passé colonial

Les fantômes de Léopold II au Parlement (II)

La Chambre vient de créer une commission chargée d’examiner le passé colonial belge. La reconnaissance des crimes contre l’humanité commis durant cette période est-elle en marche?

9 juin 2020, retrait d'une statue de Léopold II à Ekeren (Anvers)
9 juin 2020, retrait d'une statue de Léopold II à Ekeren (Anvers)

Nous l’avions déjà écrit en 2017, à l’occasion de l’analyse d’une proposition de résolution parlementaire qui portait déjà sur le passé colonial belge (1) : des spectres hantent la Belgique. Cet été 2020, leur présence a été rappelée dans les rues et à la Chambre des député.e.s belges, à la faveur du mouvement de dénonciation du racisme qui a vu le jour suite à la mort de George Floyd (« Black Lives Matter ») (lire ici), mais aussi grâce au travail de sensibilisation de longue haleine d’associations, à l’engagement d’historiens, d’intellectuels et d’hommes politiques, ainsi que – last but not least – à des déboulonnages de statues de Léopold II réalisés ou impulsés par des activistes.

80 années de crimes non reconnus

Ces spectres sont ceux des millions de victimes de la colonisation belge du Congo (1885 – 1960), du Rwanda et du Burundi (1919 – 1962) dont certaines sont évoquées par Adam Hochschild dans son livre « Les fantômes du Roi Léopold II – un génocide oublié » (2). Vol des terres et des ressources naturelles. Pillage. Massacre de populations civiles. Dépopulation de millions de personnes. Travail forcé. Déportation. Relégation. Atrocités. Emprisonnement arbitraire. Vol d’enfants. Torture. Fouet. Ségrégation raciale. Apartheid. Spoliation. Exploitation économique. Confiscation du pouvoir politique. Privation de droits sociaux, civils et politiques. Disparition forcée de personnes. Assassinats politiques ciblés. Destruction d’ordres sociaux et de cultures. Déshumanisation. Racisme… Voilà les caractéristiques structurelles de la colonisation belge (3). Jusqu’à aujourd’hui, ces crimes, qui relèvent à tout le moins de la qualification de « crimes contre l’humanité » (cf. encadré) font l’objet d’un négationnisme d’État, comme ce fut le cas de façon constante et ininterrompue depuis le début de la colonisation (4). A fortiori, ces crimes n’ont jamais été reconnus en tant que tels par la Belgique, hormis, en 2001, la responsabilité « morale » de certains membres du gouvernement belge dans l’assassinat du Premier ministre P. Lumumba ainsi que, en 2018, la ségrégation ciblée et les enlèvements forcés dont les métis ont été victimes sous l’administration coloniale du Congo belge et du Rwanda-Burundi. A l’injure du crime s’ajoutent, pour les victimes et leurs descendants, l’insulte du déni. Aucune justice n’a été rendue. Aucun droit n’a été redressé. Il n’y a eu ni reconnaissance, ni repentir sincère, ni indemnisation, ni châtiment.

Du 1er au 11 juin, la bataille des statues

Dès les premiers jours de juin 2020, la vague de protestation qui a suivi la mort de George Floyd a ramené à l’avant-plan du débat public l’exigence de mettre fin au déni des crimes commis sous la colonisation. Le lien étant explicitement fait par les manifestants et les activistes, aux États-Unis comme en Belgique, entre la glorification d’un passé raciste et la perpétuation du racisme dans la société d’aujourd’hui. Comme aux États-Unis, le rejet cette histoire raciste s’est en particulier exprimé en Belgique à travers la remise en cause des statues coloniales (lire p. XX). En quelques jours, les pétitions pour demander le retrait de statues de Léopold II se sont multipliées, ainsi que les actions de « vandalisme » ou de mise à bas de leur piédestal de ces statues, qui ont été largement médiatisées et débattues. Le 10 juin, le groupe Ecolo-Groen déposa à la Chambre, sous la signature de Wouter De Vriendt (Groen) et Simon Moutquin (Ecolo) une proposition de résolution « concernant le travail de mémoire à mener en vue de l’établissement des faits afin de permettre la reconnaissance de l’implication des diverses institutions belges dans la colonisation du Congo, du Rwanda et du Burundi » (5) qui demandait essentiellement au gouvernement fédéral de confier « à une équipe internationale et interdisciplinaire de chercheurs » le soin de réaliser « une étude historique approfondie sur le rôle structurel de l’État belge, des autorités belges à l’époque de l’État indépendant du Congo et des diverses institutions belges dans le passé colonial de la Belgique au sens le plus large du mot.». Cette résolution de onze pages se gardait toutefois bien d’utiliser une seule fois le mot « crime » pour évoquer le passé colonial belge, mais seulement les termes « d’abus » ou « d’exactions », qui appartiennent à la rhétorique belge du déni. Selon l’un des premiers signataires, S. Moutquin (Ecolo), cela relevait d’une « méthodologie qui devait amener à éviter de crisper d’emblée d’autres partis » (lire son interview p. XX).

Le 11 juin, ce fut au tour d’une statue du roi Baudouin (dernier roi du Congo belge, dont le rôle exact dans l’assassinat de Patrice Lumumba reste à éclaircir) d’être maculée de rouge. Dans ce climat, plusieurs autorités compétentes, publiques ou privées, décidèrent de retirer des statues de Léopold II. De hautes autorités intellectuelles ont justifié ces retraits, comme le recteur de la KUL, Luc Sels, l’a fait pour celle qui figurait dans son institution : « Comme moi, beaucoup ont noté que Léopold II, malgré sa pertinence historique pour notre pays, n’est pas le genre de personnage public que nous, en tant que communauté de la KU Leuven, voulons mettre sur un piédestal. » (6). A ce stade, tant le gouvernement que le palais royal se gardent de toute réaction officielle. Ce dernier estimant, selon Le Soir, citant une « source bien informée », que « la position du pays doit arriver à maturation en dehors de l’actualité et il n’y a pas encore de consensus historique. Le roi a un rôle comme autorité morale de la Belgique actuelle, dans toutes ses dimensions “multi”, et comme chef de la famille personnellement impliquée dans la colonisation. Le Palais essaie donc de prendre tout cela en compte, mais n’a pas encore arrêté de positionnement.» (7).

Bruxelles, 7 juin 2020
Bruxelles, 7 juin 2020
« N'Deks, 1901 Épisode de la pacification des Budjas (Bangalas) -  En tirailleurs! » (sic).
« N'Deks, 1901 Épisode de la pacification des Budjas (Bangalas) -  En tirailleurs! » (sic).
1926 :Travailleurs de l’entrepreneur Wittaker a Ruashi (Lubumbashi), décembre 1926.« Entre janvier et octobre 1926, 203 forçats moururent à l’Union minière, dont la grande partie à la Mine de Ruashi, où la mortalité atteignit 18,3% durant la période de janvier-mai.» Jules Marchal (1999), p. 163
1926 :Travailleurs de l’entrepreneur Wittaker a Ruashi (Lubumbashi), décembre 1926.« Entre janvier et octobre 1926, 203 forçats moururent à l’Union minière, dont la grande partie à la Mine de Ruashi, où la mortalité atteignit 18,3% durant la période de janvier-mai.» Jules Marchal (1999), p. 163

Lire aussi

En page 56, l’interview de Simon Moutquin, député Ecolo membre de la Commission spéciale qui a activement participé aux débats relatifs à sa constitution, ainsi que en pages 59 et 61 les interviews de deux membres du groupe d’experts mis en place par la commission, Anne Wetsi Mpoma, historienne de l’art et membre de l’association de la diaspora Bamko, ainsi que du Prof. dr. Elikia M’Bokolo (EHESS, Université Kinshasa) qui nous présentent leurs attentes initiales par rapport aux travaux de la Commission.

Le parlement pour « se réconcilier avec son passé colonial » ?

L’initiative politique (probablement concertée avec le Palais) fut prise par le CD&V et le VLD (tous deux membres du gouvernement Wilmès). Le 11 juin, le CD&V déposa au Sénat une proposition de résolution « relative à une étude scientifique sur le passé colonial de la Belgique » (8) (qui constitue, pour l’essentiel, une reprise d’une proposition déposée à la fin de la législature précédente par la même première signataire, la sénatrice Sabine de Bethune). Cette proposition partageait avec celle d’Ecolo-Groen le fait de demander au gouvernement de créer une équipe d’experts multidisciplinaire sur le passé colonial, chargée de rédigée un rapport. Elle en différait cependant sur deux points importants. D’une part, elle nommait plus précisément une série de crimes (« exécutions », « mutilations », « viols », « déportations », « rapts d’enfants », « régime de terreur », « racisme et impunité institutionnalisés », etc.). 

De l’autre, elle cadrait l’objectif de l’étude demandée : « parvenir, au bout d’une année, à une connaissance détaillée des graves violations dont les droits de la population concernée ont fait l’objet, ainsi que du contexte de ces violations » et « permettre de déterminer l’attitude et les responsabilités de tous les acteurs concernés, y compris les différentes autorités et administrations belges ». Le soir même, à la VRT, le président du CD&V, Joachim Coens, indiquait qu’il était temps pour le gouvernement belge et la famille royale de reconnaître que le passé colonial belge « a été un problème à certains égards » et de « se réconcilier » avec ce passé, en mentionnant que des excuses seraient appropriées. Il a également précisé que le 60e anniversaire de l’indépendance congolaise (et donc la date du 30 juin) serait « vraiment un bon moment » pour le faire. Le 12 juin, la princesse Esmeralda de Belgique (fille de Léopold III) indiquait qu’elle pensait qu’il était «  très important que l’on évoque le problème des excuses » et, surtout, le président de la Chambre, Patrick Dewael (VLD) proposait, via Twitter, de mettre sur pied une « une commission vérité et réconciliation, avec des experts ».  Initiative à laquelle à peu près tous les partis se rallièrent sur le principe.

Le 16 juin, une pléiade d’historiens belges et étrangers ayant effectivement travaillé sur la colonisation belge prirent position dans le débat public à travers la signature d’une carte blanche importante, rappelant qu’il existe un consensus historique sur la responsabilité de Léopold II dans la violence de « son » État indépendant ainsi que sur les aspects les plus importants du passé colonial (voir l’encadré p. XX). Les signataires concluaient et pointant le fait que « L’idée de créer une «commission vérité » parlementaire pourrait être un instrument pour faire émerger un consensus politique autour de cette histoire mais ne doit pas être un moyen d’en retarder la reconnaissance. ».

Crime contre l'humanité

Selon l’article 136 ter du Code pénal belge : « (…) Conformément au Statut de la Cour pénale internationale, le crime contre l’humanité s’entend de l’un des actes ci-après commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre une population civile et en connaissance de cette attaque :
1° meurtre;
2° extermination;
3° réduction en esclavage;
4° déportation ou transfert forcé de population;
5° emprisonnement ou autre forme de privation grave de liberté physique en violation des dispositions fondamentales du droit international;
6° torture;
7° viol, esclavage sexuel, prostitution forcée, grossesse forcée, stérilisation forcée et toute autre forme de violence sexuelle de gravité comparable;
8° persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste ou en fonction d’autres critères universellement reconnus comme inadmissibles en droit international, en corrélation avec tout acte visé dans les articles 136bis, 136ter et 136quater;
9° disparitions forcées de personnes;
10° crime d’apartheid;
11° autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé physique ou mentale ».

Exaction : n. f.

« Exaction : n. f. XIIIe siècle. emprunté du latin exactio, « action de faire rentrer (de l’argent) », puis « recouvrement d’impôt », de exigere, au sens de « faire payer » (voir exact). 1. Action par laquelle une personne ou une autorité exige par intimidation une contribution qui n’est pas due ou des droits supérieurs à ceux qui sont dus. Le plus souvent au pluriel. Les exactions de Verrès sont célèbres. 2. Au pluriel. Actes de violence, de pillage, sévices commis, générale-ment par une armée, à l’égard d’une population. Il est rare qu’une guerre de conquête ne s’accompagne pas d’horribles exactions. » in Dictionnaire de l’Académie, neuvième édition.

12 juin - « Créer une commission vérité et réconciliation »

Le 12 juin, le Président de la Chambre, Patrick Dewael (VLD), a lancé sur Twitter l’idée d’une commission parlementaire spéciale : « Il est temps pour la Belgique de se réconcilier avec son passé colonial. Le Parlement est un forum approprié pour la recherche et le débat public à ce sujet. Mercredi, je discuterai avec les groupes politiques de la manière dont nous pouvons parvenir, avec des experts, à créer une commission vérité et réconciliation ».

16 juin - “Le débat rappelle celui sur le réchauffement climatique...”

Le 16 juin, Gillian Mathys (Université de Gand), et quarante autres historiens belges et étrangers ayant travaillé sur notre l’histoire coloniale prenaient, dans les colonnes du journal Le Soir, publiquement position dans le débat dans les termes suivants (extrait) :

« (…) Le Palais dit attendre un « consensus historique » sur la responsabilité de Léopold II dans la violence de « son » État indépendant avant de s’exprimer sur ce sujet. Un coup d’œil sur les travaux historiques des trente dernières années montre toutefois que ce consensus existe bel et bien et ne dépend pas de nouvelles études détaillées pour être étayé, comme semblent le suggérer certains. Le débat sur la responsabilité de Léopold II dans le règne de terreur au Congo rappelle à certains égards celui sur le réchauffement climatique, en ce sens qu’une petite minorité reste aveugle à l’écrasante charge des preuves déjà amassées.

En tant que souverain autocrate de l’État indépendant du Congo, Léopold II était responsable d’un régime fondé sur une violence massive et structurelle, visant à l’exploitation maximale des ressources de « sa » colonie et ayant conduit à une diminution de sa population – selon les derniers calculs démographiques/historiques – d’un à cinq millions de Congolais. Il était conscient des horreurs perpétrées sur le terrain, mais n’a pratiquement rien fait pour les arrêter. Il existe un large consensus historique sur ces questions.

En outre, le focus sur Léopold II ne doit pas conduire à ignorer les responsabilités de l’État belge, qui a pris le contrôle du Congo en 1908. Le régime du Congo belge s’appuyait également sur le racisme, la répression et l’exploitation, indépendamment des motivations individuelles des coloniaux. Le colonialisme s’est accompagné d’une propagande sélective, qui mettait en avant des éléments jugés « positifs » tels que les réalisations dans le domaine de l’éducation, des soins de santé et du développement d’infrastructures, mais sans mentionner le fait que ces efforts étaient aussi déployés en fonction du profit économique pour la « mère patrie » belge. De plus, ces éléments ne compensent en rien les souffrances de la population congolaise. (…) ».

30 juin – “Mes plus profonds regrets...”

Ce 30 juin, à l’occasion du 60 ième anniversaire de l’indépendance, le roi Philippe a adressé une lettre au président congolais, Félix Tshisekedi, qui formule des regrets vagues et flous (extrait) :

“(…) Pour renforcer davantage nos liens et développer une amitié encore plus féconde, il faut pouvoir se parler de notre longue histoire commune en toute vérité et en toute sérénité. Notre histoire est faite de réalisations communes mais a aussi connu des épisodes douloureux. À l’époque de l’État indépendant du Congo, des actes de violence et de cruauté ont été commis, qui pèsent encore sur notre mémoire collective. La période coloniale qui a suivi a également causé des souffrances et des humiliations. Je tiens à exprimer mes plus profonds regrets pour ces blessures du passé dont la douleur est aujourd’hui ravivée par les discriminations encore trop présentes dans nos sociétés. Je continuerai à combattre toutes les formes de racisme. J’encourage la réflexion qui est entamée par notre parlement afin que notre mémoire soit définitivement pacifiée. (…)”.

Regret, subst. Masc.

“Regret, subst. Masc. : (…) Mécontentement ou peine d’avoir ou de n’avoir pas accompli dans le passé une action personnelle qui, sans être moralement répréhensible, a causé un certain mal. (…).”, in Trésor de la langue française (CNRS).

Creux regrets, royal mépris

Le 30 juin, comme suggéré par le président du CD&V, le roi Philippe est intervenu dans le débat en formulant de « profonds regrets pour ces blessures du passé » dans une lettre adressée au président de la République démocratique du Congo. L’ambiguïté des termes utilisés dans cette lettre (lire dans l’encadré XX) mérite d’être pointée. La formulation de « regrets » n’implique ni la reconnaissance d’une responsabilité ni d’une faute. L’objet même de ces « regrets » reste flou, a fortiori les responsables ne sont pas nommés, ou plus exactement les responsabilités semblent imputées à l’époque elle-même (au « passé », à la « période coloniale »). Plus globalement, la missive du roi suggère que les « épisodes douloureux » de l’histoire belgo-congolaise sont contrebalancés par des « réalisations communes ». Le successeur de Léopold II et de Baudouin allant jusqu’à voir dans cette démarche un moyen de «  renforcer davantage nos liens et développer une amitié encore plus féconde ».

S’agissant de crimes contre l’humanité commis pendant quatre-vingts ans sous la responsabilité de ses prédécesseurs, on a rarement lu de prétendus « repentirs » aussi creux, arrogants et pleins d’une telle morgue néocoloniale pour les victimes et leurs descendants, qui ne cède en rien à celle de ses ancêtres. Sur le fond, ces « regrets » ne constituent en rien une évolution de la position officielle de l’État belge par rapport à son passé colonial et ne sortent pas du cadre tracé par le rapport de la Commission d’enquête qui avait été mise sur pied en 1904 par Léopold II, sous la pression internationale, et dont le site officiel monarchie.be résume en ses mots la conclusion : la commission « reconnaît les mérites de l’action royale au Congo, tout en relevant des abus et des lacunes » (sic). La seule avancée décelable dans la position exprimée par le roi Philippe (qui est faite sous la responsabilité politique du gouvernement Wilmès et a donc dû être concertée avec lui) est la reconnaissance d’un lien entre les discriminations et le racisme qui existent aujourd’hui et le passé colonial. Et encore, à bien lire sa lettre, celle-ci ne reconnait aucun lien de causalité entre la colonisation d’hier et le racisme d’aujourd’hui, mais seulement le fait que les victimes perçoivent un tel lien.

« Faire la clarté », une mission confuse

La proposition du président de la Chambre a poursuivi son cheminement et a abouti, le 17 juillet, à la création au sein de la Chambre d’une commission  spéciale « chargée d’examiner l’état indépendant du Congo (1885-1908) et le passé colonial de la Belgique au Congo (1908-1960), au Rwanda et au Burundi (1919-1962), ses conséquences et les suites qu’il convient d’y réserver » (sic) (9). Selon le texte instituant cette commission adopté par la Chambre, cette commission a essentiellement deux missions, tout aussi vagues l’une que l’autre  : celle de « faire la clarté » sur le passé colonial belge, sans guère plus de précisions sur ce qui est attendu, l’autre est « d’élaborer des propositions pour la réconciliation entre les Belges (y compris les Belges d’origine congolaise, rwandaise et burundaise), et optimaliser les relations entre les Belges et les Congolais, Rwandais et Burundais » (sic).

Il est prévu que cette commission œuvre sur base d’un travail réalisé par une équipe pluridisciplinaire d’experts chargés de rédiger, pour le 1er octobre 2020, un premier rapport concernant les événements historiques du passé colonial belge, en indiquant « quels sont les points de vue historiques sur lesquels il existe un consensus parmi les historiens, en particulier sur les violations des droits humains, le racisme et la ségrégation institutionnels, la violence structurelle, le travail forcé, l’exploitation économique ». Le groupe d’experts étant par ailleurs chargé d’examiner «  la mesure dans laquelle des actions symboliques telles que le retrait ou la contextualisation de statues honorant ou ayant honoré des protagonistes de la colonisation, une reconnaissance publique des faits et des excuses publiques ou la construction de monuments / mémoriaux en l’honneur des Congolais, Rwandais, Burundais et des victimes de la colonisation, etc. peuvent produire des effets d’apaisement, tant en Belgique qu’à l’étranger ». Sa lettre de mission prévoit que la commission parlementaire est chargée de commencer son travail, sur base du rapport des experts, à partir du 1er octobre 2020, afin de rédiger un rapport dont les conclusions et les recommandations pourront être soumises, dans un délai d’un an, au débat et au vote en séance plénière.

Le premier travail de la commission fut de fixer la composition de l’équipe multidisciplinaire des dix experts chargés de rédiger le premier rapport. Ce à quoi elle est arrivée, au terme de laborieuses tractations entre les partis et en générant de nombreuses contestations des personnes pressenties, y compris par voie de presse. Le choix de la liste d’experts retenus a donné lieu à plusieurs critiques. Du côté du MR, d’abord, qui a stigmatisé le choix «  des profils retenus par certains partis qui indiquent déjà une certaine direction, une voie idéologique prononcée qui pourraient nuire, in fine, aux travaux de la commission.» (10). Mais aussi, ensuite, de l’association Ibuka Mémoire et Justice, qui compte de nombreux rescapés du génocide des Tutsis, et qui a vivement condamné la désignation au sein du groupe d’experts de l’avocate au barreau de Bruxelles de nationalité rwandaise Laure Uwase (apparemment soutenue par le CD&V) (11), en ce que celle-ci revendique son appartenance à l’asbl Jambo, dont la lecture du génocide rwandais est « controversée » (c’est-à-dire négationniste, selon Jean-Philippe Schreiber) (12).

Enfin, le 18 août, une cinquantaine d’historiens ont publié une tribune dans laquelle ils critiquent la méthodologie de travail adoptée par la commission, en pointant notamment le choix politique du groupe d’experts, la confusion entre la mission d’établir des faits historiques et celle, plus politique, de formuler des propositions en matière de « réconciliation » (et dès lors l’amalgame dans le composition du groupe d’experts entre des historiens de la question coloniale et des avocats, des représentants d’associations de la diaspora congolaise…), l’ampleur excessive de la tâche fixée et le caractère irréaliste des délais fixés (13). D’une façon plus prospective, ces historiens plaidaient pour que « que le volet historique soit complètement disjoint du débat politique concernant les questions actuelles relatives au racisme et à la gestion de l’héritage colonial (monuments, compensations éventuelles, etc.) ».  D’autres historiens leur ont répondu, défendant la méthodologie de la commission et plaidant pour « une historiographie socialement ancrée » (14).

Grandes attentes, issue incertaine

Cet été, le groupe d’experts a commencé à se mettre au travail, et la commission spéciale devrait entamer le sien au début du mois d’octobre (s’il n’y a pas d’élections fédérales d’ici-là). Elikia M’Bokolo (EHESS, Unikin), qui fait partie du groupe d’experts nous a indiqué qu’il espérait que la commission permette « une identification précise de ces processus violents liés à la colonisation, qui ont commencé vers 1880 et se sont prolongés au-delà de 1960 à travers notamment les interventions des services spéciaux, des mercenaires, etc. », et plus globalement qu’elle contribue à ce que la Belgique tourne la page de la glorification de son passé colonial. Anne Wetsi Mpoma (historienne de l’art et membre de l’association Bamko), qui fait également partie du groupe d’experts, nous a indiqué que pour sa part elle attendait « que la qualification de crimes coloniaux belges en tant que crimes contre l’humanité soit proposée et discutée » (lire p. XX). On ne peut encore prédire le résultat auquel aboutira cette démarche parlementaire. Récemment, Paul Magnette, président du PS assumait franchement la chose : « les faits sont bien connus, les travaux d’historiens sont nombreux et ont pu démontrer les crimes contre l’humanité qui ont été perpétrés dans le contexte de la colonisation » (15).

La commission le fera-t-elle? Tout le reste en découle (relecture de l’histoire, identification des responsables, excuses pertinentes, demandes de pardon, restitutions de biens, réparations, enseignement de l’histoire, devenir des statues de Léopold II, devenir du Musée royal de l’Afrique centrale, etc.). Il semble toutefois improbable que les héritiers des pouvoirs qui ont organisé ces crimes (maison royale, État, Église, grandes entreprises…) ou qui y ont collaboré (institutions scientifiques, etc.) soient prêts à en accepter la reconnaissance. Le contenu même du texte qui institue la commission peut faire craindre qu’elle soit conçue pour n’aboutir qu’à une demi-reconnaissance, une demi-occultation et à des demi-excuses sans véritable portée, qui ne seraient que la poursuite du déni, reformulée selon les conditions du moment. D’une part, aucune reconnaissance des crimes n’a été explicitement formulée à ce stade du travail parlementaire. D’autre part, le parlement a accolé à l’idée d’un examen du passé colonial celle d’une “réconciliation”. Or, s’agissant de victimes de crimes contre l’humanité d’hier et de leurs descendants, peut-on sans indécence leur demander, qui plus est après 60 ans d’occultation de la vérité, qu’elles se “réconcilient” aujourd’hui avec les héritiers de leurs bourreaux ?

Quoiqu’il en soit, les spectres sont inlassables et les faits sont, dit-on, têtus. Trente universitaires belges et étrangers viennent de publier un livre sur le “Congo colonial” (16) qui rompt avec le cadre de la philosophie de l’histoire pro-coloniale (apport de la “civilisation”, du “développement”, etc.) qui a longtemps caractérisé l’historiographie belge dominante de la colonisation (Stengers, Vellut…). Que ce soit à travers le travail de cette commission ou par le biais d’autres démarches, les faits finiront par être pleinement reconnus. La question est de savoir quand, mais aussi dans quel projet d’avenir s’inscrira cette relecture du passé : remise en cause du système économique et politique auquel la colonisation est liée ou revendications communautaires à l’intérieur de ce système (lire p. XX) ?

(1) Arnaud Lismond-Mertes, « Les fantômes de Léopold II au Parlement », Ensemble ! n° 93, p. 70, avril 2017.

(2) Belfond 1998, titre original « King Leopold’s Ghost: A Story of Greed, Terror and Heroism in Colonial Africa ».

(3) Voir par exemple Elikia M’Bokolo, « Il y a eu un génocide et un ethnocide », in Ensemble ! n°92, décembre 2016, p. 72 et Patricia Van Schuylenbergh  « Mon rôle n’est pas de juger », ibid, p. 68 ainsi que l’ensemble de l’histoire du Congo de Jules Marchal : « L’État libre du Congo : Paradis perdu » (1996), « E.D. Morel contre Léopold II » (1996), « Travail forcé pour le cuivre et pour l’or » (1999), « Travail forcé pour le rail » (2000), « Travail forcé pour l’huile de palme de Lord Leverhulme » (2002).

(4) Arnaud Lismond-Mertes, « Le négationnisme belge », in Ensemble ! n°92, décembre 2016, p. 60.

(5) Doc 55 1334/001

(6) Luc Sels, Rector of KU Leuven, « Values made visible: KU Leuven places bust of Leopold II in storage », 12 juin 2020.

(7) Martine Dubuisson, « Léopold II, le roi qui crée un malaise jusqu’au Palais », Le Soir, 12 juin 2020.

(8) Sabine de Bethune et cst, « Proposition de résolution relative à une étude scientifique sur le passé colonial de la Belgique », 11 juin 2020, S. 7-167

(9) La Chambre, Doc 55 1462/01

(10) MR.be, Objectivons les débats !, 15 juillet 2020

(11) Ibuka, La Belgique désigne une militante de JAMBO asbl parmi les experts sur le Rwanda, 7 août 2020, www.ibuka.be

(12) Jean-Philippe Schreiber, « Une pyromane pour éteindre l’incendie », 11 août 2020, www.ibuka.be

(13) F. Balace (ULG) et alii, « Commission Congo: les historiens pour un conseil d’experts scientifiques indépendants du débat politique », LaLibre.be, 18 août 2020

(14) B. Bevernage (UGent) et alii, « Commission Congo: la peur paralysante de l’historien », Le Soir, 24 août 2020

(15) Paul Magnette, Discours tenu à l’occasion de l’inauguration de la rue Patrice Lumumba à Charleroi, le 2 juillet 2020.

(16) I. Godderis, A. Lauro et G. Vanthemsche (dir), «Le Congo colonial, une histoire en questions », 2020.

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