médias

Et dans la presse écrite ?

Ce dossier diversité fait la part belle à la façon dont la télévision, et plus particulièrement de la chaîne publique, reflète – ou pas – la diversité de la société belge, et du monde. Et pour cause : l’impact de l’image est plus fort encore que celui des mots. Mais la presse écrite joue évidemment, elle aussi, un rôle essentiel dans la construction et la déconstruction des stéréotypes. Coup de projecteur sur les efforts réalisés, au Soir, à La Libreet au Vif, pour élargir l’horizon.

LE SOIR

« Il n’y a à ma connaissance pas, de la part de la rédaction en chef, de réflexion sur la composition de la rédaction. Laquelle est, il faut bien le dire, fort peu diversifiée, même si quelques jeunes femmes récemment engagées sont venues y mettre un peu d’air frais, reconnaît Béatrice Delvaux, éditorialiste en chef. La rédaction est complètement ‘‘blanche’’ : aucun journaliste d’origine maghrébine ou africaine.
Mais, « au sein de la rédaction, certains – et surtout certaines – estiment qu’il faut en faire davantage en matière d’égalité hommes-femmes et de diversité, se félicite la journaliste Julie Huon, présidente de l’Association des Journalistes Professionnels du Soir (AJPS). Ce mouvement n’émane pas de la direction. Cela ne veut pas dire que cette problématique n’intéresse pas la rédaction en chef, mais disons que celle-ci estime qu’il s’agit-là d’une ‘‘question de bon sens’’, il qu’il n’y a pas lieu de la couler dans le marbre. Le mouvement au sein de la rédaction est parti – c’était peu après l’éclatement de l’affaire Weinstein – d’une expression malheureuse dans l’article d’un journaliste qui, pour parler des femmes, a utilisé les termes ‘‘sexe faible’’ : les jeunes femmes de la rédaction, telles Elodie Blogie et Lorraine Kyhl, se sont indignées. Le journaliste ‘‘incriminé’’ était tout remué : il n’avait pas pensé ‘‘à mal’’… Ces jeunes journalistes ont contribué à faire prendre conscience à l’ensemble de la rédaction que certaines habitudes étaient ancrées, teintées de sexisme latent, ‘‘ordinaire’’ et, la plupart du temps, inconscient.

Suite à leur mobilisation, l’AJPS a interpellé la rédaction en chef sur la nécessité de créer des groupes de travail qui se pencheraient sur l’égalité hommes-femmes : au menu de la réflexion, notamment, le climat dans la rédaction, le comportement des uns et des autres, et aussi le contenu, les mots utilisés pour parler des genres, les illustrations, etc. On a réalisé que parfois, sur vingt pages, il n’y avait pas la photo d’une seule femme, ou que les femmes n’apparaissaient que pour illustrer un article consacré aux ‘‘victimes’’ ou, au contraire, pour ‘‘valoriser’’ visuellement un sujet par leur jeunesse, la grâce de leurs longues jambes ou la (petite) taille de leur jupe. On a réalisé aussi qu’il y avait très peu de personnes de couleur ou d’origine ethnique différente. Maintenant, les graphistes sont sensibilisés à la représentation de la diversité dans nos pages : elles opèrent un screening des pages, et vérifient l’équilibre des illus en termes de diversité. Les journalistes aussi font davantage attention – pas tous, mais en tout cas quelques-un.e.s, et cela imprime un mouvement : au lieu d’appeler le sociologue ou le politologue mâle, blanc et âgé de 50 ans, on va chercher des femmes, ou des experts issus de la diversité.

LA LIBRE

« Il n’y a pas, au sein de la rédaction, de directives précises sur la question de la diversité, mais bien une sensibilité sur ce sujet, explique Francis Van De Woestyne, éditorialiste en chef. Annick Hovine, notamment, est très attentive à toutes les formes d’exclusion et à la réalité des personnes âgées, des femmes, des personnes défavorisées, à l’égalité hommes-femmes, etc.
Nous avons, dans notre ADN, le souci permanent de ne pas nous contenter d’offrir à nos lecteurs – qui, si l’on caricature un peu, sont des hommes blancs quinquagénaires, cadres, vivant à Rhode-Saint-Genèse ou à Uccle – exclusivement des sujets et des témoignages qui leur ressemblent. Nous nous intéressons à l’ensemble de la population, et nous présentons une palette diversifiée de personnalités, notamment dans notre rubrique « Etats d’âme », dans nos portraits de la « Série d’été », etc. Nous n’avons pas de charte de la diversité, ni de contraintes en termes de quotas, mais ce souci transparaît au jour le jour dans nos pages.

Il arrive qu’au fil de la journée, lorsque nous évaluons la Une, nous nous rendions compte qu’il n’y est question que d’hommes, ou que de Blancs. Dans ce cas, on la remet sur le métier, car on ne veut pas de Unes monolithiques.
Cela dit, je suis bien conscient du fait que nous reflétons souvent une réalité tronquée, qui correspond à la réalité des journalistes : les salles de rédaction sont très peu diversifiées. Celle de La Libre compte 60% d’hommes pour 40% de femmes, et celles-ci sont largement absentes des fonctions à responsabilités. Et ce n’est pas une volonté de notre part : on ne cherche pas à recruter de jeunes hommes blancs qui deviendront, quelques années plus tard, la caricature de notre lectorat et du journaliste ‘‘type’’.
Au niveau organisationnel aussi, la réalité est un peu caricaturale : l’organigramme d’IPM (NDLR : le groupe propriétaire, notamment, de La Libre et de La Dernière Heure) est exclusivement blanc et masculin. A l’ouverture de la dernière campagne électorale, le groupe avait invité ‘‘ceux qui comptent’’ dans le monde politique. Jean-Marc Nollet, le co-président d’Ecolo, faisait partie des invités ; face à ses hôtes (mais discrètement), il a laissé échapper un ‘‘Mince ! Quel mur d’hommes blancs !’’… »

LE VIF

« Le Vif/L’Express est le seul média francophone d’informations générales à avoir une femme à la tête de sa rédaction, se félicite Anne-Sophie Bailly, rédactrice en chef : c’est un signe positif très important. La rédaction compte, par ailleurs, davantage de femmes que d’hommes. C’est le cas aussi pour le site Internet. Pour ce qui est de l’égalité hommes-femmes, donc, nous sommes à la pointe. Les choses sont plus difficiles, en revanche, pour ce qui est de la diversité d’origines : sur ce terrain, nous pouvons mieux faire car, si on veut refléter la société telle qu’elle est, la rédaction doit, elle aussi, en être le reflet. Alors, soyons clairs : le contexte économique n’est évidemment pas propice aux recrutements. Mais une petite marge de manœuvre existe cependant, notamment dans le recrutement des chroniqueurs extérieurs : nous allons prochainement créer une chronique humoristique, et j’entends bien qu’elle soit tenue par une personne issue de la diversité. »
« Ne nous voilons pas la face : même nous avions l’occasion d’engager de nouveaux journalistes, il n’est pas si simple d’attirer des profils de personnes issues de la diversité, tempère Olivier Mouton, le rédacteur en chef adjoint. Les journalistes issus de la diversité sont rares ; il y a là un écueil naturel avec lequel nous devons composer.

Pour ce qui est du contenu, poursuit Mouton, « nous sommes parfois critiqués pour des dossiers dans lesquels nous faisons intervenir proportionnellement davantage d’hommes que de femmes, et davantage de ‘‘Belgo-belges’’ que de personnes d’origine étrangère. Nous l’assumons. Ces intervenants sont plus difficiles à trouver alors, quand on est pris par l’urgence, on ne ‘‘chipote’’ pas. Les femmes, par exemple, sont souvent moins enclines que les hommes à s’exprimer sur un sujet de manière rapide, et tranchée : cela en fait de moins bons ‘‘clients’’ pour la presse. » Il n’empêche : « Nous sommes parfaitement conscients que les contenus illustrés par des intervenants ‘‘blonds’’ et ‘‘belgo-belges’’, c’est complètement dépassé, conclut Bailly. Honnêtement, je pense que nous faisons mieux que cela. »

MEDOR

Une chose est sûre : c’est dans l’ « autre presse », la presse coopérative – Médor et Wilfried en sont les deux plus belles incarnations -, où l’on pratique l’enquête au long cours et où l’on prend le temps de traiter minutieusement des sujets de fond, que la conscience de l’importance de la diversité est la plus aigüe.
« La diversité, chez Médor, n’est pas qu’un concept, s’enthousiasme Philippe Engels, un des cinq pilotes du trimestriel (chaque numéro est dirigé, en tournante, par un binôme, mixte). Nous sommes dans le concret des choses : accueillir d' »autres » plumes dans chaque numéro de Médor et modifier nos pratiques au quotidien. Accueillir des plumes « diverses » ? « Il s’agit d’avoir, dans nos pages, des signatures de femmes non-blanches, pas forcément universitaires et n’ayant pas obligatoirement 40 ans (rires). Une des lauréates n’est d’ailleurs pas journaliste. »

Nous avons un outil et une aide, pour ça : une bourse ‘‘diversité/boule à facettes’’(NDLR : le concept de « boule à facettes renvoie aux – nouvelles – étoiles journalistiques qui peuvent émerger de cette démarche active de prospection) 100% Médor, réservée aux personnes qui ne se reconnaissent pas dans la triade ‘‘homme, blanc, universitaire’’, et un plan de formation interne soutenu et suivi par Actiris, décline Philippe Engels.
Les articles de jeunes plumes talentueuses rencontrées suite à notre ‘’bourse diversité’’ – telles Malaurie Chokoualé, MunaTraub, Soulira Kerri et Diana Mandia – ont été publiés dans les numéros 19 (juin 2020) et 20 (septembre 2020). 
« Je m’appelle Soulira Kerri. Je suis née d’un père algérien et d’une mère franco-italienne, ce qui, selon les idées politiques de ma grand-mère maternelle, n’aurait jamais dû se faire! Pourtant je suis là. J’ai été longtemps spectatrice muette de mon environnement sans jamais imaginer que je pouvais entreprendre. En répondant à votre appel, je souhaite apporter la différence à vos habitudes et contribuer à un journalisme franc, sincère et objectif. »(extrait de l’édito du numéro 20)

WILFRIED

« J’évite de réduire les personnes à leur identité de genre ou d’origine,avertit François Brabant, le rédacteur en chef de Wilfried. Je ne raffole pas non plus des quotas. Mais il faut bien constater ceci : si on laisse faire les choses, la pente naturelle nous ramène à des Unes ‘‘blanches’’ et masculines. Pour éviter cela, il faut faire preuve de vigilance. »D’autant plus que, vu son nom – Wilfried : tout un programme… – le trimestriel doit mettre les bouchées doubles pour convaincre ses lecteurs qu’ « il s’adresse tout autant aux Wilfried qu’aux Marcel, aux Sophie qu’aux Fatima ». Outre les Unes, il y a bien sûr l’intérieur, et ses (longues) interviews : « En théorie, cela ne me gêne pas qu’il n’y ait que des interviews d’hommes dans un même numéro, s’il y a autant d’interviews de femmes dans le numéro suivant : c’est l’équilibre général au long cours qui compte, poursuit François Brabant. Sauf que… un numéro avec seulement des interviews de femmes, cela n’arrive pas ! Il faut donc s’imposer un objectif, autant en termes de genre que de diversité d’origine. »

Pour ce qui est des collaborateurs du magazine, l’optique est la même : « Nous avons des collaborateurs jeunes, voire très jeunes, chez qui nous décelons un grand potentiel, et aussi des journalistes pensionnés. Des patronymes d’origine étrangère, des Italiens de la 3ème génération et des plus ‘‘racisés’’– tel Kalvin Soiresse Njall, enseignant et militant décolonial d’origine guinéenne à qui nous allons confier une chronique régulière -, et autant de femmes que d’hommes. Et ce pour une bonne raison : c’est la diversité des sensibilités, des identités, des points de vue qui fait la qualité de notre revue. Une presse formatée, sculptée par des signatures formatées, cela n’a aucun intérêt. »

Partager cet article

Facebook
Twitter