passé colonial

Universaliste ou communautariste ?

L’émancipation doit-elle se construire sur la base de la reconnaissance d’appartenances « raciales » ? Avis croisés de Anne Wetsi Mpoma et Elikia M’Bokolo

Bruxelles, 7 juin 2020
Bruxelles, 7 juin 2020

Le mouvement décolonial belge, qui porte des revendications comme le rétablissement de la vérité historique concernant le passé colonial ou par rapport aux statues et noms de rues, est uni sur des valeurs comme l’antiracisme. Mais il apparaît de plus en plus nettement qu’il y a en son sein des tensions entre plusieurs visions de l’antiracisme ainsi que de sa centralité et, par-delà, du projet d’avenir pour la société qu’il promeut, des moyens pertinents pour y parvenir… Le mouvement décolonial doit-il s’ouvrir à des alliances stratégiques avec l’un ou l’autre milliardaire congolais « sympathisants » ou rechercher à s’allier aux autres oppressé.e.s par le système économique ?

Le Collectif mémoire coloniale et lutte contre les discriminations (CMCLCD) prend-il le soin de préciser que sa démarche « est universaliste et inclusive » et qu’il « rejette toute forme de communautarisme » (1) ? C’est, en effet, que d’autres types de compréhension des problèmes et de vision des solutions à mettre en œuvre existent, mettant en avant l’existence d’une « communauté noire », la spécificité du racisme antinoir et, au-delà, plaidant en faveur de la mise en place de politiques « d’action positive » basées sur des critères raciaux, dont les « Afrodescendants », organisés par leurs leaders communautaires, devraient revendiquer l’adoption et l’application.

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Ces derniers mois, au sein du mouvement décolonial belge, plusieurs prises de positions allant dans cette direction « communautariste » ont émergé. Tantôt cela se marque par des choix de terminologie, comme par exemple celui de distinguer, au sein même du mouvement décolonial, entre les « Afrodescendants », d’une part, et des dits « alliés blancs », de l’autre. Tantôt il s’agit de plaider d’une façon « décomplexée » en faveur « d’une parité chiffrée raciale » (sic) pour la répartition de postes dans des conseils d’administration ou dans des emplois, « de la même façon que cela est fait vis-à-vis des femmes dans certains secteurs », comme l’a fait Mireille-Tsheusi Robert (Bamko) sur les ondes de la RTBF (2). Tantôt il s’agit d’interventions faites vis-à-vis de la direction de la RTBF pour récuser la légitimé de l’invitation par la radio du député Kalvin Soiresse (Ecolo) pour réagir, le 30 juin, aux « regrets » exprimés par le roi Philippe dans sa lettre au Chef de l’État congolais, au motif qu’il est d’origine togolaise et non congolaise (lire aussi p. XX). Tantôt, enfin, il s’agit de saluer l’action du milliardaire d’origine congolaise Sindika Dokolo en faveur du retour de l’art africain et sa récente acquisition des manuscrits Lapière (lire l’encadré p. XX) et de le considérer comme un « allié stratégique » pour le mouvement décolonial, bien que la constitution de sa fortune soit liée à des détournements de fonds publics en Afrique.

Ces différents faits et prises de positions sont reliés par un fil rouge : à chaque fois la légitimité des acteurs, voire leurs droits, sont appréciés en fonction de leur origine « raciale » ou de l’origine nationale de leurs parents. Ce type de vision des individus, qui les appréhende à travers leur appartenance présumée à une communauté et la prend en compte pour apprécier la légitimité de leurs actes (prendre position dans un débat, accéder à un emploi, s’enrichir, etc.) n’est pas propre à une partie du mouvement décolonial. C’est une façon de penser les individus et la société qui est, par exemple, partagée par le parti Be.One (fondé par Dyab Abou Jahjah et qui prône « l’instauration de quotas concernant l’emploi de personnes issues de l’immigration dans les institutions publiques ainsi que dans les entreprises privées qui souhaitent accéder aux marchés publics ».). Elle l’est aussi par la NV-A et le VB, qui mettent également en avant, sur fond de la mémoire d’un passé douloureux, l’appartenance des individus à une communauté identitaire à travers laquelle ils considèrent qu’ils peuvent se prévaloir d’une légitimité et de droits spécifiques, défendus par leurs propres leaders.

Photographe Journaliste
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Nous avons demandé aux deux membres du groupe d’experts de la commission parlementaire sur le passé colonial que nous avions interrogés à propos de leurs attentes par rapport à celle-ci (lire p. 59), c’est à dire à Anne Wetsi Mpoma (historienne de l’art et membre de l’association Bamko) et Elikia M’Bokolo (EHESS, UniKin) de réagir à ces évènements et prises de position. Le mouvement décolonial peut-il faire une alliance opportuniste avec un milliardaire lié à des détournements de fonds, mais noir ? Le moteur du système colonial belge a-t-il été essentiellement une affaire de « Blancs » et de « Noirs » ou une question de système économique ? Faut-il instaurer des quotas « raciaux » en matière d’accès à certains emplois ? L’alliance de toutes et tous les opprimé.e.s en vue de leur émancipation commune doit-elle être l’horizon du mouvement ? Etc. Sur ces sujets, les deux experts s’opposent en tous points. La question, il est vrai, ne relève plus seulement de l’ordre des faits mais également de celui de l’ordre du projet de société. Merci à eux d’avoir accepté de s’exprimer ouvertement sur ces sujets délicats. Le débat d’idées y gagne.

Dokolo : « Je préfère que les richesses de l’Afrique reviennent à un Noir corrompu... »

Marié à Isabel dos Santos (fille de J. E. dos Santos, président de l’Angola de 1979 à 2017), Sindika Dokolo est un « homme d’affaires » congolais ainsi que l’initiateur d’une fondation qui porte son nom, qui vise à promouvoir l’art africain et notamment le retour en Afrique d’œuvres accaparées durant la période coloniale. Récemment, une vaste enquête du Consortium international des journalistes d’investigation a révélé comment dos Santos avait transféré de l’argent public de l’Angola, un des pays les plus pauvres de la planète, vers un labyrinthe de 400 entreprises et de filiales, dont beaucoup offshore, qui sont liées à elle-même ainsi qu’à son mari (a). La justice angolaise a pointé le caractère frauduleux de l’acquisition d’une partie de la fortune du couple (secteur pétrolier, du diamant, des télécommunications, médias…) et des saisies judiciaires de certains de ses biens ont eu lieu en Angola et au Portugal. Sindika Dokolo est également impliqué politiquement au Congo, où il a fondé le mouvement Congolais debout ! En août 2018, il n’avait pas hésité à saluer le retour au Congo et sur l’échiquier politique de Jean-Pierre Bemba comme « une bonne nouvelle pour la démocratie ». Lequel, finalement acquitté, revenait au Congo après avoir été incarcéré par la Cour pénale internationale pendant près de dix ans, dans le cadre de son procès pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis lors des incursions de ses troupes en République centrafricaine en 2002 – 2003.
En achetant les manuscrits Lapière (qui détaillent le contexte violent de l’acquisition d’un masque Luba exposé à Tervuren, qui fait à ce titre l’objet d’une contestation de la façon dont il est présenté) (b) et en mettant en avant l’action pour le rapatriement de l’art africain de sa fondation, celui-ci est intervenu dans le champ du débat décolonial belge. Certains allant jusqu’à le considérer comme un allié stratégique du mouvement. Quant à la journaliste Colette Braeckman, elle n’a pas hésité, en novembre 2019, à lui dérouler le tapis rouge pour une interview fleuve, saluant le « militant pour le retour des œuvres en Afrique », qui constituait un véritable panégyrique et évitait soigneusement d’évoquer les facettes interlopes de son interlocuteur (c). Pourtant, déjà en 2017, le journaliste du Monde Joan Tilouine interrogeait Sindika Dokolo par rapport à l’utilisation qu’il fait de l’action de la fondation qui porte son nom pour se doter d’une image flatteuse de mécène et couvrir ses affaires liées à la corruption. Loin de contredire son interlocuteur, le milliardaire congolais avait alors cyniquement défendu l’accaparation des richesses de l’Afrique par la corruption, pourvu qu’elles reviennent à un « noir » :
« Joan Tilouine (Le Monde) : L’art vous permet-il de refaçonner votre image de « riche africain corrompu », comme le disent vos détracteurs ?

Sindika Dokolo : L’important pour moi, c’est d’être et de faire. Certains disent que l’élite africaine est forcément corrompue et est au fond l’ennemi de l’Afrique. Ils créent des figures rassurantes comme les ONG et la société civile forcément merveilleuses. Je préfère que les richesses de l’Afrique reviennent à un Noir corrompu plutôt qu’à un Blanc néocolonialiste. (…) » (d).


(a) www.icij.org/investigations/luanda-leaks/

(b) Voir les articles de Michel Bouffioux sur www.lusingatabwa.com, dont Masque volé de Tervuren : La Fondation Sindika Dokolo acquiert le manuscrit de Lapière, 4 octobre 2019 et, du même, Sindika Dokolo : « Le manuscrit de Lapière doit être exposé au Congo », 8 Octobre 2019.

(c) Colette Braeckman, Le Congolais Sindika Dokolo, collectionneur d’art…, Le Soir, 22.11.2019.

(d) Joan Tilouine, « Mon artiste contemporain africain préféré est Francis Bacon », Le Monde 27.04.2017 Colette Braeckman, Le Congolais Sindika Dokolo, collectionneur d’art…, Le Soir, 22.11.2019.

ANNE WETSI MPOMA

Ensemble ! : Suite à l’action de sa fondation et à son récent rachat des manuscrits Lapière, certains considèrent le milliardaire Sindika Dokolo comme un allié du mouvement décolonial (voir encadré p. XX). Par ailleurs, celui-ci n’hésite pas à faire de sa négritude un principe de légitimité en déclarant, par exemple, qu’il « préfère que les richesses de l’Afrique reviennent à un Noir corrompu plutôt qu’à un Blanc néocolonialiste » . N’y-a-t-il pas là une confusion et une imposture ?

Anne Wetsi Mpoma : La fondation de Sindika Dokolo a pour vocation de promouvoir l’art africain et notamment l’art africain contemporain. Je ne vois pas vraiment ce qu’il y aurait de problématique avec lui ou dans sa déclaration. Lui au moins, quand il est au Congo, il est chez lui.

Dokolo, c’est un kleptocrate…

Quel milliardaire ne l’est pas ?

Sans doute, mais un mouvement qui prétend porter des valeurs progressistes, comme le mouvement décolonial, a-t-il vocation à être lié à des milliardaires ?

Pourquoi pas ? Si le milliardaire en question nous permet de sauver de l’oubli des manuscrits qui sont des pièces à conviction sur le contexte de violences dans lequel, sous la colonisation belge, l’art africain a été accaparé. Heureusement que les communautés africaines ont des milliardaires, si ceux-ci leur permettent de récupérer leur patrimoine artistique. Parce que l’on est Noir, devrait-on rester pauvre ?

La fortune de Dokolo et de son épouse, Isabel dos Santos, c’est une fortune qui est liée à des détournements de fonds, au vol et à l’exploitation de Congolais et d’Angolais…

Si on pose la question de l’origine des fonds, alors il faudrait également demander d’où vient l’argent de la Fondation Roi Baudouin, qui distribue de nombreuses subventions en Belgique? D’où provenait la fortune de Baudouin ? Quel est son lien avec la colonisation ?

Être soutenu par Dokolo n’est-ce pas aussi choquant et contradictoire pour le mouvement décolonial que d’être soutenu par la Fondation Roi Baudouin ?

L’alliance avec Sindika Dokolo est une alliance stratégique. Si l’un ou l’autre milliardaire africain peut nous aider dans notre lutte pour récupérer notre patrimoine, pour nous donner un coup de main et nous aider à être entendus, c’est bienvenu. J’ai été très contente de pouvoir dire à mon fils que Sindika Dokolo avait réussi à récupérer pour nous les manuscrits Lapière. Ça lui montre l’exemple d’un Noir qui a fait quelque chose pour la communauté noire. Je suis également heureuse qu’il puisse voir à cette occasion que les Noirs ne sont pas nécessairement au bas de l’échelle sociale.

Pensez-vous qu’il existe réellement une « communauté » entre le milliardaire Sindika Dokolo et un jeune Afrodescendant belge qui subit des discriminations à l’emploi ?

Il me semble évident qu’il y a une communauté identitaire noire à travers le monde. Que l’on soit Noir aux États-Unis, en France, en Belgique, au Canada, en Suède, lorsque l’on se rencontre, on voit très vite que l’on a des intérêts communs, que l’on partage une culture commune et qu’en termes de discriminations on est tous égaux. Même pour la milliardaire afro-américaine Oprah Winfrey, lorsqu’elle entre dans un grand magasin, elle se fait toujours traiter comme la Noire de service. La colonisation du Congo, ce sont des Blancs qui ont débarqué en Afrique et qui ont réduit toute une communauté au travail forcé, tout en trouvant parmi la population locale un certain nombre d’alliés pour organiser cet asservissement. Il y a des différences de classe et d’intérêt entre les Noirs, Dokolo ne rencontre évidemment pas les mêmes problèmes sociaux que moi, mais cela n’empêche qu’il existe une communauté d’identité. Au-delà des luttes de classe ou de pouvoir qui peuvent exister au sein de la communauté noire ou afrodescendante, ce qui compte avant tout pour moi, c’est de pouvoir améliorer les conditions de vie matérielle et morale de la diaspora. Nous avons le droit à la dignité et au respect.

Certains préconisent l’instauration de « discriminations positives » qui, par exemple, imposeraient légalement le respect de quotas « raciaux » pour l’accès à certains emplois…

Il faudra bien en passer par là. Le racisme est tellement omniprésent ici, que voulez-vous que l’on fasse ? Dans les faits, la Belgique est déjà un pays « communautariste ». Par exemple, les Flamands ont à Bruxelles des droits d’accès spécifiques à certains emplois. De même, dans les faits, l’accès à l’emploi n’est pas le même dans ce pays selon que vous soyez Noir ou que vous soyez Blanc.

L’instauration de quotas « raciaux » en matière d’emplois n’est-elle pas d’une autre nature ? Dans ce cas, le critère n’est pas un niveau de compétence (linguistique) et il s’agit bien d’un dispositif de portée légale…

Légalement les préférences communautaires n’existent pas en Belgique. Mais dans les faits, elles sont omniprésentes…

Demander aux individus de s’identifier à une « origine » présumée pour ouvrir des droits, n’est-ce pas une perspective inquiétante en termes de lutte antiraciste ? Ne craignez-vous pas que ce type de proposition pousse vers l’extrême droite une partie des milieux populaires « bleu-blanc-belges », qui ont également des difficultés d’accès à l’emploi?

Il me semble qu’il ne faut pas dramatiser ce type de proposition et en former une vision catastrophiste. En tant que Noire, j’en ai marre d’être reléguée au bas de la société, de devoir me battre pour tout, d’être considérée comme une sous-citoyenne… Le racisme est enraciné de façon tellement profonde en Belgique qu’il faut sans doute proposer d’obliger l’engagement d’un certain pourcentage de Noirs, d’Arabes, etc. pour offrir à tous un accès égal à l’emploi et à certains postes. Si vous avez d’autres solutions pour arriver au même résultat, je suis prête à les soutenir, mais il faut passer aux actes. Par ailleurs, l’extrême droite ne nous a pas attendus pour faire sa propagande. En tant que femme et en tant que Noire, je souhaite exiger mes droits, sans devoir me soucier si cela va irriter des racistes et les pousser vers l’extrême droite. Je refuse d’assumer cette charge. C’est à vous à gérer vos racistes. Moi, je gère ma famille, mon frigo. Je ne suis pas responsable de tous les maux de l’humanité. Je refuse de poser mes choix en prenant en considération ce que l’un ou l’autre raciste va en penser.

ELIKIA M’BOKOLO

Ensemble ! : Le milliardaire congolais Sindika Dokolo a récemment tenté de se positionner comme un relais du mouvement décolonial (voir encadré, p. XX). Cette prétention vous parait-elle crédible ?

Elikia M’Bokolo : L’importance sociale de la famille Dokolo s’est constituée à une époque où un certain nombre de personnes liées à Mobutu, qui avait confisqué le pouvoir politique, ont eu l’habilité de se constituer en bourgeoisie, en partie d’État en partie compradore (expliquer le mot en note) , acquérant sur base de leur participation ou de leur proximité vis-à-vis de ce pouvoir, des fortunes privées qui, si l’on en remontait la trace, renvoient souvent à des pratiques délictueuses, des crimes d’État et même des meurtres collectifs. Dans ce type de bourgeoisie néocoloniale africaine, certains ont compris qu’ils devaient aujourd’hui « rendre propre » leur argent. On voit un mouvement similaire au Nigeria et en Afrique du Sud, où des acquisitions d’art sont utilisées pour blanchir de l’argent sale et se donner des cartes de visites flatteuses d’Africain amateur d’Art africain.

Au sein du mouvement décolonial belge actuel, certains distinguent d’une part en son sein les Afrodescendants et de l’autre les dits « alliés blancs », de même qu’ils plaident pour une reconnaissance officielle des « origines raciales » de chaque individu pour fonder l’octroi de droits spécifiques à chacun (par exemple en termes d’emploi) au nom de la lutte contre les discriminations. Cela vous paraît-il bienvenu ?

Ce sont des positions navrantes qui ne me paraissent pas porteuses en termes d’émancipation. Dans nos sociétés actuelles fondées sur le capitalisme, ceux qui détiennent le pouvoir jouent sur la concurrence entre les individus pour les diviser et les affaiblir. Il faut dès lors bien choisir la question que l’on met en avant au niveau politique. Est-ce de savoir si on revendique d’avoir à telle place autant de personnes « comme ceci » que de personnes « comme cela » ? Ou bien est-ce l’ensemble du système que l’on interroge et que l’on conteste, au nom d’une vision d’avenir fondée sur des valeurs de dignité de chaque être humain, où un chef ingénieur ne gagne pas nécessairement quatre fois plus qu’un ouvrier ? Ce type d’approche brise le front que peuvent former ceux qui sont les porteurs de différents types d’oppressions. Tout ce qui divise les dominés renforce leur domination.

Quant à la distinction au sein du mouvement entre Afrodescendants et « alliés blancs », je crois qu’elle est le pendant d’une erreur fondamentale de lecture de la colonisation du Congo, qui l’interprète comme la venue de « Blancs » au Congo, alors que dans les faits la colonisation a avant tout été la mise en place d’un système économique et social. Notre engagement anticolonial n’a pas été lié au fait que les colonisateurs soient blancs, mais bien à celui que la colonisation était liée à toute une série de crimes, de vols, d’affaiblissement des libertés, etc. qui étaient opposés à la société plus juste que nous voulions construire. Tout cela révèle l’importance du travail que nous avons à faire pour construire un discours qui ne repose pas sur des identités postulées des uns ou des autres mais sur la connaissance de la réalité et sur des idées par rapport à nos droits et à nos devoirs pour construire un futur commun.

Le 30 juin, la pertinence de l’invitation par la RTBF radio du député Kalvin Soiresse pour réagir à la démarche du roi a été remise en cause par certains, sur base du fait qu’il est d’origine togolaise et non congolaise. Qu’en pensez-vous ?

Je suis atterré par ce mélange de naïveté et de posture d’orgueil qui consiste à penser que l’on connaît nécessairement mieux le Congo du simple fait que l’on soit Congolais. Le fait d’être né au Congo et d’y avoir vécu, le fait d’être né de parents congolais ne suffit pas pour garantir ni la connaissance de l’histoire du Congo ni la justesse de vue sur ce qu’est le Congo. C’est un point de vue qu’il faut combattre, qui témoigne à la fois d’une grande ignorance de l’histoire du Congo et de ses combats.

Lusinga et M’Siri sont souvent évoqués aujourd’hui en tant que figures de la résistance congolaise à la colonisation belge. Il est intéressant pour ce type de débats de se souvenir qu’ils n’étaient eux-mêmes pas nés sur le sol de ce qui est aujourd’hui le Congo, mais venaient de territoires situés de l’autre côté du lac Tanganika [NDLR : et donc au-delà des frontières du Congo]. Or ils n’étaient pas moins « Congolais » que les autres. Ce sont des faits que certains veulent occulter. Après avoir écrit sur le roi M’Siri (Katanga), j’ai eu l’occasion de discuter des résultats de mon travail d’historien avec son descendant, Godefroid Munongo. Celui-ci a réagi en m’indiquant : « Ton travail n’est pas mauvais, mais il y a des choses que tu ne dois pas dire, comme par exemple le fait qu’avant 1880, une partie des Katangais est venue d’Afrique de l’Est »…

Entre 1957 et 1966, quelqu’un comme Kwame Nkrumah, à l’époque Premier ministre puis président du Ghana, avait une vision de la situation et de l’avenir du Congo plus juste que celle de Congolais comme Joseph Kasa Vubu ou Moïse Tshombé. Lumumba et d’autres combattants de l’indépendance ont baigné dans un milieu panafricain qui leur a permis de s’émanciper de la vision paternaliste belge de la colonisation. Son assassinat est lié au système impérialiste et capitaliste organisé à l’échelle mondiale, mais des Congolais y ont également mis leurs mains, et nous les connaissons. Le combat pour la libération du Congo continue aujourd’hui, et des Congolais se trouvent de ce point de vue dans des camps différents. La pratique sociale d’un nombre significatif de Congolais a été et est aujourd’hui liée au système néocolonial au fonctionnement duquel ils participent. Un certain nombre de Congolais ont fait du mal au Congo, ont été les complices des services belges et de la CIA, d’autres continuent de faire du mal au Congo. Ce sont les meilleurs alliés du capitalisme international. D’un côté il y a un ensemble de progressistes, de nationalistes, d’internationalistes, mais de l’autre il y a au Congo un camp réactionnaire qui, par exemple, défend et glorifie l’action du Roi Léopold II. Ce que les Congolais disent sur leur passé est-il, du seul fait de leur congolité, exact au point de vue historique et pertinent pour construire un futur ? Il y aurait presque une forme de fascisme dans cette prise de position.

De fascisme ?

Le fascisme naît d’une combinaison entre une forme de nationalisme et l’idée que seuls les « nationaux » de ce pays sont capables de porter un discours fondé sur ce qu’il a été, sur ce qu’il est, sur ce qu’il doit être, etc. A l’inverse, dans un régime démocratique, la citoyenneté est liée aux rapports que les individus ont avec un certain État et non à leur lieu de naissance. Ce qui compte, ce ne doit pas être d’où l’on provient mais ce que l’on propose pour le futur.

L’idée d’autochtonie est dangereuse. La situation de misère matérielle, intellectuelle, morale et psychologique qui prévaut actuellement au Congo peut être un terrain fertile pour une adhésion à des positions de ce type, qui pourraient avoir des effets dommageables. Si ce type de posture politique était adoptée au Congo, qui aurait encore le droit de parler du Kasaï, du Katanga, de l’Équateur, etc ? Seulement ceux qui en sont issus ? L’histoire de la libération du Congo est anticoloniale, anti-impérialiste, mais je ne pense pas qu’elle relève de l’essor d’un nationalisme d’exclusion. Quelqu’un comme Lumumba visait moins la création d’une nation que celle d’une société différente.

(2) RTBF, Les Grenades, 5 juillet 2020

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