déontologie journalistique

De plus en plus de plaintes, et c’est tant mieux

Les plaintes introduites devant le Conseil de déontologie par les citoyens et citoyennes « consommateurs » de médias ne cessent d’augmenter. Et c’est plutôt bon signe…

François Jongen : « La catégorie "société civile" porte assez mal son nom. Elle comporte en effet des experts plus que des représentants "ordinaires" de la société civile. » crédit RTBF
François Jongen : « La catégorie "société civile" porte assez mal son nom. Elle comporte en effet des experts plus que des représentants "ordinaires" de la société civile. » crédit RTBF

La composition du CDJ est quadripartite : journalistes, rédacs chef, éditeurs et membres de la société civile. Il a été décidé d’ouvrir l’organe de régulation à des membres « consommateurs » des médias dans le but d’éviter au CDJ de tomber dans le piège de l’entre-soi, du corporatisme et de l’autojustification. Mais cette représentation n’en est pas moins délicate et limitée. On chercherait en vain, au sein du CDJ, des « citoyens ordinaires » qui, en tant que téléspectateurs, auraient un avis sur les news des JT de la RTBF ou de RTL. Celles et ceux qui ont fait partie du CDJ en tant que représentants de la société civile possèdent souvent des « compétences » en matière de presse : anciens journalistes, universitaires ou avocats spécialisés, professeurs en journalisme, etc.; on y trouve aussi des représentants d’associations actives dans le domaine des droits humains, c’est-à-dire des représentants de l’ « autorité morale » qui bénéficient d’une certaine visibilité médiatique.

Une « société civile » très… experte

Les six membres effectifs issus de ladite « société civile » sont actuellement Jean-Jacques Jespers (ex-journaliste à la RTBF et professeur de journalisme à l’ULB), Laurence Mundschau, professeure de communication à l’UCL), Florence Le Cam (professeure de journalisme à l’ULB), Caroline Carpentier (avocate spécialisée en droits d’auteur et en droit des technologies de l’information et de la communication), David Lallemand (ex-journaliste aujourd’hui conseiller en communication auprès du délégué aux droits de l’enfant) et Pierre-Arnaud Perrouty (directeur de la Ligue des Droits Humains). On est donc bien loin de l’implication du « grand public » telle qu’on pourrait l’entendre de prime abord. « Cette catégorie « société civile » porte assez mal son nom », estime dès lors François Jongen, professeur extraordinaire à l’UCL, avocat spécialiste du droit des médias, ancien directeur de TVLux et ancien membre suppléant du CDJ dans la catégorie « éditeurs ». « Elle comporte en effet des experts et non des représentants « ordinaires » de la société civile. » Jongen reconnaît cependant que la composition du CDJ a évolué ces dernières années et que la majorité des mandats représentant la « société civile » penche à présent vers une indépendance plus affirmée, « avec d’un côté les académiques et, de l’autre, des juristes qui ne sont pas liés à un groupe de médias et entretiennent donc une moins grande proximité. » Il n’empêche : la question du sens de cette troisième catégorie mériterait quand même, estime-t-il, d’être reposée. « Faut-il abandonner l’expression « société civile » pour la remplacer par celle d’experts ? Ou faut-il, tout au contraire, garder l’expression et changer la pratique ? Et qui doivent-il exactement représenter : le grand public ?, les consommateurs des médias ?, voire ceux qui peuvent être les victimes des médias (…) ? Et qui les désignera ? Idéalement, il faudrait trouver un mode de désignation indépendant de la volonté des deux autres groupes (NDLR : jusqu’à présent, ce sont les journalistes et les éditeurs qui désignent eux-mêmes les membres siégeant sur le banc de la société civile), mais ce n’est pas évident (…) Ces pistes mériteraient d’être explorées, conclut Jongen, si l’on veut éviter le sentiment d’entre-soi que le CDJ peut encore laisser aujourd’hui, et ce quelle que soit la qualité du travail qu’il réalise. »

Moins de cowboys parmi les éditeurs

On pourrait croire spontanément que la présence d’éditeurs responsables de médias, face à celle des journalistes, serait, presque par définition, la principale source de tensions au sein du CDJ, tant les impératifs de « rentabilité » des premiers peuvent entraver la réalisation d’un travail journalistique nuancé, recoupé, de qualité. « C’est faux, dément Jean-François Dumont, ancien rédacteur en chef du Vif/L’Express, ancien secrétaire général adjoint de l’Association des Journalistes Professionnels et ancien membre du CDJ. Les responsables des médias sont de plus en plus sensibles à la nécessité de respecter la déontologie journalistique. » Les coups de butoir contre le respect de la déontologie viennent parfois des rédactions elles-mêmes ou, plutôt, de ceux qui les dirigent. Il fut par exemple un temps où le rédacteur en chef des titres du groupe Sudpresse se vantait de ne pas se laisser affecter par la succession des avis négatifs du CDJ sur des articles publiés dans ses pages, et poussait sa rédaction à préférer les scoops à une info recoupée.

Le décret organisant le système des aides à la presse quotidienne inclut désormais en filigrane, parmi les critères d’éligibilité, le respect de la déontologie journalistique

Même si la situation n’est toujours pas parfaite, loin de là, le temps de la surenchère au détriment de la déontologie semble révolu. Le décret organisant le système des aides à la presse quotidienne inclut désormais en filigrane, parmi les critères d’éligibilité, le respect de la déontologie journalistique : il impose en effet l’adhésion des médias bénéficiaires de l’aide à la presse à l’Association d’autorégulation de la déontologie journalistique (AADJ), ce qui suppose que les médias en question s’engagent à respecter les principes de déontologie. Il arrive pourtant qu’ils y dérogent : pourraient-ils, dès lors, se voir priver des aides à la presse ? En théorie, oui. Mais en pratique, priver un quotidien des aides à la presse pour manquement à la déontologie serait assimilé à un coup porté à la liberté d’expression, et est donc politiquement impensable. Quoi qu’il en soit, la pression politique en faveur d’un meilleur respect, par la presse quotidienne, des règles déontologiques, conjuguée à la montée en puissance du rôle d’influence du CDJ, a quand même porté ses fruits : les différents médias, et les journalistes professionnels, semblent davantage redouter que par le passé d’être épinglés pour défaut de déontologie.

Pourtant, le nombre de plaintes à l’encontre des productions des journalistesont sensiblement augmenté au fil du temps. Ce paradoxe apparent illustre, en réalité, le fait que le grand public se sent de plus en plus concerné par le traitement médiatique de l’actualité – les clivages autour de la crise sanitaire n’ont pas été étrangers à ce surcroît d’implication -, et que le Conseil de déontologie journalistique a gagné en visibilité.  Parfois, le traitement de ces plaintes génère des débats très vifs entre les membres du CDJ, ce qui n’empêche pas l’immense majorité des décisions d’être prise au consensus.

(1) « L’autorégulation dans le cadre légal belge, ou l’oxymore de la déontologie », François Jongen, in Recherches en Communication n°54, 7/12/2022.

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