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Les chats de Marine, le pecorino de Jordan, et la France à feu et à sang

L’obsession de Marine Le Pen ? Rendre son parti fréquentable. Pari réussi haut la main, et pas seulement grâce aux médias Bolloré…

Marine Le Pen dorlotant son chat, en pleine page d’un magazine people : de quoi la rendre bien sympathique.
Marine Le Pen dorlotant son chat, en pleine page d’un magazine people : de quoi la rendre bien sympathique.

Depuis qu’elle a succédé à son père, en 2011, Marine Le Pen n’a eu de cesse de reprofiler son parti, de s’efforcer de le rendre fréquentable, d’en faire un parti « comme les autres ». Son œuvre de dédiabolisation a réussi, grâce aussi à la presse dite mainstream. Pendant les dernières semaines de campagne électorale, presse écrite, radio, télés n’ont cessé de booster la notoriété de Jordan Bardella, le président du RN. Il a été de loin le plus médiatisé des candidats aux législatives et a fait la Une de tous les magazines d’information. Son parti était véritablement au cœur du débat médiatique.

Certes, les médias du groupe Bolloré ont affiché publiquement leur sympathie pour l’extrême droite et leur aversion pour les formations de gauche. Mais ne nous y trompons pas : ils sont aussi cet arbre qui cache la forêt des médias dits traditionnels et respectables qui légitimisent ces idées réactionnaires, en se focalisant sur les thèmes chers au RN et en faisant passer les tenants des thèses de gauche pour de joyeux « Bisounours ».

Zemmour, condamné, mais partout sur les ondes

Le polémiste et président du parti d’extrême droite Reconquête Eric Zemmour avait, lors de la campagne présidentielle de 2022, largement profité d’une surexposition médiatique. Condamné pour provocation à la haine, il a pourtant bénéficié, lui aussi, de la banalisation de l’extrême droite par les médias traditionnels. En septembre 2021, France Info a encore réussi le tour de force d’en dresser le portrait sans que le mot « raciste » ne soit prononcé une seule fois, et sans évoquer ses condamnations pour provocation à la haine, leur préférant les termes « propos controversés » et « polémiques ».

« Le journalisme dominant a dépolitisé et banalisé le FN et Marine Le Pen, confirme l’Observatoire des médias Acrimed : En mars 2019, Nathalie Saint-Cricq (NDLR : alors cheffe du service politique de France 2) la déclarait‘‘hyper dédiabolisée’’, paraphrasée deux ans plus tard par sa consœur Léa Salamé face au président du RN, Jordan Bardella : ‘‘À force de vouloir banaliser votre discours, n’êtes-vous pas devenu banal ?’’ (France Inter, 28 sept. 2021) Jusqu’à réécrire l’histoire :‘‘Marine Le Pen n’a jamais véritablement eu de discours radicaux […]. Moi, je n’ai jamais vu de propos racistes dans un meeting.’’ (Dominique Reynié, France 5, 29 sept. 2021) »(1)

L’obsession sécuritaire s’est propagée à l’ensemble des partis et des médias, banalisant ainsi les messages du duo Le Pen-Bardella.
L’obsession sécuritaire s’est propagée à l’ensemble des partis et des médias, banalisant ainsi les messages du duo Le Pen-Bardella.

Pub médiatique pour les élus d’extrême droite et leurs théories

La dépolitisation extrême de la politique est désormais à l’œuvre dans les médias traditionnels où, à coups de grands portraits intimistes des ténors, ils les font entrer dans les chaumières françaises et font ainsi le jeu de l’extrême droite. Marine Le Pen dans une gazette populaire mais néanmoins respectable, posant à côté de ses chats, et Jordan Bardella avouant sa passion pour les pâtes italiennes et le pecorino : voilà de quoi les rendre bien sympathiques. La « pipolisation » de la politique : du pain béni pour une extrême droite dont les brebis galeuses et les semeurs de haine ont été, du moins en façade, sacrifiés sur l’autel de la bienséance et priés de ranger croix gammées et ouvrages négationnistes au vestiaire.

 Mais ce ne sont pas les seuls cadeaux que les médias offrent à l’extrême droite.

« Omniprésence des faits divers, pression des réseaux sociaux, ‘‘déploration’’ et émotion permanentes. A l’approche des élections législatives 2024, des voix, y compris au sein des rédactions, soulignent la responsabilité des journalistes dans la description d’une France qui colle étroitement à la vision politique de l’extrême droite », écrivait Le Monde au lendemain du scrutin européen (2).

Insécurité et faits divers à la Une

L’article du Monde de citer un reportage de BFM-TV dont l’équipe tombe sur Jean-Claude, électeur du RN « ‘‘ L’insécurité, tout ce qu’on voit… On peut même plus sortir. Vous ne voyez pas ? Vous prenez des coups de couteau…’’, justifie le quinquagénaire. ‘‘Pas ici, pas à Chivy !’’, l’interrompt le maire à ses côtés. ‘‘Pas à Chivy, non, mais il n’y a qu’à regarder les informations, ça craint !’’ »

Durant la dernière campagne législative express, les médias se sont fait un plaisir de relayer les prédictions d’émeutes, les perspectives d’un pays mis à feu et à sang, assénées sans relâche parles hommes au pouvoir. Avec, le plus souvent, des guillemets, ce qui n’a pas empêché la répétition de faire son effet. Le site Arrêt sur Images, qui observe et critique les comportements médiatiques, détaille (3) : « Comme Sud-Ouest, qui titre : ‘‘Alerte sur de possibles troubles graves’’ les soirs des élections et sur un‘‘risque de chaos à la rentrée’’, ou La Dépêche, qui annonce : ‘‘On peut avoir des manifestations qui dégénèrent’’. Le 26 juin, BFMTV fait un point étrange sur ‘‘ce que l’on sait des craintes de débordements en marge des élection’’, confondant craintes et risques. Puis, le 5 juillet, la chaîne titre sur le fait que Gérald Darmanin indique qu’ ‘‘il faut redouter des débordements’’ après le second tour. Ah, s’il le faut… » (…)

« Le 30 juin, poursuit Arrêt sur Images, Le Figaro titrait ‘‘Bien sûr qu’on est inquiets’’ dans un très long papier consacré aux commerçants de France et de Navarre, s’appuyant sur les nombreux articles des titres de presse, alertés de voir les vitrines de commerces se parer de contreplaqué. Pourtant, là déjà, le constat est finalement : ‘‘Pas d’incidents majeurs durant le premier tour ». N’oublions pas qu’on peut compter sur le ministère de l’Intérieur pour indiquer aux médias la moindre dégradation… Son service de presse n’a cependant pas donné suite à notre demande précise de décompte d’agressions et d’interpellations durant les deux tours. » (…) Lors du second tour, le Figaro a titré sur‘‘des premiers heurts à Paris et Rennes’’, mais sans en montrer aucun dans son reportage vidéo. »

Ces « discrètes » agressions racistes et contre des journalistes

Pour le sociologue italien Federico Tarragoni, le champ journalistique a clairement cédé au récit de la dédiabolisation. « Dans les années 1980-1990, les partis néofascistes se sont reconstitués avec un discours marketing social très séducteur pour les classes populaires que le Parti communiste avait commencé à délaisser. Au lieu de continuer de dire ‘‘on a affaire à un parti raciste’’, on a prétendu qu’ils proposaient ‘‘une politique sociale pour les oubliés de la mondialisation’’, participant ainsi de sa normalisation. » (4)

L’absence de heurts importants a généralement été passée sous silence dans les médias, relève Arrêt sur Images. De même que le fait que, « durant la campagne, des journalistes ont été menacé·es, insulté·es ou agressé·es. Soit à titre personnel, par racisme, comme Karim Rissouli ; soit sur le terrain en faisant leur travail, comme à Besançon ou à Groix. Des militant·es engagé·es pour le climat, des signataires de tribunes en faveur du barrage républicain ont aussi reçu des menaces, et des avocat·es ont été pris·es pour cible par le site d’extrême droite Réseau libre, relève Arrêt sur Images. (…) Le contexte – des élections nationales – doit alerter. Et résonner avec deux autres statistiques actuelles : les crimes et délits anti-LGBT, qui ont augmenté de 19% en 2023, et les crimes ou délits à caractère raciste, pour lesquels les services de sécurité ont enregistré 8 800 victimes selon les chiffres du ministère de l’Intérieur. 8846 très exactement, dont 459 victimes d’atteintes à la vie et violences physiques, soit 29% de plus qu’en 2022. » (5)

Le fruit, sûrement, de la banalisation du racisme, de l’homophobie et de la haine dans les discours politiques, bien au-delà des seuls RN ou Reconquête, conclut Arrêt sur Images…

Diane Bolet, spécialisée dans la sociologie électorale et l’étude de la montée de l’extrême droite en Europe, estime, toujours dans Le Monde, que la France ne vit que ses premiers pas dans la jungle médiatique dominée par l’extrême droite. Et de faire le parallèle avec l’Australie, où « le développement de tabloïds d’extrême droite, issus de l’empire de Rupert Murdoch, a entraîné l’ensemble de l’écosystème médiatique vers l’extrême droite. Trente ans après le début du phénomène, plus une seule chaîne, plus même un parti, y compris de gauche, ne parle d’immigration sans le considérer comme un problème. En France, on n’en est qu’à la genèse de ce processus ». (6)

Un écart que Vincent Bolloré compte bien combler, avec l’aide – inconsciente ? – de la presse démocratique. Qui ferait bien de se ressaisir …

(2) Comment les thèmes favoris du RN ont peu à peu colonisé les médias traditionnels, Aude Dassonville, Le Monde 26 juin 2024.

(3) « Violence par temps électoral, une arme politique », Isabelle Bordes, Arrêt sur Images, le 27 juillet 2024.

(4) « Comment les thèmes favoris du RN ont peu à peu colonisé les médias traditionnels », Le Monde, 26 juin 2024.

(5) idem (3)

(6) idem (4)

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