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Ces journalistes si peu « divers »

Les journalistes, comme d’ailleurs les experts auxquels ils ont recours pour commenter l’actualité, sont issus des classes sociales « privilégiées ». Et c’est « de là » qu’ils appréhendent le monde.

Les personnes issues de la diversité sur les plateaux de télé et dans les salles de rédaction des journaux sont trop rares. Au risque que les citoyens ne s’y reconnaissent plus.
Les personnes issues de la diversité sur les plateaux de télé et dans les salles de rédaction des journaux sont trop rares. Au risque que les citoyens ne s’y reconnaissent plus.

LN24, la nouvelle chaîne télé d’infos en continu lancée en septembre 2019, est une perle dans son genre : un bastion de jeunes loups mâles et blancs, âgés de 25 à 40 ans. « Pas étonnant, souffle un membre de l’administration de la Fédération Wallonie-Bruxelles, qu’elle peine à démarrer : qui se reconnaît là-dedans ?! Tout juste s’ils ne sont pas tous en costume-cravate ! Une caricature, peut-être, mais qui n’est jamais que le trait grossissant d’une réalité médiatique bien répandue : « Qu’on le veuille ou non, relève Marc Sinnaeve, chargé de cours à l’Ihecs et donc bien placé pour constater l’évolution sociologique du petit monde des étudiants en journalisme, le monde du journalisme est (devenu) plus proche des milieux socioculturels favorisés et des sphères dirigeantes que des classes populaires. »

Alors oui, c’est vrai, « la télé actuelle a quand même beaucoup évolué par rapport à celle des années 1970, avec ses présentateurs du JT en costume-cravate et ses femmes speakerines ou animatrices du Jardin extraordinaire,tempère Olivier Plasman, directeur général adjoint à la Fédération Wallonie-Bruxelles, en charge de la direction de l’égalité des chances. Elle a évolué sur le plan de la représentation à l’antenne des femmes, mais aussi en termes de diversité culturelle : Safia Kessas, Mehadi Khelfat et Hadja Lahbib, pour ce ne citer que ces journalistes-là, tout le monde les connaît. »

Le métier a changé

Mais pour ces quelques noms « de la diversité » que l’on peut citer, que de patronymes bien « de chez nous », et que de « bien nés » ! Ce déterminant sociologique n’est pas sans lien avec l’évolution du métier : il s’est professionnalisé, modernisé et, n’ayant que l’embarras du choix, les responsables des rédactions ont augmenté leurs exigences. Les futurs journalistes doivent forcément passer par des écoles de formation spécifiques, dispensant toutes un enseignement en cinq ans : impossible, désormais, de se former en trois ans dans le cadre d’un enseignement de type court. Oublié, ce « bon vieux temps » où il était possible d’apprendre sur le tas, en se frottant aux réalités du métier en emboîtant le pas à des piliers de la rédaction. Cette exigence d’études universitaires fait évidemment office de filtre social : on sait que les auditoires restent encore trop inaccessibles aux classes populaires. « La diversité des origines sociales des journalistes s’est donc appauvrie, et le bagage humain des futurs journalistes s’est réduit d’autant », constate Marc Sinnaeve.

« La diversité des origines sociales des journalistes s’est appauvrie, et le bagage humain des futurs journalistes s’est réduit d’autant. »

Si l’on observe commentest structuré le secteur – les salles de rédaction et les opérateurs télévisuels -, l’horizon n’est guère plus diversifié. « Les rédactions en chef, les membres du CA, les ‘’chefs’’ régulent l’action du média pour lequel vous travaillez : quand ces gens sont (à peu près) tous des hommes, blancs, âgés de 40 à 50 ans, forcément, cela va avoir un impact sur la façon dont ce média va envisager l’info », appuie Olivier Plasman.

La peur de l’autre

De son côté, la société s’est, elle aussi, fortement segmentée d’un point de vue social ces dernières années, et ce sur les plans spatial, géographique, scolaire et culturel. Tout cela fait que le journaliste pressé par le temps (et tous les journalistes le sont, dans la presse mainstream), pour s’en sortir, met en œuvre ce qui est à disposition, ce qui est le plus proche de lui, ce qui est déjà là, en fait : son carnet d’adresses, ses relations, son regard sur le monde, sa sensibilité sociale, « bref, ramasse Sinnaeve, son monde ou le monde qu’on connait, et donc, ses stéréotypes, ses a priori, ses idées reçues, ses préjugés… qui sont les stades premiers de la connaissance et du jugement. »
« En plus, ajoute Sinnaeve,joue la peur de ce qu’on ne connaît pas. Les milieux sociaux que l’on ne fréquente pas, dans lesquels on n’a pas vécu sont des terres vierges qui peuvent effrayer. Tout comme les journalistes issus des classes « d’en haut » peuvent effrayer ceux qu’on range « en bas ». »

« Ses idées reçues et ses préjugéssont les stades premiers de la connaissance et du jugement. »

Aller à la rencontre de ces « autres » qu’on connaît peu, cela exige des efforts, du temps; il faut prendre sur soi, convaincre les chefs de la pertinence de la démarche à l’égard d’un public peu solvable, qui n’est pas celui qui nous lit ou qui nous regarde. Or en news, il n’y pas le trop le temps pour se coltiner tous ces défis, même pour qui voudrait. La tentation est donc grande de se simplifier la tâche. A fortiori dans une période de crise comme celle-ci, pétrie d’incertitudes, l’inconscient journalistique, qui plus est confiné, se rabat naturellement, spontanément sur le connu, sur le proche.
« Cela n’empêche pas le journaliste curieux et consciencieux de faire son sujet sur les publics et sur les lieux « socialement difficiles » comme on dit. Et sans doute même parfois fort bien. Mais on le fait comme on fait un sujet sur le confinement au Zimbabwe: comme une étrangeté, donc », conclut Sinnaeve.

« Le journaliste curieux fera son sujet sur les publics et sur lieux "socialement difficiles". Mais il le fera comme on fait un sujet sur le confinement au Zimbabwe: comme une étrangeté. »

Faudrait-il imposer aux candidats journalistes un stage obligatoire dans les cafés populaires des communes du nord de Bruxelles, du Hainaut et de Liège, « avec un passage au café de la Madeleine, fréquenté par les navetteurs flamands », sourit ce prof en journalisme ? Un service civil dans une administration communale ou un CPAS de ces mêmes communes ? Il est urgent, en tout cas, que les (futurs) journalistes aient de la société une image plus exacte, plus fine, plus large, que celle à laquelle on les biberonne dans leur « famille belge favorisée ».

Pas de quotas à l’embauche

Il serait urgent, aussi, que ceux qui les recrutent soient, eux-mêmes, sensibilisés à l’importance de varier les profils dans leur salle de rédaction ou sur leurs antennes. « Pour ce qui est de la place des femmes dans les rédactions, il y a de l’espoir, veut croire Martine Simonis, secrétaire générale de l’Association des journalistes professionnels (AJP) : certes, les femmes ne constituent toujours que 35% de l’effectif journalistique (agréés et stagiaires) – alors que les auditoires en journalisme sont peuplés de 70% de filles ! – mais, parmi les journalistes les plus jeunes, la parité est quasi atteinte. Ensuite, ça se dégrade : l’écart se creuse dès 30 ans, et la présence des femmes chute fortement après 40 ans. Au-delà de 55 ans, on ne compte plus que 20% de femmes. Et, pour ce qui est des professionnels issus de la diversité, là, les choses sont bien pires encore : les journalistes/photographes » dont l’origine est identifiée en presse quotidienne sont pratiquement tous perçus comme « non issus de la diversité » (98,61%). Même constat en télévision : on ne relève plus que 3,78% d’« animateurs/journalistes » perçus comme issus de la diversité en 2017 (contre 9,94% en 2013. Bien sûr, il en faudrait davantage sur les bancs de l’université ; mais en matière de recrutement, il existe sûrement une marge de progression. »

Alors : faudrait-il mesurer les évolutions en cette matière à la RTBF ? Cette donnée devrait être mesurée dans le baromètre Diversité annuel ? Aucune statistique interne, nous assure-t-on, sur la diversité d’origines des journalistes. « Je n’ai pas envie de chiffrer cela, confirme Jacqmin, et ce même si je trouve que la diversité est un plus. Il est clair que les journalistes se recrutent le plus dans la classe moyenne supérieure, et plutôt blanche ; mais cela bouge, doucement : de plus en plus de journalistes RTBF sont issus de la diversité, de la 2è ou 3è génération : cela tient aussi à ce que ces populations se gentrifient, et que les auditoires des universités se colorent, peu à peu. »

Pas question non plus de « quotas de diversité » à l’embauche : « Pour entrer à la RTBF, il faut passer un examen. Les personnes qui réussissent l’examen passent ensuite un oral ; elles sont auditionnées par un jury de plusieurs responsables. Elles sont sélectionnées sur ce seul critère : ‘‘Est-ce que le ou la candidate sera un, une bon.ne journaliste ?’’

De l’avis des journalistes maison, d’autres critères – en particulier la couleur politique, l’âge et le genre – interviennent dans la sélection. La RTBF compte 48% de femmes journalistes pour 52% d’hommes : si l’on sait que la Belgique francophone ne compte que 34% de femmes journalistes professionnelles pour 66% d’hommes, il s’agit là d’un score plutôt remarquable.Les jurys de sélection semblent donc, à ce stade, plus sensibles au critère du genre qu’à celui de la diversité des origines.

Des experts qui « nous » ressemblent

Le choix des experts, « ceux qui savent », ceux qui commentent l’actualité politique, économique, sociale, scientifique, etc., est à l’image de ce petit monde dans lequel évoluent les journalistes : très monochrome.

Voyons les plateaux télé du dimanche midi, ce rendez-vous de débat politique érigé en spectacle : restent largement blancs et masculins. « Le choix des experts, qui restent majoritairement masculins et européens, voire belgo-belges, s’explique lui aussi par le fonctionnement des médias, estime OiliverPlasman, directeur général adjoint de la FBW, en charge de la direction de l’égalité des chances. Les journalistes se tournent vers les ‘‘bons clients’’ auxquels ils sont habitués -, et aussi au mode de production des experts universitaires : les auditoires universitaires restent majoritairement fréquentés par des jeunes issus des classes socioéconomiques supérieures et, plus tard, ce sont surtout les diplômés masculins qui recherchent les feux des projecteurs. Pour qu’il y ait davantage de diversité dans les experts qui s’expriment sur les antennes, la question à se poser est donc celle-ci : que met-on en place pour que, parmi les doctorants et les professeurs d’université, il y ait davantage de gens issus de la diversité, et davantage de femmes ? »

Sans attendre cette évolution sociologique qui, manifestement, est une œuvre de longue haleine, l’AJP a créé, en 2016, la plateforme Expertalia, une base de données qui répertorie et présente des expertes femmes et des experts hommes s’ils sont issus de la diversité d’origine. Près de 500 expert.e.s y sont répertorié.e.s, et les journalistes ont accès à leurs coordonnées sur simple inscription. « Le but est de rendre visibles, dans le champ médiatique, d’autres expert.e.s que les habitués», explique Martine Simonis. L’initiative est soutenue par la Fédération Wallonie-Bruxelles : « Il s’agit là d’un bel outil pour sensibiliser les acteurs journalistiques à l’importance d’un traitement médiatique ‘‘fin’’, et à celle de solliciter des regards divers sur l’actu, se félicite Plasman. Cette banque de données une belle manière d’aider concrètement les professionnels à donner une représentation plus diversifiée de la société. »

Par ailleurs, et parce que les « bons clients » des médias sont ceux qui maîtrisent les codes d’une parole médiatique efficace, l’AJP, en partenariat avec la RTBF, propose des séances de mediacoaching à destination des experts et expertes inscrit.e.s sur Expertalia, afin de leur donner les clés d’une intervention réussie dans les médias.
« Dans ce domaine, conclut Plasman, les bonnes volontés individuelles ne suffisent pas : il faut que cela s’articule avec une volonté collective. Le mouvement doit être systémique, et il passe par une transformation culturelle majeure. On le voit bien, aussi, à l’échelle de l’administration : pour faire bouger les choses, il faut agir simultanément sur plusieurs leviers. »

Et il faut agir vite : la désaffection du public envers les médias traditionnels, la méfiance qu’ils inspirent ne sont pas étrangères à ce prisme déformant, cette cécité sociologique qui affecte trop de journalistes. Si les gens ne se retrouvent plus dans les médias, ils s’en détournent.

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