droits humains

Palestine-Israël : « Comprendre l’impasse pour en sortir »

Expliquer simplement l’histoire du conflit israélo-palestinien et déconstruire les mythes qui en biaisent la compréhension, c’est l’ambition salutaire du dernier livre de Michel Staszewski.

Michel Staszewski : « La clé de la paix est de revenir au principe que les êtres humains doivent être égaux en droits »
Michel Staszewski : « La clé de la paix est de revenir au principe que les êtres humains doivent être égaux en droits »

Ancien professeur d’histoire dans l’enseignement secondaire, Michel Staszewski vient de publier un livre sur l’histoire du conflit israélo-palestinien baptisé Palestiniens et Israéliens – Dire l’histoire, déconstruire mythes et préjugés, entrevoir demain. (1) L’ouvrage est remarquable à plusieurs titres.

Premier atout : la clarté pédagogique et le sens de la synthèse avec lesquelles il dresse un tableau d’ensemble des principales étapes l’histoire de la création de l’État d’Israël, de la colonisation, ainsi que du sort fait aux Palestiniens. Partant du constat que de nombreuses personnes trouvent le conflit israélo-palestinien « compliqué », disent « ne pas y comprendre grand-chose » et que ces mêmes personnes affirment souvent que ce conflit est « insoluble », l’auteur a tenté de relever ce double défi. Montrer, avec ses outils d’historien, qu’il était explicable et qu’il pouvait être résolu. Pari tenu : revenir aux faits et suivre leur enchaînement à partir des premières étapes de la colonisation permet à toute personne intéressée de comprendre les principales données de la situation. Des cartes, des repères chronologiques et une bibliographie commentée complètent l’analyse et facilitent la compréhension des lectrices et des lecteurs.

Deuxième atout : l’auteur analyse et critique sans détours l’idéologie qui a soutenu la colonisation juive de la Palestine, depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui, en tenant de lui donner une légitimité qui a pour nom « sionisme ». Chaque colonisation a mobilisé un ensemble d’idées pour justifier l’oppression des colonisés ainsi que le racisme et les crimes commis pour les priver de leur souveraineté. Ce fut vrai, hier, pour les colons américains par rapport aux Indiens, pour les Belges par rapport aux Congolais ou pour les colons français vis-à-vis des Algériens… A chaque fois un ensemble de préjugés sur l’histoire, la religion ou la prétendue « arriération » des colonisés viennent justifier la conquête, l’occupation, la domination et les crimes coloniaux. Il en est toujours de même aujourd’hui pour la colonisation israélienne. L’ouvrage prend le temps d’expliquer et de déconstruire les mythes sionistes qui servent de base à la propagande de l’État d’Israël pour empêcher la reconnaissance des droits des Palestiniens et légitimer ses crimes coloniaux.

Une responsabilité européenne

Sur ces bases solides d’une vision factuelle de l’histoire de la Palestine/Israël ainsi que d’une déconstruction des contrevérités propagées par la propagande coloniale, l’auteur nous permet de retrouver une compréhension des ressorts du conflit israélo-palestinien et d’entrevoir quels sont les problèmes politiques de fond qui doivent être résolus pour en sortir. En tant que citoyen, en Belgique, nous avons une responsabilité à exercer en la matière. En effet, les gouvernements occidentaux, mobilisés lorsqu’il s’agit de défendre l’intégrité territoriale de l’Ukraine face à la guerre d’agression russe, ne mettent en œuvre aucune sanction économique sérieuse vis-à-vis de la politique de colonisation menée, avec l’appui de l’armée, par l’État israélien au détriment des Palestiniens. Les Etats membres de l’Union Européenne, premiers partenaires commerciaux d’Israël, pourraient lui imposer de respecter les droits des Palestiniens et de reprendre le chemin des négociations de paix… s’ils le voulaient. Il nous appartient d’exiger que le gouvernement qui est censé nous représenter rompe avec sa pseudo-neutralité hypocrite et s’engage en ce sens.

Juif et antisioniste

A notre invitation, Michel Staszewski nous présente le contenu de son livre et lève le voile sur les motivations qui l’ont poussé à l’écrire. Celles-ci émanent non seulement d’un engagement antiraciste et en faveur des droits humains, mais aussi d’un engagement porté en tant que Juif. En tant que tel, l’écriture de son livre est également une façon de contester la prétention de l’État d’Israël et de certaines organisations communautaires de parler « au nom de tous les Juifs », ainsi qu’au nom des victimes du génocide nazi, pour justifier la colonisation et ses crimes. Combattre la confusion entre « Juif » et « soutien à la politique d’Israël » est, selon lui, essentiel pour lutter efficacement contre l’antisémitisme.

A cet égard, le rappel historique de Michel Staszewski apporte sa contribution à la déconstruction d’amalgames pernicieux, à l’heure où certains voudraient faire officiellement reconnaître a priori l’antisionisme comme une manifestation d’antisémitisme. Par exemple, en revendiquant que l’affirmation selon laquelle « l’existence de l’État d’Israël est le fruit d’une entreprise raciste » soit considérée comme un « refus du droit à l’autodétermination des Juifs » et à ce titre qualifiée (y compris juridiquement) d’antisémite (2).

Nous avons contacté le rédacteur en chef de la revue Regards du Centre Communautaire Laïc Juif, Nicolas Zomersztajn, et lui avons proposé, ainsi qu’à ses collaborateurs, de nous faire parvenir une contribution critique de deux pages sur le livre de M. Staszewski, faisant ressortir les principaux points de convergence ou de divergences éventuels. Et ce en vue de permettre à nos lectrices et lecteurs de remettre en perspective l’analyse de l’auteur et de leur offrir la possibilité de se forger leur propre jugement à partir de sources diverses. Le rédacteur en chef de Regards a aimablement répondu à notre sollicitation, tout en indiquant qu’il ne pouvait accéder à notre demande : « Je n’ai pas lu le livre et je ne compte pas le lire. Mes trois autres collaborateurs spécialistes de cette question ont réagi de la même manière. » Il reste à espérer que d’autres initiatives seront prises pour que de vrais débats publics, contradictoires et argumentés, puissent être menés sur l’histoire d’Israël/Palestine et sur la nature de l’idéologie sioniste. Michel Staszewski nous a indiqué qu’il serait, quant à lui, heureux d’y prendre part. Connaître les faits, en débattre de façon argumentée, sortir des représentations mythifiées de la réalité, ce n’est sans doute pas suffisant pour pouvoir la modifier et « sortir des impasses », mais c’est une étape nécessaire pour y arriver.

Ensemble ! : Avec quelle intention avez-vous publié votre dernier livre ? Comment vous situez-vous personnellement par rapport au sujet traité ?

Michel Staszewski : Le titre du livre résulte du choix de l’éditeur, que j’assume. L’intitulé que j’avais initialement prévu était « Palestiniens et Israéliens, comprendre l’impasse pour en sortir ». Celui-ci explicite sans doute mieux mon intention : m’adresser aux personnes qui ne comprennent pas le conflit israélo-palestinien, qui pensent que « c’est très compliqué », qu’« il n’y a pas de solution » et qu’« on n’en sortira jamais ». Depuis très longtemps, je suis persuadé que cette tragédie est parfaitement explicable et qu’on peut en sortir. Elle a une longue histoire mais, en se référant aux faits, son fil conducteur est facile à identifier, et on peut comprendre qu’il faut changer le cadre actuel des relations entre Palestiniens et Israéliens pour permettre une entente. Cela suppose de sortir des mythes qui entourent ce conflit dans notre monde occidental. Il faut sortir de la vision dominante qui est imprégnée de l’idéologie qui a sous-tendu la création de l’État d’Israël et qui biaise la compréhension des évènements, c’est-à-dire le sionisme. Par exemple, désigner l’État d’Israël (sa dénomination officielle) par les mots « État hébreu » ou « État juif », ainsi que cela se fait couramment dans nos médias, revient à invisibiliser la présence en son sein des 30 % de citoyens israéliens non-Juifs, dont plus de 20 % sont des Palestiniens. De même, sur de nombreuses cartes géographiques, les territoires palestiniens occupés depuis 1967 ne sont pas représentés comme tels. La Palestine n’est pas non plus présente dans les compétitions sportives, à l’Eurovision, etc.

Ce livre décrit l’idéologie sioniste et ses variantes ainsi que les principaux mythes qui servent à légitimer ce projet. Parmi ceux-ci, celui qui fait de la Bible un véritable livre d’histoire, mobilisable pour justifier des droits particuliers que les Juifs d’aujourd’hui auraient sur la « Terre d’Israël ». Pour trouver le chemin d’une paix juste, il faut déconstruire ces mythes qui nient les droits des Palestiniens. Ce livre se termine par une proposition de balises pour une résolution acceptable du conflit du point de vue des Droits humains. La clé de la paix me semble de revenir au principe que les êtres humains doivent être égaux en droits et que chaque communauté humaine existant en Palestine/Israël doit pouvoir se voir reconnaître les mêmes droits.

« Michel Staszewski, Palestiniens et Israéliens - Dire l’histoire, déconstruire mythes et préjugés, entrevoir demain, ed du Cerisier, 2023, 343 p. »
« Michel Staszewski, Palestiniens et Israéliens - Dire l’histoire, déconstruire mythes et préjugés, entrevoir demain, ed du Cerisier, 2023, 343 p. »

L’idée de ce livre a mûri en moi à l’époque où j’étais encore professeur d’histoire dans un établissement d’enseignement secondaire. Je me suis lancé dans sa rédaction une fois que j’en ai trouvé le temps, après avoir accédé à la retraite. J’y ai mis la dernière main en mars 2023. Il m’a fallu trois ans pour l’écrire et un an de plus pour le faire publier. C’est un livre que j’ai écrit en tant qu’historien, mais je ne suis pas neutre par rapport au sujet traité, qui peut l’être ? L’écriture de cet essai a des ressorts qui me sont en partie personnels. Je suis né dans une famille juive, de deux parents survivants de familles massacrées. J’ai reçu une éducation imprégnée par le souvenir des membres de ces familles que je n’ai pas connus, et par le sionisme, qui dominait après la Seconde Guerre mondiale parmi les Juifs d’Europe. J’ai commencé à me détacher du sionisme après un premier voyage effectué à l’âge de 14 ans en Israël, en 1967, après la « Guerre des six jours ». Voyage qui était organisé par un mouvement sioniste, le Centre communautaire laïc juif. J’avais quitté la Belgique heureux d’aller visiter « le pays des Juifs ». C’est sur place que je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas que des Juifs qui y vivaient et que j’ai commencé à me détacher de la vision sioniste.

Les dirigeants israéliens prétendent agir non seulement dans l’intérêt et au nom des Juifs israéliens mais aussi de ceux du monde entier. Ils convoquent sans cesse la mémoire des victimes du judéocide perpétré par les nazis pour justifier leurs choix politiques extrêmement racistes à l’encontre des Palestiniens. En tant que Juif, cela m’est particulièrement insupportable. Je leur dénie absolument le droit de parler en mon nom.

Certains lecteurs n’ont peut-être pas une compréhension très claire de ce que à quoi se réfère le terme « sionisme » …

C’est le sujet du premier chapitre de mon livre. Le sionisme est un projet politique qui se présente volontiers en tant que « mouvement de libération nationale du peuple juif ». Toutes tendances confondues, le but de ce mouvement est la création d’un « foyer national juif », un État susceptible d’accueillir tous les Juifs du monde qui le souhaiteraient. C’est un mouvement qui naît dans la seconde partie du XIXe siècle, alors que les Juifs de Russie sont victimes de graves persécutions.

Un moment important pour la fondation du sionisme a été, en 1896, la publication du livre « Der Judenstaat » – L’État des Juifs – par Theodor Herzl, un Juif de Budapest de culture allemande, correspondant de presse à Paris. Il y suit notamment l’affaire Dreyfus et est marqué par l’antisémitisme qui s’exprime à cette occasion, qui contredit l’image idéalisée qu’il avait de la République française. La conclusion qu’Herzl en tire est que jamais les Juifs ne pourront vivre en paix en tant que minorités, qu’ils sont voués à être éternellement victimes d’antisémitisme et qu’il faut donc créer un « État-refuge », capable d’accueillir les Juifs du monde entier, pour ainsi les mettre à l’abri des discriminations et des persécutions. Le livre qu’il écrit est un manifeste en faveur de cette idée et constitue un programme politique exposant les moyens de sa réalisation. Le moyen proposé est l’obtention de l’appui des grandes puissances coloniales afin que celles-ci cèdent aux partisans du sionisme un territoire pour y créer cet État juif. Initialement la question de la localisation de cet État n’était pas tranchée. C’est seulement lors du VIIe Congrès sioniste, en 1905, que le choix de la Palestine pour y établir cet État devint définitif. En 1917, alors que son armée conquiert la Palestine aux dépens de l’Empire ottoman, le gouvernement britannique décide de soutenir le projet sioniste. Ce soutien sera constant jusqu’en 1939.

Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, le mouvement sioniste est resté minoritaire parmi les Juifs. Pour la majorité des juifs religieux, il s’agissait d’un mouvement impie, qui précipitait l’idée d’un rassemblement à Jérusalem avant le retour du Messie. Pour les marxistes, il s’agissait d’un mouvement entaché de nationalisme, de colonialisme et d’une démission face à l’antisémitisme. Pour les libéraux, c’était un mouvement qui s’opposait à leur orientation en faveur d’une assimilation dans les pays dans lesquels ils se trouvaient. Ainsi, la plupart des Juifs persécutés en Russie et dans d’autres pays d’Europe orientale à la fin du XIXe et au début du XXe siècle n’ont pas cherché à rejoindre la Palestine mais se sont plutôt orientés vers d’autres pays alors ouverts à l’immigration : les États-Unis, le Canada, l’Argentine ou certains pays d’Europe occidentale.

La situation en la matière fut complètement modifiée par la Seconde Guerre mondiale. Le judéocide nazi a décimé plus de la moitié des Juifs d’Europe. 95 % des Juifs de Lituanie ont été assassinés, 90 % en Pologne, 60 % aux Pays-Bas, 40 % en Belgique, 25 % en France… Ce fut évidemment un évènement extrêmement traumatisant pour les Juifs européens. Il a grandement contribué à populariser le sionisme parmi les Juifs européens survivants.

Au lendemain de la guerre, il y onze millions de personnes déplacées en Europe, parmi lesquelles des centaines de milliers de Juifs. Par exemple, deux de mes cousins polonais qui étaient les seuls survivants de leur famille après la guerre ont été pris en charge par le mouvement sioniste et envoyés en Palestine. L’un fondera une famille en Israël, où il est finalement décédé. L’autre finira par se réinstaller en Pologne.

Le sionisme, c’est non seulement un projet colonial de rassemblement des Juifs au sein d’un même État, mais aussi une idéologie qui sert à légitimer la création de cet État réservé aux Juifs…

Le mouvement sioniste légitime en effet la création de « l’État juif » en Palestine à travers une série de mythes fondateurs, que je détaille dans mon livre. Tout d’abord le mythe du « retour des Juifs » selon lequel les Juifs de par le monde seraient de lointains descendants des Hébreux qui auraient été chassés de Palestine après la chute du second temple à Jérusalem (en 70 après J-C.). Cette vision est mythique, comme le démontre de façon convaincante notamment l’historien israélien Shlomo Sand dans ses livres Comment le peuple juif fut inventé (2008) et Comment la terre d’Israël fut inventée (2012). Il n’y pas eu d’exil massif des Juifs en l’an 70, mais une dissémination du judaïsme par conversion pendant la période où le judaïsme fut une religion prosélyte (environ du IIe siècle avant J.C. au VIIIe siècle après J.C.) qui cherchait, comme le christianisme, à se répandre par conversion. Entre autres par la conversion de chefs d’État, par exemple dans le royaume d’Adiabène en Anatolie au 1er siècle, dans le Royaume d’Himyar dans ce qui est aujourd’hui le Yémen au Ve siècle, au Maghreb au VIIe siècle ou dans le royaume des Khazars (en Ukraine actuelle) au VIIIe siècle.

Un autre mythe fondateur du sionisme est l’idée selon laquelle tous les Juifs du monde forment un seul peuple. Or, si l’on considère les définitions communément admises aujourd’hui de ce qu’est un « peuple », il faut pour ce faire un territoire commun, une langue ou d’importants éléments culturels communs et une conscience de faire partie d’une même nation. En réalité, le seul point commun de communautés juives aussi dispersées que celles d’Amérique du Sud, d’Afrique du Nord, d’Inde, d’Europe et d’Israël, est la religion, même s’ils ne la pratiquent pas partout de la même manière. Ces Juifs « dispersés » ne parlent pas la même langue, ne s’habillent pas de la même manière, n’écoutent pas les mêmes musiques, ne mangent pas la même nourriture, n’ont pas de devenir commun, etc.

Il y a également des détournements de sens opérés par les sionistes. Par exemple, celui de l’expression « l’an prochain à Jérusalem », qui fait partie de la liturgie juive. Celle-ci est interprétée par les sionistes comme un appel permanent au « retour » en « Terre d’Israël » pour y recréer un État juif. En fait, pour les Juifs religieux, il s’agit de proclamer l’espérance de l’arrivée d’un Messie (un messager de Dieu) qui annoncera à Jérusalem le moment tant attendu de la rédemption des Juifs, regroupés alors en « Terre sainte », celui où les vivants retrouveront les morts, où Dieu pardonnera à tous. Mais cette rédemption doit être méritée par le respect scrupuleux des commandements divins.

Le sionistes revendiquent le droit pour les Juifs, « peuple sans terre », de se « réinstaller » en Palestine, « une terre sans peuple »…

Un des mythes sionistes est effectivement l’inexistence d’un peuple palestinien. Selon cette vision, il y avait bien des habitants en Palestine avant la colonisation juive, mais ils ne constituaient pas un peuple à part ; ils faisaient partie d’un vaste « peuple arabe », indifférencié. En tant que tels, ils pourraient très bien aller vivre ailleurs, dans d’autres pays du vaste « monde arabe ». La négation des droits des populations locales n’est pas propre au colonialisme israélien. Ça a été le cas pour toutes les colonies de peuplement : l’Australie, les États-Unis, le Canada, l’Afrique du Sud… Partout le colonialisme s’est justifié en qualifiant les populations locales « d’arriérées », de « sous-développées », etc. Pour les sionistes, c’est notamment passé par l’idée que c’était le mouvement colonial juif qui a développé l’économie de ce pays, qui a fait « faire fleurir le désert ». Ainsi, par exemple, en 1941, Chaïm Weizmann, alors président de l’Organisation sioniste mondiale (et futur premier président de l’État d’Israël) déclara à l’ambassadeur d’URSS à Londres : « On appelle souvent l’Arabe le fils du désert, mais il serait plus juste de le qualifier de père du désert. Sa fainéantise et son archaïsme sont tels qu’il transforme un jardin florissant en désert. » Ils vont jusque-là dans la négation du développement économique avant la colonisation sioniste d’une société palestinienne structurée, ayant un développement économique propre. Le réalisateur Eyal Sivan a déconstruit ce mythe, dans son film « Jaffa. La mécanique de l’orange » (2009), en prenant l’exemple des plantations d’orangers de la ville palestinienne de Jaffa. Celles-ci sont aujourd’hui devenues emblématiques de l’économie israélienne alors qu’en fait elles préexistaient à la colonisation sioniste. La conscience nationale palestinienne s’est développée sur le territoire dont les frontières ont été établies par la colonisation britannique, contre celle-ci et contre la colonisation de peuplement sioniste. Les Palestiniens ont très vite compris que cette dernière constituait une menace pour eux.

Votre livre resitue historiquement les différentes vagues de l’immigration sioniste en Palestine ainsi que les principales étapes de la construction de l’ « État juif ». Dans ce cadre, une date clé est 1948…

Après la Seconde Guerre mondiale, en 1946, il y a plus de 100.000 soldats britanniques mobilisés en Palestine pour maintenir l’ordre colonial. Le gouvernement anglais souhaite se désengager et, en février 1947, il décide de s’en remettre à l’Onu pour décider de l’avenir du pays. Cela aboutira à l’adoption, en novembre 1947, de la résolution 181 de l’Assemblée générale de l’Onu en faveur de la création d’un État juif sur 56 % du territoire de la Palestine britannique, ainsi que d’un État arabe sur 43 % et d’une zone internationale sur 1 % (Jérusalem, Bethléem) (voir la carte 1). Le vote a été emporté, par 33 votes pour, 13 contre et 10 abstentions, grâce à une convergence de soutien du bloc pro-américain et du bloc de l’Est, dominé par l’URSS. A l’époque, il n’y a que 57 États membres de l’Onu, dont six États arabes et trois États d’Afrique noire. Cette décision était extrêmement favorable aux colons sionistes et aux Juifs de Palestine, qui n’étaient propriétaires que d’environ 6,5 % de la superficie de la Palestine mandataire et ne constituaient que moins d’un tiers de sa population.

Carte 1 - 1947. Le plan de partage la Palestine de l’ONU adopté en le 29 novembre 1947 (résolution 181 de l’Assemblée des Nations Unies). En bleu, le territoire prévu pour l’État juif, en beige le territoire prévu pour l’État arabe. « Cette décision était extrêmement favorable aux colons sionistes et aux Juifs de Palestine, qui n’étaient propriétaires que d’environ 6,5 % de la superficie de la Palestine mandataire et ne constituaient que moins d’un tiers de sa population. »
Carte 1 - 1947. Le plan de partage la Palestine de l’ONU adopté en le 29 novembre 1947 (résolution 181 de l’Assemblée des Nations Unies). En bleu, le territoire prévu pour l’État juif, en beige le territoire prévu pour l’État arabe. « Cette décision était extrêmement favorable aux colons sionistes et aux Juifs de Palestine, qui n’étaient propriétaires que d’environ 6,5 % de la superficie de la Palestine mandataire et ne constituaient que moins d’un tiers de sa population. »

 Le territoire qui leur est attribué est alors peuplé d’environ 558.000 juifs, 405.000 Arabes sédentaires et 105.000 bédouins semi-nomades. Ce qui pose évidemment un « problème démographique » aux partisans de l’« État juif ».

Dès le vote de ce plan de partage, celui-ci est refusé par les Arabes de Palestine. Commence alors une véritable guerre civile. Les milices sionistes y démontrent rapidement leur supériorité militaire. A partir du mois d’avril 1948, elles mettent en œuvre le « plan Dalet » qui a pour but de provoquer le départ d’un maximum d’Arabes des territoires contrôlés par les sionistes. Cela passe notamment par des massacres de civils arabes, dont celui des habitants du village de Der Yassin, qui crée un climat de terreur dans la région et pousse à la fuite les habitants arabes des villages environnants. Le 14 mai 1948, jour prévu par les Britanniques comme le dernier jour de leur mandat sur la Palestine, David Ben Gourion, président de l’Agence juive, proclame unilatéralement la naissance de l’État d’Israël. A cette date, près de 400.000 Palestiniens ont déjà été expulsés ou ont fui le territoire sous contrôle sioniste. C’est un fait généralement occulté dans le narratif sioniste, qui imprègne l’opinion publique occidentale (3). Le 15 mai 1948, des contingents militaires libanais, syriens, irakiens, égyptiens et transjordaniens entrent en Palestine. Les forces israéliennes l’emportent une nouvelle fois, d’autant plus facilement que les sionistes ont un accord secret avec le roi de Transjordanie et avec les Britanniques, prévoyant que les forces armées transjordaniennes n’interviendraient pas sur le territoire dévolu à l’ « État juif », selon le plan de partage voté par l’Assemblée générale de l’Onu.

En échange de quoi une souveraineté leur serait reconnue sur le territoire attribué à l’« État arabe » palestinien. Au début de l’année 1949, la victoire est acquise pour les Israéliens et la surface occupée par Israël est passée de 56 à 78 % de la Palestine mandataire (voir la carte 2). Jérusalem est partagée entre Israël et la Transjordanie, qui annexe toute la Cisjordanie et change de nom pour devenir la Jordanie. L’Égypte administre, quant à elle, sans l’annexer, la bande de Gaza. Le 11 mai 1949, l’Assemblée générale de l’Onu admet l’État d’Israël en son sein, sous la condition de son acceptation de sa résolution 194 (le droit au retour des réfugiés palestiniens). Dans les faits, à la fin des hostilités, entre 750.000 et 800.000 Palestiniens ont été expulsés du territoire désormais sous domination israélienne et seront empêchés d’y revenir. C’est ainsi que l’État d’Israël a été fondé sur des opérations militaires de nettoyage ethnique.

Carte 2 : 1949 – Ligne d’armistice avec les Etats arabes. Situation militaire en Palestine au 6 avril 1949. US Govt - Truman Library. En vert la partie attribuée à l’État juif par le plan de partition de l’ONU. En rouge les gains territoriaux de l’armée israélienne. « A la fin des hostilités, entre 750.000 et 800.000 Palestiniens ont été expulsés du territoire désormais sous domination israélienne et seront empêchés d’y revenir ».

Une autre date-clé du conflit israélo-palestinien, est la « guerre des six jours » de 1967. Avant de lire votre livre, je croyais naïvement qu’il s’agissait d’une guerre déclenchée par les États arabes…

En 1967, j’avais 14 ans et, étant engagé dans le mouvement de jeunesse du Centre communautaire laïc juif, c’est également le narratif que l’on m’avait présenté et auquel j’avais cru : Israël est agressé, il faut descendre dans la rue et crier «Israël vivra ». La vérité historique est autre. Cette « guerre préventive » a en fait été déclenchée par l’armée israélienne, qui disposait d’une nette supériorité militaire sur les États arabes voisins. Après six jours de guerre, cette armée occupa l’ensemble du territoire de la Palestine mandataire, ayant conquis la Cisjordanie, Gaza, Jérusalem-Est ainsi que le désert du Sinaï (qui sera rendu par étapes à l’Égypte entre 1979 et 1982) et le plateau syrien du Golan (voir la carte 3). Mais cette fois-ci, contrairement à ce qui s’était passé en 1948-49, les forces israéliennes n’ont réussi à chasser « que » 250.000 Palestiniens de Cisjordanie. La majorité de ceux-ci sont restés sur place. Ils sont aujourd’hui 3 millions, ce nombre comprenant les Palestiniens de la partie Est de Jérusalem, annexée de fait dès 1967.

Carte 3 : 1967 – Territoires occupés par Israël depuis 1967. En vert les gains territoriaux d’Israël considérés comme « territoires occupés » depuis 1967 au point de vue du droit international. « Après six jours de guerre, l’armée israélienne occupa l’ensemble du territoire de la Palestine mandataire, ayant conquis la Cisjordanie, Gaza, Jérusalem-Est ainsi que le désert du Sinaï (qui sera rendu par étapes à l’Égypte entre 1979 et 1982) et le plateau syrien du Golan. »
Carte 3 : 1967 – Territoires occupés par Israël depuis 1967. En vert les gains territoriaux d’Israël considérés comme « territoires occupés » depuis 1967 au point de vue du droit international. « Après six jours de guerre, l’armée israélienne occupa l’ensemble du territoire de la Palestine mandataire, ayant conquis la Cisjordanie, Gaza, Jérusalem-Est ainsi que le désert du Sinaï (qui sera rendu par étapes à l’Égypte entre 1979 et 1982) et le plateau syrien du Golan. »

En 1993, il y a eu l’adoption d’un plan de paix entre l’Organisation de Libération de la Palestine et le gouvernement israélien…

Les Palestiniens n’ont jamais accepté le sort qui leur a été fait par l’État d’Israël. Ils ont toujours résisté, sous des formes diverses. Parfois sous forme d’émeutes, parfois sous forme de « terrorisme », au sens où il s’agit de créer un climat de terreur dans la population de l’adversaire dans un but politique, pour faire prendre en compte une revendication. Il y a eu des détournements d’avions, des prises d’otages, des attentats…

Au début des années 1990, les États-Unis font pression sur le gouvernement israélien pour qu’il conclue un accord avec l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP), jusque-là considérée comme « terroriste ». Cela aboutit aux « accords d’Oslo » en 1993. Ceux-ci prévoyaient, d’une part, la reconnaissance par l’OLP de l’État d’Israël dans ses frontières de 1949, de l’autre la reconnaissance, par Israël, de l’OLP comme représentante du peuple palestinien ; ainsi qu’un processus qui devrait amener à la reconnaissance dans les cinq ans d’un État Palestinien dans les territoires non occupés avant 1967 (Cisjordanie, Jérusalem-est, Gaza). Les questions du droit au retour des réfugiés palestiniens et celle du statut de Jérusalem devaient faire l’objet de discussions ultérieures. Force est de constater que la mise en place de cet accord a été progressivement abandonnée. Plus de 60 % de la Cisjordanie est restée sous le contrôle total d’Israël. « L’Autorité palestinienne » créée en application des accords n’exerce un contrôle limité que sur des territoires complètement parcellisés (voir la carte 4).

Carte 4 : 1995 - Zones « autonomes » palestiniennes de Cisjordanie. (publiée dans le livre de M.S., p. 329.). En brun (zone A) : Territoires sous contrôle de l'Autorité palestinienne. En beige (zone B) : Territoires sous contrôle mixte. En bleu (zone C) : Territoires sous contrôle israélien exclusif. « Plus de 60 % de la Cisjordanie est restée sous le contrôle total d’Israël. L’Autorité palestinienne créée en application des accords n’exerce un contrôle limité que sur des territoires complètement parcellisés. »
Carte 4 : 1995 - Zones « autonomes » palestiniennes de Cisjordanie. (publiée dans le livre de M.S., p. 329.). En brun (zone A) : Territoires sous contrôle de l'Autorité palestinienne. En beige (zone B) : Territoires sous contrôle mixte. En bleu (zone C) : Territoires sous contrôle israélien exclusif. « Plus de 60 % de la Cisjordanie est restée sous le contrôle total d’Israël. L’Autorité palestinienne créée en application des accords n’exerce un contrôle limité que sur des territoires complètement parcellisés. »

Un des apports de votre livre, c’est le tableau que vous dressez des conditions de vie des populations palestiniennes dans les territoires où Israël exerce sa souveraineté, qui sont très contrastées selon l’endroit où elles vivent …

Israël organise une multiplicité de statuts pour ses populations palestiniennes, mettant ainsi en œuvre le vieux précepte « diviser pour régner ». Il s’agit, pour le pouvoir sioniste, de conserver une majorité non seulement démographique mais aussi politique… et ce alors même que sur l’ensemble du territoire de la Palestine mandataire, les non-Juifs sont probablement aujourd’hui majoritaires. Il y a un quart des Palestiniens auxquels Israël reconnaît des droits politiques (droit de vote, etc.) tout en les traitant de façon discriminatoire, ceci au sein du territoire acquis avant 1967. Mais trois quarts des Palestiniens qui vivent sous le contrôle de l’État d’Israël sont privés de tous droits politiques au sein de celui-ci : ceux de Gaza, de Jérusalem-Est (4) et de Cisjordanie, qui vivent sous administration militaire. La liberté de déplacement des Palestiniens est complètement ou partiellement niée, avec des différences importantes selon la zone dans laquelle ils résident.

Après la perte du contrôle militaire égyptien sur Gaza en 1967, des colons sionistes s’y étaient implantés. Ces colonies seront évacuées par Israël en 2005. Depuis lors, les Palestiniens habitant la bande Gaza – actuellement 2 millions trois cent mille personnes – subissent un blocus extrêmement sévère : avec la collaboration des autorités égyptiennes, l’État d’Israël en contrôle tous les accès, tant terrestres que maritimes et aériens. En 2006, le Hamas a gagné les élections qui ont été organisées dans ce territoire. Depuis la prise du pouvoir totale par le Hamas en 2007, la bande de Gaza est qualifiée « d’entité hostile » et traitée comme telle par les gouvernements israéliens : rationnement de l’approvisionnement en eau potable, en nourriture, en médicaments, en carburant, en électricité ; assassinats « ciblés », bombardements, incursions militaires périodiques.

En 2018, le parlement israélien a adopté une « loi fondamentale » sur « l’État nation du peuple Juif » qui institutionnalise l’État d’apartheid en Israël. Elle a enlevé à la langue arabe son statut de langue officielle, réaffirmé qu’Israël est « l’Etat-nation du peuple juif », et de celui-là seulement. Elle présente également la colonisation comme une « valeur nationale ». Celle-ci concerne l’ensemble du territoire sous contrôle israélien, qu’il s’agisse des territoires occupés en 1967 ou du territoire de l’État d’Israël dans ses frontières de 1949. Comme, par exemple, l’évincement de communautés bédouines de certaines régions du désert du Negev/Nakab pour y établir de nouvelles colonies juives.

En Israël, il y a une différence entre la citoyenneté et la nationalité, ce que l’on ne connaît pas en Europe. Les droits des citoyens israéliens sont différents selon leur « nationalité » (juive, arabe, druze, bédouine, circassienne, arménienne). Toute une série d’institutions paraétatiques réservent certains droits aux citoyens israéliens de « nationalité juive ». Par exemple, le Fonds national Juif, contrôle un grand patrimoine foncier dont il a pour mission de réserver la jouissance (en usufruit ou en pleine propriété) aux seuls Juifs.

C’est également sur une base ethnique et discriminatoire que l’État d’Israël fixe les conditions d’immigration et de déplacement. En contravention avec le droit international, les Palestiniens exilés ou enfants d’exilés, soit plus de six millions de personnes, sont privés du droit au retour dans leur pays d’origine. Une grande partie d’entre eux vivent encore aujourd’hui dans des camps de réfugiés, notamment au Liban, en Syrie et en Jordanie. Inversement, depuis 1950, une « loi fondamentale » israélienne, reconnaît « le droit au retour » et à la citoyenneté israélienne à toute personne, d’où qu’elle provienne, reconnue comme juive par les autorités. Ainsi, moi, né d’une mère juive, malgré mes opinions, je pourrais de plein droit, si je le souhaitais, m’établir demain en Israël. Tandis que mes amis palestiniens exilés en Belgique n’ont pas le droit de retourner s’établir en Israël.

Carte 5 : 2012 - Carte du blocus de la bande de Gaza. D'après « Gaza in 2020 : a liveable place ? », rapport de l'Onu d'août 2012. En rouge : zone interdite. En rose : zone à haut risque. « Depuis 2007, les Palestiniens habitant la bande Gaza - actuellement 2 millions trois cent mille personnes - subissent un blocus extrêmement sévère. »
Carte 5 : 2012 - Carte du blocus de la bande de Gaza. D'après « Gaza in 2020 : a liveable place ? », rapport de l'Onu d'août 2012. En rouge : zone interdite. En rose : zone à haut risque. « Depuis 2007, les Palestiniens habitant la bande Gaza - actuellement 2 millions trois cent mille personnes - subissent un blocus extrêmement sévère. »

Estimez-vous que le terme « d’apartheid » est pertinent pour qualifier le régime israélien ?

Oui. L’État d’Israël pratique l’apartheid depuis sa création. Ce qui constitue, selon le droit international, un crime contre l’humanité. Ce qui a évolué, c’est que depuis quelques années ce fait a été progressivement reconnu par des organisations de défense des droits humains (B’Tselem en Israël, Human Rights Watch, Amnesty International, la Fédération internationale des droits humains) et même par le Cesao (Comité économique et social pour l’Asie du Sud-ouest), une institution de l’Onu. Cet apartheid concerne non seulement les Palestiniens des territoires occupés qui sont soumis à l’arbitraire des autorité militaires d’occupation, mais aussi les Palestiniens détenteurs de la citoyenneté israélienne. Mais aucun État occidental n’en a tiré la conclusion qu’il faut tout faire pour que soit mis fin à ce régime profondément raciste. De la même façon que ceux-ci avaient longtemps refusé de s’opposer au régime d’apartheid qui a été en vigueur en Afrique du Sud jusqu’au début des années 1990.

Le massacre de civils israéliens et la prise d’otages perpétrée par le Hamas à partir de Gaza au début du mois octobre 2023 a constitué une surprise. Pourriez-vous expliquer quelle était la situation à Gaza avant cet évènement ?

Le blocus complet de Gaza dure depuis dix-sept ans. Selon le droit international, il est parfaitement illégal et inhumain. En 2012, un rapport de l’Onu prévoyait que la situation à Gaza serait « invivable » d’ici à 2020. En 2017, un autre rapport onusien affirmait déjà que la situation sur ce territoire était effectivement devenue invivable. Les habitants de Gaza ne peuvent pas faire du commerce avec l’extérieur, ni avoir accès à toutes les matières premières nécessaires. La majorité des gens se trouvent sans emploi, dans une situation de survie qui ne tient qu’au soutien humanitaire de l’Onu. La population de Gaza souffre depuis très longtemps de malnutrition, de manque d’électricité, de carburants, d’eau potable, de soins de santé et de perspectives de vie. C’est une population très jeune, et la plupart de ces jeunes n’ont connu que ce blocus. La situation épouvantable dans laquelle les Gazaouis se trouvent du fait de cet interminable blocus n’a suscité aucune réaction de la part des États occidentaux et de l’UE. Cette dernière est pourtant le premier partenaire économique de l’État d’Israël et dispose de ce fait d’un moyen de pression très efficace pour faire pression sur les dirigeants israélien pour faire en sorte que cette tragédie humanitaire cesse. Les États européens portent donc une grande responsabilité par rapport à la situation actuelle.

S’attaquer de façon indiscriminée à des civils, les prendre en otage, comme l’a fait le Hamas, sont des crimes de guerre que je condamne. Je peux toutefois comprendre ce qui les a provoqués. Les Gazaouis ont été placés dans une situation à ce point désespérante que certains en sont devenus littéralement fous de haine. On sait depuis longtemps qu’énormément de Gazaouis souffrent de graves problèmes psychologiques. De très nombreux enfants, du fait des privations et des fréquentes attaques meurtrières de l’armée israélienne, vivent dans une terreur permanente et souffrent, entre autres, d’incontinence. En 2018, de jeunes Gazaouis, dont une bonne partie sont des enfants de familles de réfugiés de 1948, issues notamment des villages environnants, ont par milliers participé à des « marches du retour » vers les limites de la bande de Gaza. Ils se sont fait militairement refouler par l’armée israélienne au prix de nombreux morts, blessés et handicapés. Depuis lors, la situation n’a cessé de se dégrader pour les Gazaouis et les gouvernements israéliens se sont encore radicalisés, dans l’indifférence quasi générale du monde occidental.

Le Hamas, qu’est-ce que c’est ?

Le Hamas est issu du mouvement des Frères Musulmans, qui visait à islamiser la société. Durant une assez longue période, ses activités essentielles furent le développement d’œuvres charitables et de services sociaux. Ce mouvement a longtemps été toléré alors qu’Israël exerçait un contrôle militaire direct sur la région. Il a même été soutenu par les gouvernements israéliens successifs, dans l’espoir de diminuer l’influence du Fatah, le principal mouvement de résistance palestinien alors dirigé par Yasser Arafat et considéré par eux comme « terroriste ». Le Hamas s’est militarisé à l’occasion de la « première Intifada », le soulèvement palestinien qui s’est déclenché en 1987. En 1988, le Hamas s’est doté d’une charte fondatrice extrêmement antisémite. Toutefois, dans le programme sur la base duquel il avait gagné les élections à Gaza en 2006 (les dernières en date), il avait fait preuve d’une évolution politique considérable, avait renoncé aux actions à caractère terroriste et était prêt à partager le pouvoir avec le Fatah. Dans cette perspective, il s’était déclaré prêt à accepter l’établissement d’un État palestinien sur les 22 % du territoire de la Palestine mandataire non occupés avant 1967. Je pense donc qu’en 2023, appréhender le Hamas exclusivement à travers sa charte de 1988 ou ses actions terroristes est une erreur et relève de la mauvaise foi de la part de ceux qui veulent perpétuer la diabolisation du Hamas. Car cela leur donne un argument pour rejeter toute idée de solution négociée puisque « avec des terroristes, on ne discute pas ». Comme c’était le cas pour le Fatah lorsqu’il était considéré comme une « organisation terroriste ». N’oublions pas que l’armée israélienne a, tout au long de son histoire et jusqu’à ce jour, mené très régulièrement des actions terroristes pour faire en sorte que les Palestiniens des territoires occupés « se tiennent tranquilles ».

Bien qu’ils se soient tous deux rendus responsables d’actions que l’on peut qualifier de « terroristes », je ne considère pourtant ni le Hamas comme une « organisation terroriste », ni Israël comme un « État terroriste ». Si c’était le cas, je devrais logiquement souhaiter la destruction des deux « car on ne discute pas avec des terroristes ». Ce n’est pas comme ça qu’on pourra un jour mettre fin à ce qu’il est convenu de nommer « conflit israélo-palestinien ». Il faudra bien qu’ils se parlent, qu’ils négocient. Et d’ailleurs, ils le font… sous la pression des opinions publiques locales ou extérieures et de certains États.

Le titre de votre livre se termine par « entrevoir demain »…

En tant qu’historien, je ne peux que constater qu’aucun conflit n’est éternel. Il en sera de même pour le conflit israélo-palestinien. Mais combien de temps encore pour sortir de l’impasse ? Combien de souffrances, de misère et de morts ? Je n’en sais rien. Ce dont je suis sûr, c’est que l’on ne parviendra pas à la paix sans en finir avec l’apartheid israélien. Israël en tant qu’État ethnoreligieux devant à tout prix dominer ou évincer un autre peuple, ce qu’il ne parvient pas à faire, est dans une impasse. A la base du projet sioniste, il y avait le projet de faire de l’État juif un refuge pour les Juifs en danger partout dans le monde. Il est au contraire devenu l’endroit du monde où le nombre de Juifs mourant de mort violente est le plus élevé. L’explication de cela est évidente : c’est le prix à payer pour les humiliations, discriminations et persécutions qu’il inflige sans arrêt aux Palestiniens qui, eux, ne s’y résignent pas.

En finir avec les politiques racistes de l’État d’Israël est également essentiel pour combattre efficacement l’antisémitisme partout ailleurs dans le monde. Vu la poussée de violence qui se produit en Israël-Palestine, la menace de passages à l’acte antisémites très violents augmente, tant en Belgique que dans d’autres pays. L’attentat antisémite qui s’est produit au Musée juif de Bruxelles en 2014 était indéniablement lié aux événements de l’époque en Israël/Palestine. Le risque que des crimes similaires se reproduisent augmente dans le contexte actuel. Le discours dominant en Europe occidentale, largement véhiculé par les médias, et qui est influencé par la propagande sioniste, tend à faire croire à l’opinion publique que, partout dans le monde, les Juifs sont solidaires de l’« État juif ». Ce qu’accrédite le « droit au retour »  dont « bénéficient » potentiellement tous les Juifs ainsi que le fait qu’un certain nombre d’institutions juives ayant pignon sur rue proclament publiquement leur soutien indéfectible à l’État d’Israël. De ce fait, nombreuses sont les personnes qui croient sincèrement que tous les Juifs ont une double nationalité, dont l’israélienne. Ou du moins qu’ils soutiennent l’État d’Israël et qu’ils se sentent plus attachés à ce pays-là qu’à celui dans lequel ils vivent. Ainsi, par exemple, un de mes collègues enseignant, m’a un jour demandé de bonne foi, à la veille des vacances scolaires d’été, si j’allais « retourner dans mon pays » durant mes vacances…

Une telle confusion favorise, par ailleurs, la diffusion de la négation du judéocide nazi. Au cours de ma carrière d’enseignant dans le secondaire, j’ai malheureusement plusieurs fois constaté que certains élèves étaient sensibles à cette idée. Leur raisonnement était généralement du type : « Puisqu’Israël mobilise sans cesse le génocide des Juifs pour justifier ses politiques racistes, il s’agit probablement d’une exagération ou d’une invention ». J’ai donc dû parfois prendre du temps avec ces élèves pour travailler cette question d’une façon pédagogique, en leur demandant de justifier leur point de vue à partir de sources (qui renvoyaient souvent au livre négationniste publié par Roger Garaudy en 1995) pour déconstruire ensuite ensemble les mensonges et raisonnements spécieux qu’elles contenaient.

En finir avec le sionisme aura un prix pour les Israéliens. Ils se sont approprié des terres et d’autres biens qui ne leur appartenaient pas. Ils se sont approprié un pays. Il faudra bien qu’ils reconnaissent un jour leurs torts. Les responsables de crimes de guerre et de crimes contre l’Humanité devront être poursuivis en justice. Pour que les victimes pardonnent, il faudra que les coupables reconnaissent leurs crimes. C’est le prix d’une future réconciliation. Vu les malheurs et les haines accumulées, cela prendra du temps. Mais c’est possible : les Français et les Allemands ont bien fini par se réconcilier, alors que trois terribles guerres les ont opposés en un siècle. Et l’Afrique du Sud a tourné la page de l’apartheid…

Comment se situent les organisations juives en Belgique par rapport au sionisme ? Vous-mêmes, vous êtes aujourd’hui engagé au sein de l’Union des Juifs progressistes de Belgique (UPJB)…

Le Comité de coordination des organisations juives de Belgique (CCOJB) regroupe la plupart des organisations juives francophones de Belgique. Celui-ci s’est fixé comme une de ses principales missions le « soutien par tous les moyens appropriés à l’État d’Israël » en tant que « centre spirituel du judaïsme et havre pour les communautés juives menacées ». C’est la raison pour laquelle l’UPJB n’en est pas membre. Pour nous l’État d’Israël n’est pas central dans notre identité, nous ne nous sentons pas représentés par lui et sommes, au contraire, critiques par rapport à sa politique. Par ailleurs, l’UPJB ne se qualifie pas d’antisioniste mais de non-sioniste. L’association n’est pas un parti politique et différentes sensibilités coexistent en son sein. Personnellement, je me présente comme antisioniste et le revendique ouvertement parce que je pense que cette idéologie est nuisible et qu’il faut la combattre. Je pense que c’est important qu’il y ait des Juifs qui le fassent. Non seulement parce que c’est juste, mais aussi pour lutter contre les idées reçues de type « Juif = soutien à l’État d’Israël ». Cet engagement politique rejoint mon engagement global contre toutes les formes de racisme. C’est une idée que je porte également en interne au sein de l’UPJB. On se qualifie « de gauche », ce qui signifie en principe que l’on est pour l’égalité, contre toute forme de racisme et de discrimination. Pour moi, cela devrait logiquement nous amener à l’antisionisme, puisque Israël, tel qu’il s’est créé, est consubstantiellement un État raciste qui organise la discrimination.

Il y a aussi de véritables antisémites qui se présentent comme « antisionistes »…

Absolument. Ils doivent être démasqués. Leurs discours et leurs actions nuisent non seulement aux Juifs mais aussi à la cause palestinienne qu’ils entachent considérablement.

Avez-vous parfois des débats publics sur le conflit israélo-palestinien entre Juifs sionistes et antisionistes ? Avez-vous reçu des réactions du côté sioniste à la publication de votre ouvrage ?

Je suis ouvert aux débats publics avec des sionistes. J’ai déjà participé à de tels débats mais c’est très rare. En général, les sionistes les refusent. L’UPJB a été contactée plusieurs fois pour participer à des émissions de télévision dans lesquelles un de ses représentants ou de ses représentantes aurait dû se trouver face à l’ambassadeur d’Israël. A chaque fois, l’UPJB a accepté d’y aller. A chaque fois, l’Ambassade d’Israël a décliné l’invitation à partir du moment où l’UPJB faisait partie du panel. Quelle a, à chaque fois, été la réaction de la télévision ? Elle a systématiquement supprimé le débat. Nous avons cependant un jour eu un échange avec un conseiller de l’Ambassade d’Israël, dans une tout autre configuration : à huis clos, seulement avec les membres de l’UPJB. Il semblait un peu perdu parmi nous, essayant de nous expliquer que le conflit israélo-palestinien n’avait pas pour enjeu la possession du territoire…

(1) Palestiniens et Israéliens – Dire l’histoire, déconstruire mythes et préjugés, entrevoir demain , Ed. du Cerisier, 2023.

(2) Arnaud Lismond-Mertes, Redéfinir l’antisémitisme ?, Ensemble! n° 101, décembre 2019.

(3) Les manuels d’histoire du monde francophone en sont imprégnés. Cf. à ce sujet, pour la France, R. Lombard et M. Pacouret (coord.), Israël-Palestine. Le conflit dans les manuels scolaires, Syllepse, 2014 et, pour la Belgique, M. Satszewski, « Le conflit israélo-palestinien selon deux manuels scolaires utilisés en Belgique. Un parti pris inacceptable », in Points critiques n° 359 (octobre 2015) pp. 20 à 23 et n° 360 (novembre 2015) pp. 15 à 17 ( à lire sur : Le blog de Michel Staszewski: Un parti pris inacceptable (michel-staszewski.blogspot.com).

(4) Les Palestiniens de Jérusalem-est, auxquels n’a pas été octroyée la citoyenneté israélienne, ont cependant le droit de vote aux élections municipales mais pas celui de présenter un candidat-maire issu de leur communauté.

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