passé colonial

« Rétablir les faits »

Anne Wetsi Mpoma et Elikia M’Bokolo sont deux membres du groupe d’experts qui accompagne la commission parlementaire. Qu’en attendent-ils ?

Anne Wetsi Mpma
Anne Wetsi Mpma

A l’entame des travaux de la commission sur le passé colonial mise sur pied par la Chambre belge en juillet 2020, nous avons rencontré (séparément) Anne Westi Mpoma (historienne de l’art et membre de l’association Bamko) et Elikia M’Bokolo (historien, EHESS, UniKin), tous deux membres du groupe multidisciplinaire d’experts qui devrait alimenter le travail des parlementaires (lire p.XX). Nous les avons interrogés sur leurs attentes par rapport à cette commission (lire ci-dessous), mais aussi sur leur perception (divergente) de l’émergence de certains positionnements « communautaristes » dans une partie du mouvement décolonial (lire p. XX).

« Diffuser la connaissance des faits et ainsi lutter contre le racisme ».

« Le système colonial, c’est-à-dire l’impérialisme du capitalisme mondialisé ...».

Ensemble ! : Quels sont votre parcours et votre expertise liés à l’objet de la commission ?

Anne Wetsi Mpoma : Je suis historienne de l’art de formation et, depuis 2016, activiste au sein de l’association Bamko, qui est un collectif afro-féministe engagé sur des questions de décolonisation de l’espace public, de restitutions de biens spoliés dans le cadre de la colonisation, etc. Mes connaissances sur l’histoire coloniale ne sont pas le fruit de ma formation à l’université où j’ai étudié (ULB), à l’exception toutefois d’un cours d’histoire contemporaine sur la décolonisation du Congo et Patrice Lumumba, dispensé par José Gotovitch. Ça m’a donné l’envie de faire des recherches personnelles sur l’histoire coloniale ainsi qu’envisager une méthodologie pour le faire. En 2011, j’ai commencé à faire du journalisme indépendant à Radio Campus, à rédiger des articles, etc. J’ai également travaillé avec le Musée royal de l’Afrique centrale comme historienne de l’art (pour la rénovation), animé des ateliers sur l’histoire coloniale, etc. Récemment, j’ai écrit un essai : Résister dans les arts et la culture en contexte postcolonial belge (In Being imposed upon). Tout cela fait écho pour moi à mes racines familiales, qui renvoient à la région équatoriale du Congo, qui a directement subi le régime de terreur léopoldien du caoutchouc rouge. Mes parents racontaient parfois dans les repas de familles des anecdotes relatives aux mains coupées, aux châtiments corporels, etc. A travers ces différentes expériences, j’ai pu me forger une idée de ce qu’a été la colonisation et je suis, aujourd’hui encore, choquée tant par la violence de ce système que par la façon dont, en Belgique, son impact négatif sur les vies des Africains est minoré dans les débats publics.

Quelles sont vos attentes par rapport aux travaux de la commission parlementaire et de son groupe d’experts ?

J’espère que notre groupe pourra attirer l’attention des parlementaires sur des questions de l’histoire coloniale belge à étudier ou à approfondir, en tenant compte des points d’attention des personnes afrodescendantes qui sont aujourd’hui stigmatisées en Belgique de par leur lien avec le continent africain et en mettant en lumière les continuités entre l’époque coloniale et la situation contemporaine. J’espère que la commission pourra reconnaître les faits, favoriser la diffusion de leur connaissance, notamment à travers l’enseignement, et ainsi lutter contre le racisme et favoriser la réconciliation. Cela passe par la reconnaissance des millions de victimes du régime léopoldien, le fait de qualifier la colonisation belge au Congo comme un crime contre l’humanité… Non, ça n’a pas été « apporter la civilisation » au Congo mais bien la mise en œuvre d’un projet abominable : conquérir un pays par la force, piller ses richesses, instaurer un régime de travail forcé, etc. Il faut pouvoir dûment qualifier les faits . Je ne sais pas si la commission rencontrera cette attente, mais si l’on veut qu’il y ait un jour une véritable réconciliation, il faudra passer par là. Pour ma part, je demanderai au sein du groupe des experts que la qualification de crimes coloniaux belges en tant que crimes contre l’humanité soit proposée et discutée.

Elikia M’Bokolo
Elikia M’Bokolo

Qu’attendez-vous des travaux de la commission parlementaire ?

Elikia M’Bokolo : D’un point de vue personnel et en tant qu’historien, contribuer à faire la lumière sur la période coloniale belge, c’est tout d’abord répondre à une mission qui nous a explicitement été léguée par les pères de l’indépendance du Congo (Lumumba, Kimbangu, Kasa-Vubu…). En effet, comme c’est le cas pour d’autres ex-puissances coloniales, le récit que la Belgique a donné et donne encore aujourd’hui de cette période ne correspond pas du tout à notre perception. Ce récit nous heurte profondément et il nous semble important que les faits et la vérité soient rétablis. Par exemple, l’un des points contentieux par rapport à la vision officielle belge de ce passé est celui des dynamiques réelles qui ont poussé un État comme la Belgique à devenir une puissance coloniale. S’agissait-il d’aller « civiliser » des personnes (qui n’avaient pas demandé à être « civilisées ») ? Au Congo, depuis mon enfance et jusqu’à aujourd’hui, on trouve sur la gare centrale de la capitale l’inscription latine d’origine coloniale suivante : « Aperire terram gentibus ». Ce qui signifie « Ouvrir la terre (sous-entendu « sauvage ») aux nations (sous-entendu « civilisées »).

Était-ce réellement bien ça l’inspiration de la colonisation ? Celle-ci relève-t-elle de la philanthropie de Léopold II ou encore d’une pieuse vocation à propager le christianisme ? Ou bien s’agit-il avant tout d’une question d’intérêts financiers, de ceux des actionnaires de la Société générale, etc. ? Autre question qui fait débat : la colonisation est-elle une question de « Blancs », de « Belges » ? Tous les Belges ont-ils réellement profité de la colonisation, ou bien s’agit-il de groupes bien spécifiques ? Le mineur belge des charbonnages a-t-il tiré un profit de l’exploitation du Congo ? Non ! Tous les dossiers devraient être mis sur la table concernant le passé belgo-congolais. Notamment celui des continuités et des ruptures de la colonisation de 1885 aux années 1960. Où se manifestent-elles ? Y a-t-il plus de continuité ou de rupture entre l’État Indépendant du Congo léopoldien, l’État du Congo belge et, enfin, la République du Congo qui lui a succédé ? Je pense qu’il y a une grande continuité entre ces régimes, tant dans leur nature oppressive que dans le processus de captation des ressources nationales qu’ils mettent en œuvre.

Tant pour les Belges que pour les Congolais, faire la lumière sur cette histoire coloniale, c’est contribuer à éclairer une série de processus qui étaient à l’œuvre hier et qui le sont toujours aujourd’hui sous une forme renouvelée. Certains Congolais versent dans la superstition et croient aujourd’hui que leur situation pénible est à mettre en rapport avec une « malédiction » dont ils seraient victimes. La connaissance de leur passé colonial est importante pour leur permettre de comprendre leur situation, d’identifier ce avec quoi ils doivent rompre pour s’émanciper réellement et construire leur futur. Ce qui est en question à travers le passé belgo-congolais, ce n’est pas seulement ce passé lui-même, ce sont aussi ces dynamiques mondiales actuelles et, au sein de celles-ci, la place du Congo et de l’Afrique. Le point n’est pas de rompre avec les « Blancs », mais avec le système colonial, c’est-à-dire avec l’impérialisme du capitalisme mondialisé du XIXe et du XXe siècle. La réalité est que les Congolais – comme Lusinga, M’siri ou Kimbangu – qui ont refusé de porter ce joug imposé à travers la colonisation, ont été durement réprimés et ont parfois payé leur combat du prix de leur vie. Aujourd’hui encore, les classes dirigeantes du Congo ont le choix entre s’opposer aux dynamiques mondiales de captation des richesses, au risque de se faire tuer, ou bien s’inscrire dans ces dynamiques en devenant ainsi une forme de bourgeoisie compradore (expliquer le mot en note) gérant une situation néocoloniale. Sans rupture consciente avec ces dynamiques, sous la forme néocoloniale qu’elles ont prises, les choses ne changeront pas.

Le roi Philippe a exprimé ses « profonds regrets pour [les] blessures du passé ». Espérez-vous que la Commission parlementaire mise en place ira plus loin?

Émettre de simple « regrets » abstraits s’agissant d’actes qui ont conduit à l’effondrement d’une société, cela peut paraître très insuffisant. Cette déclaration pourrait néanmoins constituer un tournant si elle constitue le début de quelque chose qui va plus loin. Pour cela il faudrait qu’au-delà de cette posture très générale, il y ait une identification précise de ces processus violents liés à la colonisation, qui ont commencé vers 1880 et se sont prolongés au-delà de 1960 à travers notamment les interventions des services spéciaux, des mercenaires, etc. Il faut faire la clarté là-dessus. Tout cela doit être documenté de façon précise. Et puis il faudrait que ce discours soit présenté sur place, au Congo, levant ainsi le discours prononcé au Congo en 1960 par le roi Baudouin, qui glorifiait la colonisation belge. Si le travail de cette commission parlementaire et de son groupe d’experts pouvait contribuer à ce que l’État belge opère ce revirement, ils feraient une œuvre utile.

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