extrême droite
Meloni ou l’hybridation idéologique
Depuis un peu plus d’un an au pouvoir, Meloni s’est évertuée à concilier sa conversion au néolibéralisme et ses origines post fascistes. Et elle entend bien faire la démonstration que son modèle d’unification de la droite et de l’extrême droite est exportable en Europe. Pari osé, mais qu’elle compte bien gagner.
Même si elle était prévisible, la victoire de l’extrême droite aux élections législatives du 25 septembre 2022 fut un réel traumatisme. Certes, le terrain avait été préparé par vingt ans de Berlusconisme qui l’avait déjà associée au pouvoir en lui accordant une nouvelle légitimité au nom d’un anticommunisme sans communisme (2). Et la faillite du centre gauche qui avait peu à peu perdu ses racines populaires faisait place nette à ceux qui en Italie, comme ailleurs en Europe, prétendent désormais incarner les laissés pour compte de la politique traditionnelle. Bien sûr, on savait que l’Italie n’allait pas vivre une nouvelle ère mussolinienne, mais on ne mesurait pas la portée des changements provoqués par la formation d’un gouvernement associant un parti post fasciste, les Fratelli d’Italia, l’extrême droite souverainiste de la Lega et la droite berlusconienne (Forza Italia). L’attelage n’était pas inédit, mais le rapport de force avait changé : c’était désormais l’extrême-droite qui dominait et pouvait imposer sa politique.
A noter que la plupart des médias et des commentateurs – même les plus avertis – utilisent le qualificatif de « centre-droit » pour désigner cette alliance. Ce faisant, ce sont eux qui banalisent d’extrême droite.
Du néolibéralisme sur un vieux fond de fascisme
Un peu plus d’an après la formation du gouvernement Meloni (le 22 octobre 2022), on peut commencer à dresser un bilan provisoire de ce bouleversement politique. Il est frappant — et significatif — de noter que la majorité des analystes et des observateurs insistent et se limitent à ce qu’ils appellent la «normalisation» des héritiers du fascisme. En endossant les habits du pouvoir, Giorgia Meloni se serait en quelque sorte coulée dans les normes des démocraties libérales. Il est vrai qu’en matière socio-économique et en politique étrangère notamment vis-à-vis de l’Europe et du camp occidental, le président du Conseil (qui veut que sa fonction soit exclusivement déclinée au masculin) s’est effectivement éloigné de son programme et de ses promesses électorales. Cela ne signifie pas pour autant que Meloni ait renoncé aux fondements mêmes de sa base idéologique. Plus que d’une normalisation, on devrait parler d’une hybridation idéologique qui tente de fondre le vieux fond hérité du fascisme dans les exigences du néolibéralisme et de l’atlantisme, conditions sine qua non d’une participation au pouvoir en Europe occidentale.L’addition des mesures nationalistes, conservatrices et autoritaires aux diktats du libéralisme européen peut à terme produire un mélange détonant qui risque de mettre en danger les droits démocratiques les plus élémentaires. De ce point de vue, encore une fois, on peut dire que l’Italie est un champ d’expérimentation (le fameux «laboratoire politique»), mais cette fois pour les visées de l’extrême droite européenne.
Un peu plus d’an après la formation du gouvernement Meloni (le 22 octobre 2022), on peut commencer à dresser un bilan provisoire de ce bouleversement politique. Il est frappant — et significatif — de noter que la majorité des analystes et des observateurs insistent et se limitent à ce qu’ils appellent la «?normalisation?» des héritiers du fascisme. En endossant les habits du pouvoir, Giorgia Meloni se serait en quelque sorte coulée dans les normes des démocraties libérales. Il est vrai qu’en matière socio-économique et en politique étrangère notamment vis-à-vis de l’Europe et du camp occidental, le président du Conseil (qui veut que sa fonction soit exclusivement déclinée au masculin) s’est effectivement éloigné de son programme et de ses promesses électorales. Cela ne signifie pas pour autant que Meloni ait renoncé aux fondements mêmes de sa base idéologique. Plus que d’une normalisation, on devrait parler d’une hybridation idéologique qui tente de fondre le vieux fond hérité du fascisme dans les exigences du néolibéralisme et de l’atlantisme, conditions sine qua non d’une participation au pouvoir en Europe occidentale.L’addition des mesures nationalistes, conservatrices et autoritaires aux diktats du libéralisme européen peut à terme produire un mélange détonant qui risque de mettre en danger les droits démocratiques les plus élémentaires. De ce point de vue, encore une fois, on peut dire que l’Italie est un champ d’expérimentation (le fameux «laboratoire politique»), mais cette fois pour les visées de l’extrême droite européenne.
Le chercheur Lorenzo Castellani (3) utilise le vocable de «technosouverainisme» pour qualifier la séquence politique à l’œuvre en Italie. Elle s’est déroulée en trois phases marquées par l’émergence du populisme anti politique du mouvement des Cinque Stelle, une longue saison technocratique entrecoupée de coalitions d’union nationale (du gouvernement Monti en 2011 au gouvernement Draghi en 2021-2022) appuyée avec plus ou moins d’enthousiasme par les partis traditionnels de la droite et du centre-gauche, et enfin la phase nationaliste et souverainiste dominée par la Lega et les Fratelli d’Italia. Trois phases qui se sont développées, chacune à leur manière, sur un rejet de la politique et la délégitimation des partis traditionnels. Il faut ajouter que le ventennio (4) de Berlusconi avait déjà, lui aussi, largement surfé sur un certain populisme anti politique susceptible de nourrir les développements qui allaient suivre.Lorenzo Castellanni utilise également l’expression de «technopopulisme» pour désigner cette hybridation idéologique portée par Meloni. Castellani précise :«On entendra par technopopulisme une organisation du pouvoir politique caractérisée par des interactions entre démocraties nationales, systèmes de capitalisme avancé à l’échelle globale, institutions supranationales, systèmes d’information ou communications technologiques envahissantes, et nouveaux mouvements politiques radicaux» (5).
Jouer sur les deux tableaux
Ces tentatives de définition sont certes stimulantes du point de vue politologique, mais elles n’indiquent pas pour autant le contenu des politiques menées depuis un an par le gouvernement Meloni. Il faut d’abord rappeler que durant le gouvernement Draghi, en dehors de Sinistra Italiana (un petit groupe de gauche radicale), les Frattelli d’Italia seront la seule opposition, une opposition que Meloni voudra constructive et loyale. Il n’empêche que ce statut d’opposante unique augmentera sa popularité auprès des couches populaires qui se sentent abandonnées par la politique de Draghi alignée sur les contraintes européennes. Déjà Meloni joue sur les deux tableaux, car l’opposante et le président du Conseil entretiennent de bonnes relations qui se poursuivront après la chute de celui-ci, et durant toute la campagne électorale de 2022. La politique socio-économique de Meloni s’en ressentira. Comme dans le domaine de la politique internationale, elle va se glisser sans difficulté dans les pas de Draghi et se convertir rapidement aux exigences européennes. Elle va reprendre les grandes lignes du PNRR (Plan National de Relance et de Résilience qui représente pour l’Italie quelque 195 milliards d’euros) déjà fixées par l’ancien directeur de la Banque centrale européenne. En dépit des difficultés techniques éprouvées par plusieurs de ses ministres inexpérimentés pour boucler leurs dossiers, qui témoignent de la faiblesse globale de son entourage politique. Par ailleurs, Meloni prend toujours la précaution d’insérer dans un projet largement néolibéral quelques mesures protectionnistes isolées (et généralement mineures) destinées à rassurer son électorat de base. Elle donnera, par exemple, satisfaction aux gérants des plages privées qui refusent l’attribution par offres publiques de leurs activités dont ils ont aujourd’hui le monopole ou encore, elle autorise le paiement en liquide jusqu’à 5.000 euros (la limite était auparavant de 1.000 euros). Autant de mesures qui favorisent les petits indépendants…et la fraude fiscale. En quelque sorte, Meloni s’adapte tout en prenant soin de maintenir quelques accents qui rappellent son programme. La Commission européenne s’en irrite mais sait, que pour l’essentiel, le gouvernement italien ne déroge pas à ses exigences.
Austérité et protectionnisme
On retrouve la même philosophie dans l’établissement du budget. Les chiffres de l’économie italienne ne sont pas bons : une dette publique qui atteint 147 % du PIB, un déficit public de 4,6 % et un taux de croissance de seulement 0,7%. Le tout avec un taux d’inflation qui tourne encore autour des 5 %. Bien entendu, la Commission et les marchés financiers surveillent de près toutes les décisions budgétaires de Rome. Tout en espérant vainement une prolongation de la suspension des critères du Pacte de stabilité, Meloni a choisi de se plier aux contraintes de Bruxelles. Un budget d’austérité donc, mais avec, ici aussi, quelques mesures destinées à satisfaire sa base électorale. Si elle a dû renoncer à la flat tax de 15 % (impôt forfaitaire pour les revenus jusqu’à 85.000 euros) que son allié Mateo Salvini, dont c’était le cheval de bataille, n’a pu imposer, elle a accordé des réductions fiscales aux revenus bas et moyens. De même, elle a pris des dispositions pour annuler les amendes et les dettes fiscales. Et cela, alors que l’Italie occupe la première place des pays industrialisés en matière d’impôts impayés (estimés à 27 % du produit fiscal global). Parallèlement le budget 2024 prévoit de tailler dans les retraites des employés des services publics et de couper dans les dépenses de santé publique. Et en matière d’accession à la retraite, en 2011 la loi Fornero (gouvernement Monti) avait établi dans la douleur l’âge de la retraite à 67 ans.En 2019,le gouvernement Conte 1 avait adopté une mesure provisoire qui prévoyait ce que l’on appelle la «Quota 100». Autrement dit la possibilité de partir à la retraite à 60 ans avec 40 annuités de contribution. Meloni adopte la Quota 103 (62 + 41) avec un durcissement des prestations de retraite. Ici encore, Meloni revient sur ses promesses électorales. Enfin pour convenir à Bruxelles, le budget prévoit aussi un programme de privatisations non encore précisées, mais qui va à l’encontre de la tradition historique plutôt étatiste de l’extrême droite italienne.
Une guerre contre les pauvres
Voilà autant d’éléments, dans le domaine budgétaire, qui témoignent de la conversion libérale des Fratelli d’Italia. Mais il en est deux autres sans doute encore plus significatifs. Il y a d’abord la suppression du revenu de citoyenneté (6) qui avait été instauré par les Cinque Stelle et qui est désormais également défendu par le PD (Parti démocratique,centre-gauche). Avec un certain cynisme, Giorgia Meloni a choisi la date du 1er mai (2023) pour annoncer cette suppression et son remplacement par un «chèque d’insertion» aux conditions d’accès particulièrement drastiques. Il s’agit pour la Première ministre de lutter « contre l’assistanat» et de favoriser l’emploi… Si le montant était insuffisant, le mécanisme imparfait et souvent mal appliqué, il avait néanmoins permis à un million de familles de ne pas sombrer dans la pauvreté absolue. Malgré la modestie de son montant (550 euros par famille), sa suppression entrainera des conséquences sociales catastrophiques. Il faut savoir qu’en 2022, 9,7 % de la population italienne vit dans la pauvreté absolue (7). Ce qui représente 2,18 millions de familles et 5,6 millions de personnes (8). La pauvreté relative touche 11 % de la population, soit 2, 8 millions de familles et 8,6 millions de personnes. De plus, les travailleurs pauvres — ceux dont le salaire ne suffit pas à sortir de la pauvreté — représentaient 14,7 % de la population en 2022. L’Institut National des Statistiques qui fournit ces chiffres estime que le revenu de citoyenneté a permis d’éviter un million de pauvres supplémentaires. Bien entendu,Girogia Meloni n’est pas responsable de cette situation provoquée par des décennies de politiques d’austérité mises en œuvre y compris par les gouvernements auxquels participait le PD. Mais la décision de supprimer le revenu de citoyenneté ne pourra qu’aggraver la situation sociale. De même que son refus d’instaurer un (modeste) salaire minimum de 9 euros de l’heure réclamé par les syndicats, le PD et les Cinque Stelle (ces deux derniers s’étant bien gardés d’instaurer la mesure lorsqu’ils étaient au gouvernement). Pour les syndicats, ce n’est pas une guerre contre la pauvreté, mais une guerre contre les pauvres.
Au chapitre de la transition écologique, le bilan est simple : le gouvernement s’aligne sur les positions des grands groupes industriels. Il vient de nommer une commission qui est chargée de revoir toutes les règles en matière environnemental : parmi les 50 experts, un grand nombre de techniciens et d’avocats liés au lobby des industries de l’électricité, du gaz, du pétrole et de construction immobilière.
Un souverainisme limité
Si Giorgia Meloni a intégré sans trop de difficulté la doxa néolibérale en matière socio-économique, elle n’a pas non plus dû produire trop d’efforts pour s’inscrire dans l’atlantisme européen. Elle s’est rapidement détachée de ses amitiés russes que continuaient à cultiver Matteo Salvini et feu Berlusconi pour déclarer un soutien inconditionnel à l’Ukraine (9) et plus largement à la politique atlantiste. Ce qui lui a valu à Washington ce bon point de Joe Biden : «Nous sommes devenus amis», une petite phrase qu’elle brandit désormais comme une décoration. L’eurosceptique s’est rapidement rapprochée de Bruxelles et en particulier la présidente de la Commission Ursula Von der Leyen. On a vu combien Meloni a rapidement assimilé et souscrit aux contraintes économiques de l’Union. Dans ce domaine, sa marge de manœuvre était, il est vrai, limitée. Par contre sur le plan strictement politique, renonçant à son euroscepticisme militant, elle tente de cultiver un souverainisme «limité» : adhésion aux grandes lignes de la politique des 27 (si tant est qu’elles existent), mais aussi défense des intérêts nationaux (tant que faire se peut) et des frontières. Le 14 septembre dernier encore, elle se rendait à Budapest pour participer au 5eme Congrès démographique où elle retrouvait ses accents de campagne pour déclarer : «Défendre l’humanité (…), c’est défendre les familles, défendre les nations, défendre l’identité, défendre Dieu et toutes les choses qui ont construit notre civilisation» (10). Il s’agit, encore une fois, pour Meloni de cultiver un double jeu : s’intégrer dans le jeu des démocraties libérales tout en maintenant des éléments de connivence avec ses alliés naturels. La question est d’autant plus complexe qu’elle semble vouloir jouer un rôle dans la constitution de la nouvelle majorité issue des élections européennes de juin 2024. Les Fratelli d’Italia appartiennent au groupe «Conservateurs et Réformistes» (droite nationaliste et factions d’extrême droite), tandis que la Lega se retrouve avec toute l’extrême droite européenne la plus affirmée (AFD, RN, Vlaams Belang, etc.) et que Forza Italia est toujours membre du PPE. Aujourd’hui Meloni pourrait se tourner vers le PPE, ce qui ne sera pas sans poser de sérieux problèmes avec la Lega. Mais de ce point de vue, rien n’est joué.
Lutter contre les migrants
Si Giorgia Meloni a donc choisi de s’adapter au modèle néolibéral et atlantiste tout en prenant la précaution de maintenir des marqueurs propres à ses origines idéologiques (fascistes et progressivement post-fascistes), dans trois domaines elle entend bien maintenir une ligne fidèle à son programme : les problèmes sociétaux, la révision de l’histoire et les questions constitutionnelles.
Dans la surenchère avec la Lega, Meloni a fait de la lutte contre les migrants une de ses priorités. Durant toute sa campagne, elle avait annoncé triomphalement que son gouvernement organiserait le blocus naval (militaire) pour empêcher les embarcations des migrants et les navires de secours des ONG d’accoster en Italie. La militarisation de la question migratoire est d’ailleurs toujours son objectif (notamment avec la volonté d’installer des camps fermés surveillés par l’armée). Mais le principe de réalité, les obligations internationales qui ne peuvent être totalement violées et des réticences institutionnelles ont rapidement démontré que le blocus naval était impossible. Sa politique migratoire a été un échec, comme d’ailleurs celle des gouvernements précédents. Meloni elle-même a reconnu que, dans ce domaine, son gouvernement «aurait pu faire mieux». En février 2023, suite au drame de Curto (dans les Pouilles) où un navire en perdition a coulé à quelques mètres du rivage, provoquant la mort de 94 migrants (dont 35 mineurs), le gouvernement a décrété l’ « état d’urgence migratoire» qui limite le droit d’intervention des ONG et supprime de fait la «protection spéciale» qui était accordée pour raisons humanitaires, et à certaines conditions, à ceux qui avaient été déboutés du droit d’asile. La tragédie de Curto est sans doute aussi symbolique d’un état d’esprit propre au gouvernement d’extrême droite (même si les équipes précédentes ne sont pas exemptes de responsabilité dans ce domaine). Trois responsables de la Guardia di Finanza (chargée avec les garde-côtes d’intervenir en cas de danger) sont sous enquête judiciaire, accusés de ne pas avoir empêché le drame. Une enquête journalistique internationale a, elle, mis directement en cause les responsabilités des autorités italiennes qui avaient bien été averties par l’agence Frontex (agence européenne de surveillance) du danger encouru par l’embarcation (11). Cette absence de réaction des autorités s’ajoute à la banalisation du discours raciste dont Salvini est le champion et à la criminalisation des migrants et de ceux qui leur manifestent leur solidarité (12). L’actuel ministre de l’Intérieur (La Lega) avait pour sa part traité les candidats réfugiés recueillis par des navires humanitaires de «charges résiduelles». Pour le reste, le gouvernement Meloni ne fait pas autre chose que ses prédécesseurs et s’inscrit dans la politique cynique de l’Europe qui sous-traite la gestion migratoire notamment à la Tunisie ou la Libye où les candidats réfugiés sont traités dans les pires conditions. L’accord avec la Tunisie est aujourd’hui suspendu. Et Meloni, à l’image de la Grande-Bretagne qui voulait envoyer les demandeurs d’asile au Rwanda (13), vient de signer un accord avec l’Albanie. C’est une première en Europe. Tirana va créer deux centres de tri fermés où les migrants recueillis par les navires militaires italiens seront directement envoyés. Cette «externalisation migratoire» se déroulera dans des conditions juridiques les plus incertaines et provoquera de nouvelles situations inextricables et dramatiques.Mais il ne faut pas s’y tromper : ici aussi Meloni veut faire figure de précurseur, et bon nombre de dirigeants européens -l’Allemagne en tête– seraient prêts à la suivre sur ce terrain.
Depuis le début de l’année l’Italie connait, il est vrai, une augmentation certaine des arrivées de migrants (145.000) dont l’objectif est généralement de gagner des pays du Nord, et en particulier l’Allemagne (14). La solidarité européenne ne joue que très peu. Racisme ordinaire, criminalisation et déshumanisation des migrants s’ajoutent à la faillite de la politique gouvernementale en la matière.
Dieu, famille, patrie
Si la politique migratoire de Meloni est un échec,dans les autres domaines, elle entend bien imprimer sa marque idéologique originelle sous le double mot d’ordre «Dieu, famille, patrie»et de la «loi et l’ordre» (15). Son premier acte législatif a été l’interdiction de rave-party dont on pouvait craindre qu’elle puisse s’appliquer à toute manifestation publique. Suite aux réactions de l’opposition et aux manifestations du monde associatif et syndical, elle a été obligée de faire marche arrière sur ce deuxième point. En novembre dernier, de son côté , Mateo Salvini, qui est aussi le ministre des Transports, s’en est pris au droit de grève. Il a décidé d’utiliser la réquisition lors des cinq journées de grève générale décrétées par la CGIL et l’UIL pour protester contre l’austérité budgétaire (16). C’est la première fois en Italie qu’une grève générale est déclarée illégitime par les autorités (gouvernement et Commission dite de « garantie » qui contrôle le bon fonctionnement administratif du pays) (17). Cette décision purement politique laissera des traces.
Sur le plan sociétal, sans toucher à la loi qui a dépénalisé l’avortement, elle met tout en œuvre pour le mettre hors de portée des femmes qui en font la demande. De son côté, la ministre «de la Famille et de la Natalité» (nouvelle appellation) avait déclaré avant d’entrer en fonction que «l’avortement n’était pas un droit». Dans le même registre, Meloni a donné ordre de ne pas inscrire à l’état civil un enfant né de deux parents du même sexe (GPA). D’une manière générale, elle tente de réduire les droits des minorités, qu’il s’agisse de la communauté LGBTQI + ou, bien sûr, comme on l’a vu, des migrants.Il y a donc bien un autre visage de Meloni, plus conforme à ses origines politiques. Même si elle affirme que «l’ère fasciste appartient à l’histoire», et qu’elle a condamné les lois raciales du régime mussolinien, elle n’a jamais renié ses affiliations idéologiques. D’ailleurs, le logo des Fratelli d’Italia comprend toujours la flamme tricolore que l’on retrouve sur le tombeau de Mussolini et qui était l’emblème du MSI (Movimento Sociale Italiano) parti néofasciste fondé en 1946 par Giorgio Almirante (18) où Meloni a fait ses premières armes politiques et où elle a milité jusqu’en 1995 avant de rejoindre, jusqu’en 2009 et sous le même drapeau,l’Alleanze Nazionale qui avait succédé au MSI.
Révisionnisme historique
Il est un point fondamental sur lequel l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite est en train de modifier la nature même de l’état et de la société italienne : c’est celui de l’antifascisme qui est la base de la Constitution italienne. Et c’est même, on va le voir, une tentative de remettre en cause la Constitution elle-même qui va de pair avec un certain révisionnisme historique.Certes, il est toujours demeuré en Italie des racines fascistes comme en témoignaient dans les années 1970 les actes terroristes, les manœuvres des services secrets infiltrés et même une tentative de coup d’État avorté. Et, par ailleurs, vingt ans de berlusconisme avaient déjà préparé le terrain. Mais aujourd’hui, l’histoire est devenue un champ de bataille privilégié des Fratteli d’Italia. Il s’agit en général de tout mettre en œuvre pour nier la spécificité des crimes fascistes et de les englober dans une condamnation générale de tous les «régimes totalitaires». Meloni souhaiterait transformer la fête nationale du 25 avril qui célèbre la victoire de la Résistance sur le fascisme en une fête de «concorde nationale». Quant à Ignazio La Russa, président du Sénat (19) qui est le plus souvent en charge de rassurer la part nostalgique de l’électorat des Fratelli d’Italia, il affirme, de son côté, et contre toute évidence, qu’«il n’existe pas de référence à l’antifascisme dans la constitution». La Russa, désormais deuxième personnage de l’Etat, s’est fait une spécialité de la déformation (ou même de la falsification) historique. La commémoration du massacre des Fosses Ardéatines (près de Rome) où 335 juifs et résistants avaient été assassinés le 24 mars 1944 par les nazis,en représailles à un attentat des partisans contre la police liée à la Gestapo (33 morts), a été emblématique de ce point de vue. Giorgia Meloni avait évoqué ceux qui avaient été tués «seulement parce qu’ils étaient italiens» escamotant la réelle identité des victimes. Quant à La Russa il avait rajouté qu’« il ne s’agissait pas d’une des pages les plus glorieuses de la Résistance qui avait tué des demi-pensionnés d’une fanfare et non pas des SS (20), sachant de plus quelles représailles s’abattraient sur la population, antifasciste ou non »? (21).
De provocations en contrevérités, et de retouches et semi-reculades, les Fratelli d’Italia tentent de façonner une nouvelle mémoire italienne qui se nourrit du révisionnisme historique. On y verra un signe supplémentaire dans les nominations récentes à la RAI dont les figures progressistes ont été peu à peu bannies (22) et la désignation de l’intégriste Gennaro Sangiuliano à la tête du ministère de la Culture chargé lui aussi de construire un «nouveau récit italien», basé sur l’identité nationale et les valeurs traditionnelles.Pour ce faire, le ministre vient de nommer à la tête de prestigieuses institutions culturelles (Musée national d’art contemporain de Rome, Biennale de Venise, Piccolo Théâtre de Milan) des personnalités connues essentiellement pour leur passé militant à l’extrême droite néofasciste. L’extrême droite italienne, comme toutes celles qui progressent en Europe, a compris que la victoire politique passait par une bataille culturelle. Elle a emprunté en le travestissant le concept d’hégémonie culturelle cher à Gramsci. Mais, pour rester dans le même registre, elle ne dispose pas des «intellectuels organiques» pour imposer rapidement sa marque.
La Constitution italienne de 1948 qui est une des plus progressistes au monde (son article premier déclare que la République est basée sur le droit au travail) a pour ciment l’antifascisme. C’est lui qui, depuis lors, a organisé les fondements de la vie politique. Et c’est bien cette valeur fondatrice que les Fratelli d’Italia entendent mettre en cause. Faute de pouvoir restaurer le fascisme (qui demeure le rêve des nostalgiques — minoritaires — du parti), ils entendent bien se débarrasser de l’antifascisme au profit d’une sorte d’unanimisme national qui effacerait les différences et les responsabilités des conflits souvent sanglants qui ont marqué l’histoire de l’Italie du XXe siècle. Une manière pour l’extrême droite de retrouver une légitimité qu’elle a perdue dans l’aventure mussolinienne et la guerre civile menée ensuite aux côtés des nazis contre la Résistance.
La tentation autoritaire
Il est enfin un autre point de la Constitution que Meloni et ses amis entendent réviser. Outre l’antifascisme, il y a dans le texte fondamental une autre véritable obsession démocratique : celle de se protéger de la suprématie d’un pouvoir exécutif sans limites. C’est pourquoi le texte prévoit des garanties et des contrepoids pour protéger les libertés individuelles et les autres branches du pouvoir. Dans son programme, Meloni prévoyait de privilégier un régime présidentiel avec élection du chef de l’État au suffrage universel (désigné aujourd’hui au suffrage indirect par les deux chambres). Elle semble avoir changé d’avis en venant de proposer l’élection directe du Premier ministre, avec une restriction de fait du rôle du président de la République «notarisé» et, en cas de crise, l’impossibilité de chercher de nouvelles majorités au sein des assemblées sans passer par de nouvelles élections. Ce projet encore imprécis a peu de chance de recevoir l’appui nécessaire des deux tiers des représentants de la Chambre et du Sénat, et déboucherait sans doute sur un référendum à l’issue hasardeuse. Mais il témoigne des velléités autoritaires du gouvernement actuel.
Un an après son arrivée au pouvoir, le bilan de Meloni est contrasté. Comme on l’a vu, il est placé sous l’enseigne du double langage et de l’hybridation idéologique. Le mariage entre le libéralisme atlantiste et les racines post fascistes ne va pas sans heurts mais, jusqu’à présent, il fonctionne. Meloni fait partie de plein droit du club européen et occidental qui l’a acceptée sans restriction. En Italie, en dépit d’une situation économique et sociale difficile, elle bénéficie toujours de sondages positifs et avec des intentions de vote supérieures à ses résultats de 2022. Pour l’instant, malgré les maladresses et les insuccès, elle peut se permettre de claironner que son gouvernement ira au terme de la législature. Mais elle entend surtout faire la démonstration que son modèle d’unification de la droite et de l’extrême droite, sous la conduite de celle-ci, est réalisable et exportable en Europe. Et de ce point de vue, la contamination des idées d’extrême droite par la droite classique…et même par une partie de l’opinion (et parfois de certains partis) progressiste lui ouvre des perspectives. Certes, une opposition se dessine. Des mouvements et des associations démocratiques se manifestent, les syndicats prennent des initiatives, des partis (PD, Cinque Stelle, Sinistra Italiana) tentent d’organiser une riposte. Mais on est encore très loin d’une véritable alternative politique susceptible de forger un projet capable de contrecarrer l’extrême droite et de vaincre électoralement.
- Par Hugues Le Paige, journaliste-réalisateur (1)
(1) Cet article a été écrit le 15 novembre 2023. Voir aussi le blog de Hugues Le Paige https://leblognotesdehugueslepaige.be/
(2) Voir Le Paige, Double langage au gouvernement italien, Le Monde Diplomatique, décembre 2022 et https://leblognotesdehugueslepaige.be/meloni-an-i-le-janus-ideologique/
(3) Lorenzo Castellani est chercheur à la Luiss Guido Carli, Rome
(4) L’expression «Ventennnio» est utilisée pour désigner les vingt années du régime fasciste. Par extension, et ironiquement, elle désigne aussi les deux décennies dominées par Silvio Berlusconi.
(5) Voir La Revue Le Gand continent https://legrandcontinent.eu/fr/2018/03/16/lere-du-technopopulisme/ Et plus précisément : Lorenzo Castellani , Il poterevuoto, Le democrazie liberali e il ventunesimo secolo, Guerini e Associati, Milano, 2016 ( non traduit)
(6) Sans être identique, le revenu de citoyenneté est proche du «Revenu d’intégration sociale» (RIS) belge et du «Revenu de solidarité active» français. Son montant est inférieur (550 € par famille).
(7) Selon les critères de l’ISTAT (Institut National des Statistiques), la pauvreté relative se définit par un revenu inférieur à la moitié du revenu moyen de la région) tandis que la pauvreté absolue se caractérise par l’absence d’accès à une nourriture saine, à un logement décent, à l’électricité, à l’éducation et à une eau propre.
(8) Rapports sur la pauvreté de l’ISTAT, octobre 2022. Pour une analyse plus fouillée voir «Il Manifesto» 26/10/2023.
(9) Même si le 18 septembre dernier, Meloni s’est fait piéger par deux spécialistes russes des faux appels et qui s’étaient passé pour un hypothétique président de l’Union Africaine. Conversation au cours de laquelle elle déclarait voir « de la fatigue de toute part?» par rapport à la guerre en Ukraine. Au-delà de cette déclaration, l’incident a révélé une fois encore l’amateurisme de son entourage.
(10) Le Monde 15/09/2023
(11) Le Monde 02/06/23
(12) En avril dernier, le ministre de l’Agriculture (proche de Meloni) avait mis en garde contre le «remplacement ethnique» (La Repubblica 20/04.2023)
(13) Décision suspendue par la justice britannique.
(14) Si l’on prend les chiffres de 2022, il faut cependant noter que l’Italie a enregistré près de 88?000 demandes d’asile contre 156?000 en France et 243.000 en Allemagne. Et en un an la péninsule avait accueilli plus de réfugiés ukrainiens que de migrants subsahariens en trois ans. (Voir le dossier de Mediapart, «Série extrême-droite au pouvoir : le cas italien», Joseph Confavreux, 05/05/2023)
(15) Triptyque que l’on rencontre dans différents régimes d’extrême-droite.
(16) Deux des principaux syndicats. Historiquement la CGIL (Confederazione Generale Italiana del Lavoro) était lié au PCI et l’UIL (Unione Italiana del Lavoro) aux socialistes.
(17) A l’heure où ces lignes sont écrites, le mouvement de grève n’ a pas encore débuté.
(18) Les fondateurs du MSI sont d’anciens dirigeants de la République de Salo (RSI — République Sociale Italienne) créée en 1943 par Mussolini et soutenue par Hitler au lendemain de l’éviction du Duce.
(19) Et accessoirement collectionneur des bustes de Mussolini. Benito est par ailleurs son second prénom.
(20) Souligné par nous
(22) Même si tous les partis politiques italiens ont toujours bénéficié de la «lottizazione» (la lotisation) qui distribue les responsabilités culturelles (et autres) en fonction des résultats électoraux.