utiles
« Tout au long de mon parcours professionnel, j’ai pu me rendre compte de cette vérité cruelle : les difficultés rencontrées par les jeunes sont étroitement liées à leur profil socioéconomique. La pauvreté produit l’exclusion sociale. À commencer par de l’exclusion scolaire : quand j’étais directeur-adjoint du SPJ de Liège, j’accompagnais 400 jeunes : ils étaient bien sûr toutes et tous différents, mais ils partageaient quelques caractéristiques communes, parmi lesquelles un profil socioéconomique très bas. Un quart de ces jeunes étaient en décrochage scolaire depuis au moins trois ans, les autres – à part le cas, notable, d’un jeune qui fréquentait l’enseignement général – se trouvaient dans l’enseignement professionnel, spécialisé ou, dans le meilleur des cas, de qualification. C’est pour cela qu’il faut sans relâche militer en faveur d’une politique sociale ambitieuse, qu’il faut s’indigner, se mobiliser pour faire reculer la précarité. »
Pour SolaymanLaqdim, il ne fait aucun doute que l’accès à un logement décent est la condition sine qua non d’une existence décente : « La politique du logement doit absolument figurer parmi les priorités absolues du gouvernement : non seulement c’est indispensable pour lutter contre l’exclusion sociale, mais les effets économiques d’une politique de logement ambitieuse sont en outre bénéfiques pour l’économie : tout le monde y gagnerait. »
D’autres combats méritent d’être menés, tel l’individualisation des droits sociaux et l’accentuation des efforts de solidarité envers les personnes qui présentent plus de risques de basculer dans la pauvreté : « Les ménages monoparentaux – surtout des femmes seules avec enfants – sont quatre fois plus menacés par la pauvreté que les autres : il faudrait qu’ils puissent bénéficier d’une aide spécifique, cela éviterait que cette précarité se répercute sur leurs enfants. De même que les jeunes qui sont passés par le secteur de l’aide à la jeunesse : à leurs dix-huit ans, ils doivent prendre leur autonomie. Savez-vous qu’un jeune sur quatre dans cette situation est SDF deux ans plus tard ? »
S’appuyer sur les compétences parentales
Interrogé sur le congestion du secteur, sur le manque chronique de places dans les institutions d’hébergement, le délégué aux droits de l’enfant estime qu’il faudrait s’appuyer davantage sur les compétences des parents (« les compétences parentales, précise-t-il, lorsqu’elles sont acquises, on les garde pour la vie : elles ne sont donc pas à confondre avec les capacités parentales, qui peuvent refluer quand les conditions de vie sont difficiles ») : « Si on ne s’occupait que de ça, aider les parents à s’appuyer sur leurs compétences, le secteur de l’aide à la jeunesse ne serait pas congestionné. »
Mais cela nécessite des moyens humains, bien davantage que ceux qui sont dévolus à cette tâche aujourd’hui. « S’occuper d’un jeune en grande difficulté, cela suppose trois missions, poursuit le délégué général : 1/ la prise en charge du jeune, 2/ le travail avec les parents, 3/ travailler avec le jeune pour le préparer à son autonomie. Le secteur est tellement sous pression que la prise en charge est très compliquée, faute de places en institution.

Au SAJ, on tombe comme des mouches
Si on trouve une place pour un jeune en institution, c’est déjà une victoire, et ce même si l’institution en question n’est pas celle qui répond le mieux aux besoins de l’enfant. Mais après, c’est le service minimum, et ce n’est pas de la faute des travailleuses et des travailleurs qui font ce qu’ils peuvent : ils ne sont tout simplement pas assez nombreux pour remplir leurs autres missions. Pour encadrer quinze jeunes en institution, il y a 6,5 éducateurs (en équivalent temps plein) sept jours sur sept. C’est trop peu. Et pour peu qu’une éducatrice ou un éducateur tombe malade, eh bien c’est toute l’organisation qui est chamboulée.»
Quant au Service d’Aide à la Jeunesse (SAJ), qui est le premier réceptacle vers qui converge toutes les demandes d’aide, il est terriblement sous pression, estime SolaymanLaqdim : « Ce sont surtout des jeunes que l’on envoie sur le terrain, visiter les familles. Les travailleuses et travailleurs plus expérimentés obtiennent souvent des fonctions qui leur permettent de rester au siège. Donc, ce sont des jeunes qui se rendent dans les familles, et parmi ces jeunes, une majorité de femmes, qui sont davantage attirées que les hommes par ce type de métier. Ces jeunes femmes, donc, ont souvent affaire à un type de public qui ne les juge pas légitimes – on peut le regretter mais c’est comme ça. Imaginez un peu une femme de 23 ans devoir annoncer à des parents désociabilisés, parfois sous influence de drogue ou d’alcool, qu’il va falloir placer leurs enfants… Pas étonnant que ces travailleuses s’épuisent, s’usent, tombent malades. Ces malades longue durée, difficiles à remplacer, retardent et compliquent encore les prises en charge. Les gens qui ont besoin d’aide sont fâchés et finissent par le montrer d’une manière parfois agressive. Et la réponse institutionnelle, en réaction, devient parfois maltraitante. C’est le cercle vicieux. »
Des délais d’attente insensés
« Le délai d’attente moyen pour les cas ‘‘simples’’, c’est-à-dire des jeunes qui ne cumulent pas les risques, est de dix mois. Or, un jeune que l’on envisage de placer, vous pouvez bien vous imaginer que ce n’est pas pour des broutilles : c’est vraiment que la situation au sein de sa famille est grave, et qu’il faut agir. Alors, tout le monde dit ‘‘c’est grave il faut agir’’, mais comme il n’y a pas de places on n’agit pas.
Pour les situations plus complexes, si le jeune présente une accumulation de troubles et de facteurs de risques (troubles du comportement, troubles mentaux, etc.), alors là, c’est pire : « Pour les jeunes qui concentrent plusieurs types de vulnérabilité, le délai d’attente est d’environ quatre ans. »
Ces délais d’attente insensés participent bien entendu à l’accroissement des difficultés : « Lorsqu’on identifie un jeune en difficulté, si on ne peut pas lui apporter rapidement l’aide nécessaire, ses difficultés augmentent, bien sûr. C’est ainsi que les jeunes qui se retrouvent dans les IPPJ, par exemple, sont souvent des jeunes qui ont eu un dossier ouvert à l’aide à la jeunesse, mais qu’on n’a pas pu aider, et pour qui la situation s’est donc dégradée. Le secteur de l’aide à la jeunesse est le réceptacle de toutes les détresses des jeunes et des familles, et n’est pas outillé pour y répondre. »
Un Service d’Aide à la Jeunesse
Le mauvais « rapport qualité-prix » des placements
Le fait que le travail avec les familles ne puisse pas être mené dans de bonnes conditions en raison de la charge de travail trop lourde du personnel – et aussi, souvent, de l’éloignement géographique, les jeunes étant rarement placés dans une institution proche du domicile familial – a pour conséquence que les jeunes restent longtemps en institution, ce qui chronicise les difficultés.
Sans compter que cet hébergement a un coût : « Le coût annuel d’un placement dans un service résidentiel général (SRG) – c’est-à-dire un service ‘‘de base’’, pour les cas ‘‘simples’’ – est de 58.000 euros. Pour un jeune placé de ses cinq ans jusqu’à ses dix-huit ans, faites le calcul ! Et souvent, ce sont plusieurs enfants par famille qui sont placés : ces chiffres donnent le vertige. » Imaginons à présent – ces situations arrivent fréquemment – que ces enfants aient été placés parce que les parents ont été expulsés de leur logement et se retrouvent à la rue, ou bien vivent dans un logement insalubre : « Si on avait mis un appartement à la disposition de cette famille et qu’on l’avait entourée de manière intensive pendant deux ans, on peu de temps on aurait amorti le prix de l’appartement et le coût de l’accompagnement de la famille : cette formule aurait été bien moins coûteuse que le placement des enfants, et aurait évité bien des traumatismes à toute la famille. »
Un Conseil consultatif des enfants et des jeunes
Pour aider à repenser ces pratiques, le délégué général aux droits de l’enfant compte beaucoup sur la parole des premiers intéressés, c’est-à-dire les jeunes eux-mêmes. C’est pourquoi il a décidé de créer un Conseil consultatif des enfants et des jeunes, visant à renforcer la participation des jeunes dans les décisions qui les concernent.
« Il faut être cohérent : si l’on dit, d’un côté, que les aides ne sont pas optimales par rapport aux besoins des jeunes, de l’autre, il faut que ces jeunes puissent s’exprimer sur ce dont ils ont besoin et intégrer leur voix dans les processus décisionnels, en s’assurant que leurs préoccupations et leurs idées soient entendues et prises en compte. »
Ce Conseil, opérationnel depuis la rentrée, est composé de 17 jeunes de 12 à 16 ans. Il se réunit une fois tous les deux mois, et offreà ses membres l’opportunité de partager leurs opinions sur des sujets tels que l’école, les réseaux sociaux, l’environnement, la santé mentale, et le harcèlement, et de participer à des activités autour des droits des enfants, tout en collaborant au maximum avec d’autres jeunes de la Communauté française.
« Le challenge, c’était d’arriver à constituer un Conseil vraiment représentatif : il fallait qu’il compte des jeunes parmi les plus vulnérables, certains établis dans les villes et d’autres à la campagne, que les filles et les garçons y soient en nombre plus ou moins équilibré, que s’y retrouvent des jeunes en situation de handicap, des jeunes en services résidentiels généraux et d’autres placés en IPPJ, etc. Ces jeunes vont nous aider à questionner nos pratiques, nos projets. Il ne s’agit pas de penser et d’agir‘‘pour’’ eux, mais bien avec eux. »
Il faut réinterroger ses pratiques
Interrogé sur la nécessité d’augmenter le budget de l’aide à la jeunesse, la réponse de Solayman Laqdim est tranchante : « Certes, les moyens ne sont pas suffisants. Pourtant, le point positif c’est que, depuis plusieurs années, les ministres responsables du secteur ont obtenu d’augmenter le budget de l’aide à la jeunesse. Mais, même si on doublait le budget, on ne résoudrait rien. La situation est comparable avec un foyer aux prises avec une fuite d’eau : on peut mettre des seaux sous la fuite, pour limiter les dégâts, mais ce sera sans fin. La seule manière de résoudre les choses, c’est de réparer la fuite d’eau. »
La transition avec l’exemple des places en Institutions Publiques de Protection de la Jeunesse (IPPJ) (NDLR : ces lieux d’hébergement accueillent des jeunes délinquants) est toute trouvée : « Au début des années 2000, on disposait de 84 places en IPPJ ; aujourd’hui, il y en a 244, soit trois fois plus. Les magistrats n’arrêtent cependant pas de clamer qu’il faut davantage de places. Et le parquet de faire entendre que ‘‘ça suffit avec le laxisme de la justice vis-à-vis des mineurs, qu’il faut davantage sanctionner’’. Avec une politique comme celle-là, vous pourrez refaire la même interview dans vingt ans, et avec les places en IPPJ qui se seront décuplées : on fera toujours le même constat. »
Faut-il en déduire que Solayman Laqdimse montre critique vis-à-vis du travail des juges, critique qui hérisse par ailleurs la juge de la jeunesse Michèle Meganck (lire en p.xx) ? « J’ai beaucoup de respect pour le travail des juges de la jeunesse qui font un métier difficile : juger n’est pas simple. Comme tout le monde dans le secteur, les juges font ce qu’ils et elles peuvent au sein d’un système défaillant. Les magistrats sont tributaires de la politique criminelle des parquets : que cette politique change – et aujourd’hui, le ton est au durcissement et à la sanction -, et tout change : les IPPJ explosent et, faute de places, les jeunes ne reçoivent pas l’encadrement qu’ils devraient recevoir. »
La conclusion du délégué général aux droits de l’enfant est la suivante : « La façon dont le secteur vient en aide aux jeunes n’est pas optimale : on répète inlassablement des actions dont le ‘‘rapport qualité-prix’’ est mauvais. Il faudrait opérer une révolution copernicienne. Une révolution pensée sur le long terme, car le grand ‘‘big bang’’, ça ne fonctionne pas. Chacun, dans le secteur doit interroger ses pratiques : les déléguées, les conseillers, les éducateurs, les juges, le parquet, le monde politique, etc. Il faut tout repenser sur le long terme, en dépassant les positions purement idéologiques et en abordant les choses de manière transversale. Alors, peut-être qu’un jour on n’aura plus besoin de davantage de places en centre fermé… »
- Par Isabelle Philippon (CSCE)