récit de vie

Accompagnateur de train : rouage d’une entreprise publique en démantèlement

Que représente exactement le travail quotidien de ce travailleur de la SNCB, quelles sont les tâches précises sous sa responsabilité et dans quelles conditions se réalisent-elles ? Voyage au cœur d’une entreprise en voie de privatisation, dont les travailleurs sont pourtant conscients d’effectuer des missions publiques, au service de la population.

Accompagnateur de train : un métier où l’on voit du pays.
Accompagnateur de train : un métier où l’on voit du pays.

Nous le voyons annoncer le départ du train par son coup de sifflet, ou encore sillonner les voitures durant notre voyage… Toutes et tous, nous avons sans doute un jour posé les pieds dans un train en Belgique, et dès lors inévitablement croisé l’un des travailleurs les plus « visibles » de la Société nationale des chemins de fer belges (SNCB) : l’«accompagnateur de train». Avant tout visible par son uniforme marqué du logo de la société, il est surtout l’interlocuteur privilégié des voyageurs, sur toutes les lignes et dans chaque convoi. L’ensemble de ses tâches, ses responsabilités, et son véritable quotidien nous sont en revanche peu connus. En dehors du traditionnel contrôle du titre de transport, les voyageurs n’ont sans doute qu’une idée imprécise de son métier.

Si la plupart des Belges se déplacent vers une usine, un bureau, un magasin ou un autre lieu fixe, pour y réaliser leurs heures de travail, le professionnel rencontré ici se déplace, lui, pour… continuer à se déplacer. Ses journées s’écoulent en effet dans un mouvement permanent : il ne cesse de parcourir le pays pour des dizaines, des centaines et des milliers de kilomètres annuels, à bord des trains déplaçant les voyageurs pour leur travail et leurs loisirs. Le jour de notre entretien, le dialogue se réalise assis, autour de la table familiale. Depuis son domicile wallon, notre travailleur nous parle de ses tâches quotidiennes et des conditions parfois difficiles dans lesquelles elles se réalisent.

En première ligne durant le confinement de la population.

La rencontre avec notre témoin s’est déroulée à la fin du mois de février 2020, avant les mesures sanitaires liées à la pandémie dans laquelle nous sommes plongés. Dans ce contexte, les accompagnateurs de train font partie des professions restées en action durant le confinement. Il nous a semblé intéressant de recontacter notre accompagnateur pour lui permettre d’évoquer cette période particulière.

« La gestion du Coronavirus a été et reste pénible. Nous avons encore une fois la preuve que nous sommes gérés par des gens déconnectés de la réalité de notre métier… ou qui ne prennent tout simplement pas le train ! Les masques ont tardé à arriver, puis sont arrivés suite à nos plaintes. Nous devons maintenant nous transformer en flics et faire respecter le port du masque et la distanciation sociale, et ainsi nous exposer à nouveau à l’agressivité des réfractaires.

Nous avons été dispensés un temps de contrôler, mais la direction nous demande aujourd’hui de reprendre le contrôle, « sur base volontaire » car elle sentait bien notre réprobation arriver, alors que la pandémie est loin d’être terminée. Il ne faut pas être virologue pour comprendre que les trains et leurs voyageurs sont des vecteurs de virus… La climatisation et l’air pulsé des trains font le reste. J’ai par exemple travaillé le premier mai, jour de la fête du travail, alors que nos décideurs prétendent maintenir les trains car ils sont indispensables aux gens pour aller au travail.

Seul point positif : la SNCB fait enfin des efforts pour que les trains soient propres et les toilettes fonctionnelles ! »

Ensemble ! Nous avons pour habitude de démarrer par une brève description du parcours de notre témoin, préalable à son arrivée dans le métier dont nous allons exposer les spécificités.

Mon parcours professionnel est assez varié. J’ai beaucoup changé de travail, en commençant, après mes études secondaires, par des boulots disons « alimentaires »… En tout cas envisagés comme temporaires. J’ai par exemple été magasinier dans un commerce d’alimentation, mais ça ne me plaisait pas du tout… Je suis passé par des périodes de chômage, durant lesquelles j’ai passé un permis de conduire pour camions. Cela m’a mené vers une activité de vide-maisons, par exemple. Comme mes parents devenaient âgés, je suis revenu dans la région où j’ai grandi et il a donc fallu ici retrouver un travail. J’ai eu un peu de mal, fait des intérims, travaillé comme chauffeur dans une entreprise… A un moment, les enfants avaient grandi, et l’un d’eux nous a annoncé vouloir s’inscrire à l’université, il me fallait donc des revenus stables. J’ai pensé à la SNCB.

Enfin, pour être complet, j’y ai repensé, car j’avais déjà envisagé y postuler dix ans auparavant. J’avais laissé tomber car l’entreprise me semblait représenter un grand capharnaüm, ce que je confirme aujourd’hui avec ma vision de l’intérieur. En me redirigeant vers la SNCB, j’ai d’abord postulé comme conducteur mais n’ai pas réussi la formation. J’ai donc été « viré » de la SNCB, car je n’avais pas de « piston » pour accéder à un autre poste à l’intérieur de la société. Je dis ça car on entend souvent parler de personnes « recasées », mais ça n’a pas été mon cas. Durant mon préavis de la formation de conducteur, quelqu’un m’a demandé pourquoi je n’avais pas choisi accompagnateur, il voyait mon profil plutôt là… J’avais éliminé cette option en raison de la faiblesse de mon néerlandais et, par ailleurs, des informations sur la violence et les agressions envers les accompagnateurs. En cours de journée, l’idée a cependant fait son chemin et le soir même j’ai postulé via le site de la SNCB. Au final, je ne regrette vraiment pas mon premier échec, mon métier d’accompagnateur de train me convient.

Pour permettre de pénétrer au mieux la réalité du métier, pourriez-vous décrire la « journée-type » de l’accompagnateur de train à la SNCB ?

Un côté sympathique est que je vois du pays, je sillonne toute la Wallonie avec des pointes vers certaines régions de Flandre. Pour l’organisation du temps, la constante est que chaque accompagnateur est attaché à un dépôt, où est démarré et terminé le service. On commence donc par s’y rendre, on dépose nos affaires, on se change, puis on part « faire des trains ». Ensuite on rentre au dépôt, on dépose notre matériel et on rentre chez nous…

Au niveau des horaires, nous avons des « séries », et dans ces séries, nous avons des « services ». Une série dans un dépôt peut, par exemple, être composée de vingt semaines de sept jours. Chaque jour est appelé « service », un service comportant plusieurs trains à assurer, soit comme « chef de bord », soit comme « agent-contrôle ». Une place nous est attribuée dans cette série. Concrètement, cette semaine je me situe dans la « semaine deux » de cette série, la semaine prochaine je serai en « semaine trois ». Un collègue, lui, assure la « semaine dix-neuf » et sera en « semaine vingt » la semaine prochaine, il repartira donc en « semaine un » la semaine qui suit. Cette tournante permet de faire rouler tous les trains attribués à un dépôt et il en est de même pour les conducteurs. Important : ces séries comportent des moments de « réserve », durant lesquels nous allons effectuer des remplacements avec un horaire confirmé la veille.

Chaque jour le service et l’horaire sont différents, nous faisons parfois des matins, à d’autres moments nous avons des services plutôt de journée, d’autres encore des services de « tard ». Cela dépend des dépôts, mais certains services du matin peuvent commencer à trois ou quatre heures. Un service doit faire minimum six heures et maximum neuf heures, donc si je commence à quatre heures du matin, je peux terminer à dix heures ou à treize heures. La série des matins est fort prisée parce que, si les gens commencent très tôt, le reste de la journée est cependant libre. Au moment de rentrer chez soi, il reste pas mal d’heures de lumière du jour, on peut encore entreprendre des activités. Si toutefois on a l’énergie pour les réaliser.

Il y a des avantages et des inconvénients à cette organisation. L’avantage évident est qu’il n’y a pas vraiment de routine, je ne fais pas demain ce que j’ai fait aujourd’hui… Ça, c’est sympathique. Avec l’inconvénient de travailler certains jours fériés et certains week-ends, on a l’avantage – en quelque sorte-  de pouvoir récupérer ces jours par des congés. Par contre, pour la vie sociale ce n’est pas évident.

Sur le site Internet de recrutement de la SNCB, on peut trouver une vidéo où l’une des premières phrases de l’accompagnateur présentant le métier est « Si je suis devenu accompagnateur, c’est pour trouver un bon équilibre entre un métier que j’aime et ma vie familiale avec mes deux filles ». De plus – dans une vidéo de quatre minutes – il répète encore à la fin qu’il « a trouvé un équilibre avec sa vie familiale ». (1)

C’est tellement faux ! Si le but est d’attirer des candidats, ceux-ci doivent savoir qu’au début de leur carrière ils devront souvent aller travailler dans un dépôt loin de chez eux et seront en permanence en réserve, avec des horaires fixés au jour le jour. Je ne pense pas que ce soit évoqué dans la vidéo… En outre, avant d’entrer « en série », durant une période de minimum six mois en début de carrière, nous sommes « hors série », toujours en réserve. Cela veut dire qu’on ne connaît pas du tout l’horaire, l’accompagnateur sera casé au jour le jour, pour combler les trous, remplacer les départs en maladie, les congés, etc.

Avoir des gens en réserve arrange le système. Actuellement, toutes les cinq ou six semaines environ, nous avons deux semaines de réserve, selon les dépôts. Durant ces semaines « hors série », on ne sait donc pas ce qu’on fera le lendemain. En regard de la vie sociale, c’est assez terrible, parce que pour prendre des rendez-vous, etc, c’est impossible. A présent mes enfants sont grands, mais pour les collègues parents d’enfants en bas âge, c’est très compliqué. À certaines périodes du début de ma carrière, quasiment les seuls moments passés avec ma femme étaient les nuits. Je ne faisais pratiquement que dormir avec elle ! Impossible de prévoir d’autres choses, on ne faisait que se croiser.

Au niveau du rythme de sommeil, c’est également très difficile. Des enquêtes sanitaires ont été réalisées, dont les conclusions étaient catastrophiques pour notre santé. Si je fais un matin, pour ne pas être mal, je dois aller dormir vers 20h-21h. Ensuite, certaines semaines c’est exactement le contraire, je termine le boulot à minuit-une heure, pour pouvoir me coucher au mieux à deux heures… L’horloge biologique est fortement perturbée.

Les syndicats se sont mobilisés ces dernières années pour défendre le métier d’accompagnateur.
Les syndicats se sont mobilisés ces dernières années pour défendre le métier d’accompagnateur.

Comment, selon vous, faudrait-il réorganiser ce système horaire ?

Nous devrions avoir des prévisions d’horaires, au minimum plusieurs jours à l’avance. Le problème principal est que nous travaillons en sous-nombre. Pourquoi ? Parce que la SNCB déclare en permanence recruter, mais dans les faits il y a peu d’engagements. En tout cas nous ne voyons pas les choses évoluer positivement. Si nous sommes en sous-nombre, la conséquence inévitable est une difficulté d’organisation des postes et des horaires, ainsi que la prévision des congés. C’est un cercle vicieux. Avec un tel rythme et les problèmes de sommeil en conséquence, il n’est pas incongru de voir augmenter les problèmes de maladie. Les autres membres du personnel font des remplacements, jusqu’à ce qu’ils craquent à leur tour, etc. Tout le monde est à bout : ceux qui n’ont pas leurs congés, bien entendu, mais aussi d’autres râlant sur les collègues qui se mettent en maladie, pour ensuite se mettre eux-mêmes en maladie, notamment pour… avoir leurs congés !

Il y a un avantage financier à ces horaires décalés ? Au niveau du salaire, jugez-vous être bien payé ?

Les primes des samedis, des dimanches et des jours fériés sont intéressantes. Ça motive tout de même les gens à venir, disons ça comme ça… Le système de récupération d’heures est intéressant, on fait beaucoup d’heures supplémentaires, on les cumule et on récupère le tout en jours de congé, ajoutés aux jours officiels. Au final, nous avons plus de jours de liberté dans l’année, mais en sacrifiant pas mal de week-ends et de jours fériés, et de soirées avec les amis ou la famille.

Nous pouvons également évoquer certains avantages, finalement moins « avantageux » après analyse. Par exemple, nous bénéficions d’un « libre parcours » sur le réseau, mais dans les faits cela ne nous permet généralement pas de nous rendre au travail en train vu qu’à l’heure où nous devons y aller (tôt le matin), ou en revenir (tard le soir) : les trains ne roulent pas. Or, nous ne bénéficions pas de frais de déplacements sous prétexte qu’on nous « offre » ce libre parcours. En outre, les cheminots utilisent finalement peu le train pour les loisirs. Autre exemple : certaines entreprises privées prennent en charge le nettoyage des uniformes de leurs salariés ou donnent une prime au kilomètre si nous allons travailler à vélo, pas la SNCB. Notre mutuelle est dite « gratuite » mais il ne faut pas se leurrer, au final cela a quand même une répercussion sur notre salaire. J’ai été fonctionnaire à la Communauté française et à cette époque mon épouse pouvait bénéficier du service social pour, par exemple, ses lunettes. Ici, rien.

Pour le salaire, tout est relatif, mais pour quelqu’un sans diplôme, sans études exceptés les quatre mois de formation de la SNCB, c’est relativement correct, mais avec les inconvénients évoqués. Quand on se rend au recrutement, comme pour la vidéo que vous évoquiez, on nous présente le métier comme emplis d’avantages, on ne nous évoque pas trop ces inconvénients. Et, bien entendu, on ne nous parlera jamais des équipes incomplètes, du sous-nombre de travailleurs et de l’impossibilité, souvent, de pouvoir prendre nos congés comme on le voudrait. Exceptés nos congés de vacances annuelles, une période de maximum trois semaines demandée à long terme, les autres jours de congé que nous demandons nous sont souvent confirmés ou refusés quelques jours avant la date demandée. Quand ce n’est pas la veille !

Votre statut professionnel est celui de fonctionnaire ? Vous êtes nommés ?

Pour l’instant oui, nous sommes nommés, après une période de stage d’un an, mais cette nomination est conditionnée par le fait de réussir l’examen du Selor (2), un examen linguistique donnant droit à une prime s’il est réussi. Nous avons six ans, après le début de la formation, pour le réaliser. S’il est raté, nous sommes susceptibles de redevenir contractuel. Certains de mes collègues avaient cette épée de Damoclès au-dessus de la tête, ils n’ont pas réussi et viennent, entre guillemets, d’être rétrogradés contractuels. Cela signifie moins de sécurité d’emploi, la perte de la couverture mutuelle spéciale de la SNCB, etc. Ils perdent quelques avantages. Ils peuvent également être virés plus facilement. Parmi les accompagnateurs, la proportion de contractuels doit être basse, mais ça tend à évoluer… Par exemple, au Selor, il est semble-t-il de plus en plus compliqué de réussir le test linguistique.

Dessin Pépé et Stiki
Dessin Pépé et Stiki

Vous devez être bilingues ?

Outre qu’il faut réaliser les annonces dans les deux langues, l’idée est de pouvoir au minimum répondre aux questions des voyageurs. Comme en général les conversations tournent autour des mêmes sujets, les titres de transports, les correspondances, les retards, etc, il n’est pas nécessaire d’avoir un niveau hyper élevé. L’examen du Selor se déroule en deux phases, une première sur ordinateur suivie d’une seconde à l’oral, pas évidente du tout. Personnellement, j’ai réussi « l’écrit » du premier coup, mais raté l’oral, finalement réussi au deuxième essai. Certains de mes collègues l’ont passé dix fois, et n’arrivent pas à le réussir. Il semble parfois biaisé, des rumeurs circulent sur l’existence de quotas… Quoiqu’il en soit, mes examens m’ont semblé « étranges ». Lors de mon premier essai, je n’étais pas certain d’avoir réussi, mais j’avais une impression positive, avec une chance d’être dans le bon, le jury m’a mis 30 %. La deuxième fois je me suis trouvé vraiment nul, et un autre jury m’a donné 50 % ! Comme il faut atteindre la moitié j’avais réussi.

Pour cette entreprise nationale, la question linguistique peut déboucher sur des situations cocasses, par exemple au moment de décider par quelle langue je dois commencer une annonce. Selon l’endroit où se trouve le train, on doit faire l’annonce d’abord en français ou d’abord en néerlandais. En Flandre, bien entendu, on devra privilégier le néerlandais, mais aussi, par exemple, si on est de passage sur une commune à facilités ! Vu le territoire de la région bruxelloise, et la vitesse d’un train, je ne suis pas certain d’être toujours dans la bonne langue prioritaire… Des collègues ont été convoqués par leur supérieur suite à des plaintes de voyageurs néerlandophones, auxquels l’accompagnateur s’est adressé en français…

Au niveau des conditions de travail, nous avons parlé des horaires, mais il y a aussi d’autres difficultés : votre exposition à la violence de certains voyageurs.

Oui. On en parle parfois dans les médias, de cette violence croissante. A priori la situation est connue du public, il faut donc sans doute également y voir une raison aux difficultés de recrutement. L’un des malentendus vient de la perception par le grand public de notre métier comme étant celui de « contrôleur ». Ce mot est réducteur, car dans les faits le contrôle est la dernière de nos prérogatives.

Un des gros problèmes avec les voyageurs, ces dernières années, était dû à la réglementation de fermeture des portes. La procédure était la suivante : on sifflait pour signaler aux voyageurs la fin de l’embarquement, ensuite on regardait s’il n’y avait plus de mouvements de voyageurs sur le quai, on fermait toutes les portes sauf la dernière, ensuite on donnait le départ au conducteur. On ne pouvait pas fermer cette dernière porte avant que le train ne bouge, or parfois le conducteur n’est pas prêt, et le train reste à l’arrêt un moment. Les gens légèrement en retard ne comprenaient pas pourquoi ils ne pouvaient pas monter dans le train par cette porte ouverte, avec le train à l’arrêt. Ils s’énervaient : « pourquoi vous ne me laissez pas monter ? », un énervement parfois accompagné d’insultes, voire de coups, ou encore de tentatives de forcer le passage. Ce moment était source de beaucoup d’agressions, et c’était fort problématique car en cas d’accident notre responsabilité est engagée. Nous craignons toujours une chute voire un accident mortel à la mise en route du convoi.

Pendant des années, la SNCB a prétendu le changement de procédure impossible, nous ne comprenions pas pourquoi, d’autant qu’aujourd’hui ils l’ont fait. C’est simple : une fois le départ annoncé, on ferme directement la dernière porte. On peut se faire insulter à travers la vitre, ou parfois les gens arrivent en dernière minute et tentent de retenir la fermeture de la porte, ça peut encore arriver, mais au niveau de la sécurité, c’est beaucoup mieux pour nous.

Lorsque vous arrivez dans le train, quelles sont vos tâches ?

Sur un train, nous sommes soit chef de bord, soit au contrôle. Nous le savons à l’avance, mais parfois cela peut changer en fonction de l’urgence. En tant que chef de bord nous sommes, avec le conducteur, responsables du train. Dans ce cas, nous désignons les tâches aux autres accompagnateurs, souvent le contrôle, mais aussi pourquoi pas les annonces, par exemple. Nous sommes alors le « supérieur » des collègues, dans le cadre de ce train-là. Cela dit, la plupart du temps, nous sommes seuls sur un train.

Dans nos prérogatives, nous trouvons quatre types de tâches, parfaitement « gradées ». La première est d’assurer la sécurité, nos responsabilités principales sont là. L’accent est mis sur ça, car notre responsabilité peut être engagée directement si un voyageur se blesse, voire s’il se tue. Un collègue a eu un problème de ce type récemment, lorsqu’un homme est tombé entre le train et le quai à la gare de Bruxelles Luxembourg, un incident très médiatisé. Un homme saoul était sur le quai, l’accompagnateur a lancé le départ du train puis, on ne sait pas très bien si l’homme a voulu retourner dans le train, s’il a tapé sur les portes sans raison apparente… Reste qu’il est tombé et s’est tué. Le collègue s’est retrouvé au poste de police, interrogé en tant que – entre guillemets – suspect.

Après la sécurité, nous trouvons la régularité. Nous veillons à faire en sorte que le train parte à l’heure prévue. En troisième position se trouve l’information aux voyageurs, ce qui est normal, ils doivent disposer d’une série d’informations, surtout en cas de problèmes sur le réseau. En dernière position nous trouvons le contrôle. C’est un peu « vicieux » car l’employeur place le contrôle en dernier, mais insiste malgré tout pour qu’il soit réalisé, nous sommes contrôlés nous-mêmes à ce sujet. Nous faisons face à un double discours : « attention, vous êtes là pour la sécurité avant tout, le contrôle n’est pas prioritaire », mais en bout de course « vous devez tout de même contrôler un minimum ». Cela revient dans les faits à imposer un rythme soutenu pour accomplir toutes les tâches, surtout en heures de pointe. Parfois nous devons nous dépêcher, mais personnellement j’essaie de ne pas me prendre la tête avec le contrôle, même si je l’effectue le plus largement possible.

Comment peuvent-ils vérifier le niveau de contrôles effectués ?

De plusieurs manières. Notre machine retient tous les scans des titres de transports électroniques et des cartes Mobib, nous pouvons donc être contrôlés par ce biais. Mais, et le public n’est généralement pas au courant de cela, il y a sur le réseau des « Mystery Shopper » !  Ce nom désigne des agents de la SNCB, en civil, qui vérifient incognito si les accompagnateurs font le boulot. Il s’agit d’une intrusion particulièrement « vicieuse » dans notre travail quotidien, basée sur un manque de confiance manifeste. (3)

Ensuite il y a le compte Twitter de la SNCB ! Des voyageurs twittent parfois pour dire « je n’ai pas été contrôlé ». (4) A l’aide de l’heure du message et de la ligne concernée, l’employeur peut réaliser les recoupements pour identifier le travailleur en service à ce moment précis. C’est également fort vicieux. Je n’ai personnellement jamais été appelé, mais certains de mes collègues ont dû se rendre devant la hiérarchie, pour être confrontés aux mots des voyageurs, et se justifier. La première justification est que nous sommes seuls en service, parfois pour des trains de dix voitures. Dans ce cas, chaque voyageur ne pourra nous voir pour un contrôle des billets, c’est impossible. Le voyageur non contrôlé doit en imaginer la raison : l’accompagnateur est trop occupé par d’autres tâches et, soit le train est trop long, soit le modèle complique encore nos tâches. Les automotrices « Desiro », par exemple, sont constituées de trois voitures. Si deux Desiros sont attachées ensemble, il n’est pas possible de passer d’une automotrice à l’autre. Il faut attendre un arrêt pour passer dans l’autre et le voyageur-twitteur aura alors peut-être déjà quitté le train.

Certains voyageurs sont abonnés, parfois quand je les contrôle, ils disent : « ha, je suis content de vous voir parce que je ne suis jamais contrôlé », puis a contrario certains râlent quand ils sont contrôlés…. Je suis certain que ce sont parfois les mêmes, plongés dans un livre ils n’ont soudainement pas envie d’être interrompus. Il y a des râleurs professionnels, c’est parfois très complexe.

Pourriez-vous décrire un exemple de situation difficile à gérer ?

Houlà, j’en ai tellement eu que j’aurais du mal à choisir… Spontanément je pense à un monsieur de l’année dernière : il m’apostrophe en montant dans le train qui, je le précise, était à l’heure : « Monsieur, pouvez-vous me dire pourquoi, tel jour, ce train avait vingt minutes de retard ? » Forcément, je ne peux pas savoir ça, je réponds donc que non. De suite : « c’est ça, vous ne savez jamais, évidemment ! Les nazis disaient la même chose en 40 ! » Il est parti dans un délire total. Au final, je n’ai pas su faire autrement que rire, en demandant s’il y avait une caméra cachée… Voilà un exemple plutôt rigolo tellement c’est énorme, mais parfois l’agressivité est difficile à encaisser. Dans ces cas-là, nous avons parfois du soutien des autres voyageurs, mais pas toujours. Les gens ont peur face à une personne agressive.

Une autre source de problème vient du changement des canaux de ventes de tickets. Un jour la SNCB a décidé de placer des automates sur les quais, et nous devons désormais appliquer un supplément de sept euros si la personne n’a pas pris le ticket avant de monter dans le train. La personne invalide ou simplement en retard, ou victime du dysfonctionnement de l’appareil, est donc mise sur le même plan que le fraudeur. La procédure était différente auparavant, nous avions le droit de décider d’appliquer ou non un « droit de confection », de deux euros cinquante. Selon la situation, de bonne foi ou de mensonge manifeste, on décidait de la marche à suivre, mais ça ne posait en général pas de problème, car la somme restait peu importante. Aujourd’hui nous sommes obligés de demander sept euros en plus, quel que soit le prix du ticket, et même si la personne est venue nous prévenir en montant. Ça pose souvent des problèmes, les gens deviennent agressifs et on va souvent au clash, avec des insultes voire pire… La conclusion à tirer est celle-ci : la hiérarchie prend des décisions, sans tenir compte de l’avis du personnel situé en première ligne, qui devra ensuite gérer la mesure et ses conséquences au quotidien.

De manière générale, il faut vraiment faire preuve d’une « zen attitude » absolue. Il va sans dire qu’avec nos horaires décalés et la fatigue, il peut arriver de craquer pendant ces moments de tension. En outre, durant ceux-ci, les discussions parfois sans fin font perdre du temps, et je ne peux poursuivre le contrôle, par exemple.

Le problème de la violence envers les accompagnateurs est réel, une campagne de lutte contre ces actes a récemment été menée par l’entreprise.
Le problème de la violence envers les accompagnateurs est réel, une campagne de lutte contre ces actes a récemment été menée par l’entreprise.

Qu’est-il prévu pour les situations les plus critiques ?

Vous touchez là un point qui constitue un véritable gros problème. Pour assurer notre sécurité, nous disposons du SOC, le Security Operation Center, que nous pouvons appeler en cas de gros souci, si nous nous sentons en danger. Le SOC est situé à Bruxelles. Prenons en « exemple-type » la personne qui espère éviter de payer lors d’un voyage court, si elle descend au premier arrêt après la montée dans le train. Si, face à cette situation, je dis au SOC être avec un voyageur sans billet, sans argent ni pièce d’identité, ils vont la plupart du temps me signifier l’absence d’équipe sur place : « si tu as un gros problème, appelle la police ! » Hum.

La police ne vient jamais, soit parce qu’ils n’en ont rien à cirer, ce qui à mon avis est le cas, soit parce qu’ils sont pris ailleurs, ce qui arrive aussi. Au final, il restera de cette façon des zones d’impunité, lors desquelles on peut se faire taper dessus. Et tout ça, à nouveau, ralentit le train… Encore une fois, nous sommes face à un « double discours » de la part de la hiérarchie, une exigence de contrôle et une exigence de ponctualité, parfois incompatibles. Si on « laisse couler » le problème pour ne pas nous mettre en danger ou mettre le train en retard, il est éventuellement possible qu’un Mystery Shopper assiste à la scène. Ou alors un voyageur va twitter pour nous dénoncer.

Vous êtes parfois face à des « conflits intérieurs », face à des gens dans des situations de pauvreté extrême, forcés de se déplacer sans moyen financier ?

Bien entendu, ces situations se présentent tout le temps, et de plus en plus. Parfois je ferme les yeux. C’est évidemment interdit, mais parfois je leur dis « ça va, je ne vous ai pas vu », mais la situation doit le permettre, sans voyageurs autour pour voir et rapporter la scène. Toutes sortes de situations sont possibles, parfois très complexes au niveau de la négociation. Certains nous toisent tout de suite, et nous interpellent « ouais, toi pourquoi tu me mets une amende ? Tu gagnes plus à la fin du mois ou quoi ? ». Ça peut mal tourner car ils t’insultent, ça devient agressif. Et parfois ils sont à plusieurs, et c’est chaud. Des collègues ont parfois subi des violences physiques, parfois même avec une arme pointée sur eux pour avoir leur caisse, menacés par un couteau, ont reçu des coups de poings, des choses comme ça…

Cependant, un suivi est réalisé par la SNCB, plutôt bien fait. En cas de gros problème, un service interne nous appelle pour signaler le nombre de jours de maladie à prendre, le fait qu’on peut faire une « pause », aller voir un médecin, un psychologue… Dans ces cas extrêmes, il y a une certaine bienveillance de l’employeur pour les travailleurs en difficulté sur le lieu de travail. Il m’est arrivé une fois d’aller voir un psychologue après des soucis avec un voyageur, il y a des années… Ça s’est franchement bien passé. Par contre, au niveau d’éventuelles indemnités il n’y a rien, en général nous sommes agressés par des gens insolvables, en marge de la société. Nos plaintes sont classées sans suite.

Les médias relaient parfois des mobilisations de travailleurs suite à des agressions de collègues…

Ça, c’est plutôt fini, je pense. Ça arrive encore aux TEC (ndlr. La société régionale wallonne du transport), mais de moins en moins à la SNCB, la solidarité interne disparaît. Je crains que la hiérarchie ait réussi à diviser les gens… D’un point de vue personnel, je n’ai pas assez d’ancienneté pour avoir un grand angle de vue et visualiser à quel point ça s’est dégradé. Mais j’observe que la situation du personnel, en sous-nombre, monte les gens les uns contre les autres. Toujours la même histoire, certains pestent sur les collègues en maladie, même avec des raisons valables. Voilà déjà un élément de réponse sur le manque de solidarité. On peut aussi parler du rôle toujours un peu trouble des syndicats. Sur le terrain, nous avons parfois le sentiment que le syndicat « fait semblant » de nous soutenir… Les délégués, dans mon entourage, sont vraiment bien, ils se démènent vraiment pour les travailleurs. Au-dessus d’eux, par contre, c’est flou, les délégués eux-mêmes ne savent pas très bien comment les choses se négocient dans les hautes sphères.

En cas de grève, les médias dominants, dans leur grande majorité, discréditent les grévistes.

C’est clair. À chaque grève dans les chemins de fer, les médias participent au dénigrement des grévistes, décrits comme des preneurs d’otages, par exemple. Les reportages s’appuieront sur les témoignages de voyageurs qui ont raté leur examen, n’ont pas pu aller au boulot, etc. Ou alors les journalistes font des raccourcis énormes, présentant un point de détail comme raison de l’arrêt de travail, alors qu’en réalité le ras-le-bol résulte de la situation générale. Les problèmes, ils sont là toute l’année, comme le sous-effectif par exemple. A un moment, ça craque. Franchement, pour nous à la SNCB, il est clair que les médias sont devenus un instrument de propagande contre les travailleurs et les petites gens.

Au moment de passer à l’action, la stratégie face aux médias représente à chaque fois un questionnement. Et ça divise ! Certains voient réellement la grève comme une action inutile, qui reviendra à monter les gens contre nous. Ils veulent parfois simplement aller vers les gens, leur expliquer la situation, les tenants et les aboutissants, le pourquoi on fait grève. C’est vraiment très compliqué, on n’a pas beaucoup de moyens d’action, finalement. Et puis, il y a surtout ce fameux service minimum (5) instauré depuis peu. Avec cette loi, nous sommes obligés de déclarer si nous ferons grève ou pas. Chacun, individuellement. Avec ça, ils se donnent les moyens de contrer l’action car que font-ils, dans les faits ? Personne ne l’entendra dans les médias, mais ils donnent des primes à ceux qui travaillent. Ils font rouler des chefs, des accompagnateurs montés en grade, habituellement dans des bureaux. Ils trouvent des subterfuges, ils font travailler ces gens sur des gros trains, pour calmer les navetteurs et le grand public. En fait, ils ont trouvé le moyen de casser la grève.

Nous avons évoqué tout à l’heure l’installation d’automates sur les quais, une évolution entraînant la suppression de personnel aux guichets et la fermeture de gares. Naturellement, le côté humain de la société y perd, mais d’un point de vue financier qu’en est-il selon vous ? Les installations ont un coût, la SNCB y gagne-t-elle au final, d’un point de vue strictement financier ?

Entre travailleurs, en interne, nous parlons beaucoup de ces évolutions. Souvent, il s’agit de ne pas remplacer des travailleurs en partance pour la retraite, donc il n’y a pas de licenciement à proprement parler. Cela dit, le but annoncé de ce type d’évolutions est de faire des économies, en effet. Et là, je ne sais pas si la population s’en rend bien compte, mais en interne, nous constatons constamment la gestion catastrophique du budget de la société. Ils développent à la fois un discours sur de nécessaires économies, tout en faisant des frais inconsidérés.

Prenons un exemple, durant une période ils ont testé une nouvelle procédure de départ, en vue de laquelle nous avons reçu de nouveaux équipements. Cela s’appelait le système DICE, pour « Departure in a controlled environment ». Dans les trains, près des portes, ils ont installé des plaquettes avec une série de chiffres, on peut encore les voir en montant dans certains trains. Nous allions devoir scanner avec un smartphone. Ils ont avancé dans la mise en place, puis ont décidé en cours de route d’abandonner… Ils ont stoppé net ! Subitement, ce n’était pas une bonne idée, c’était trop cher et techniquement trop compliqué à mettre au point. Le problème est qu’ils avaient déjà engrangé des millions de frais. Vous imaginez ? Le coût du smartphone, multiplié par le nombre d’agents. Et c’est tombé à l’eau…

Il y a quatre ans, nous avons reçu une tablette, nommée ITRIS, avec laquelle nous confectionnons les tickets dans le train. A nouveau, une par accompagnateur de train, la facture doit être énorme. Eh bien, c’est également un fiasco car elle fonctionne mal, il y a régulièrement des bugs. Au final, non seulement cela coûte, mais en plus ça fait perdre de l’argent à l’entreprise, car lors des bugs nous ne pouvons faire aucun billet. Nous perdons également personnellement, car nous manquons alors les primes personnelles sur les titres de transport confectionnés dans les trains. Inutile de dire qu’on a régulièrement l’air totalement ridicule quand on doit faire un constat à une personne sans ticket, en terminant par « bon, je ne peux pas vous faire votre amende, bonne journée ». Ils semblent n’en avoir rien à foutre, ils continuent à acheter du matériel dont on pourrait, au mieux, aisément se passer.

Aujourd’hui, ils ont trouvé autre chose, regardez ce que nous avons reçu : une montre connectée. Le top du top des équipements, n’est-ce pas… Il est prévu qu’à l’avenir nous donnions le départ du train avec ça. Par hasard, j’ai aperçu le même modèle dans un magasin : ce truc coûte 220 euros. J’imagine qu’ils ont des prix de gros, mais à nouveau, à l’échelle de tous les accompagnateurs, ça doit chiffrer. On nous a annoncé au départ une mise en service en juin 2020, mais il y a déjà un premier report, on nous parle à présent de janvier 2021. Qui sait, ça va peut-être à nouveau tomber à l’eau. (6) Et nous, travailleurs, nous devons supporter ça au quotidien, on nous menace de nous supprimer tel avantage, de supprimer des jours de congé, nous sommes forcés d’évoluer avec une espèce d’épée de Damoclès au-dessus de la tête parce que la SNCB doit soi-disant faire des économies, et en parallèle nous constatons des achats inutiles et une gestion calamiteuse. L’information aux voyageurs, une de nos prérogatives, est très inefficace par manque d’organisation et de matériel de pointe. Très souvent les voyageurs, avec leur smartphone, sont au courant d’un problème sur le réseau ferroviaire avant nous. Ils savent parfois pourquoi notre train est à l’arrêt… nous pas.

La plupart des accompagnateurs aiment beaucoup leur boulot, malgré toutes les difficultés.
La plupart des accompagnateurs aiment beaucoup leur boulot, malgré toutes les difficultés.

Il nous reste à évoquer la transformation de l’entreprise, scindée en 2004 en différentes entités. Qu’implique cette scission au quotidien ? Comment vous parle-t-on de cette évolution en interne, et quelles sont les conséquences à appréhender selon vous ?

La plus grosse idiotie, en partie imposée par l’Union européenne, est la scission entre Infrabel, gestionnaire du réseau, et la SNCB pour les autres aspects, tout ce qui concerne le matériel roulant, les voyageurs, les tickets, etc. Pourquoi ? Comme d’autres opérateurs sont susceptibles de venir travailler sur le réseau belge, ils ont séparé le gestionnaire de ce réseau, en vue de la libéralisation. Infrabel, responsable de l’infrastructure, devait se rendre indépendant de la SNCB pour vendre ses services en se faisant payer par des opérateurs étrangers, ou par la SNCB, devenue une cliente comme les autres. L’effet pervers évident est qu’en définitive, avant même la privatisation, nous sommes déjà entrés en concurrence avec Infrabel ! Cette situation crée énormément de problèmes, notamment de communication, mais aussi financiers : Infrabel facture parfois des choses abusives à la SNCB, qui facture à Infrabel des services contestés. Nous sommes devenus des sortes de frères ennemis, avec une collaboration très compliquée. (7)

Par ailleurs, la concurrence existe déjà entre travailleurs. Il y a par exemple une « fuite » des conducteurs. Le secteur du transport de marchandises a été libéralisé il y a quelques années et des acteurs étrangers utilisent déjà le réseau belge. Des conducteurs du secteur voyageurs sont recrutés, on leur donne un meilleur salaire, une voiture de société, mais ils sont prévenus, ils savent qu’ils vont faire beaucoup plus d’heures, qu’ils auront moins de congés, qu’ils perdent leur statut… Malgré cela, certains partent, car ils en ont marre de la façon dont ils sont considérés à la SNCB. On peut s’attendre à une concurrence identique pour le personnel des accompagnateurs de train, quand le secteur du transport de voyageurs sera libéralisé.

Dans les États où le rail est libéralisé, on constate également des catastrophes ferroviaires. Cette concurrence entre frères ennemis, peut-elle avoir des conséquences de ce type, ou d’autres dysfonctionnements techniques ?

Tout à fait. En raison des difficultés de communication et de coordination entre entités, on peut s’attendre à des accidents, accompagnés en outre de grosses difficultés pour éclaircir les faits. Si un accident résulte d’un feu rouge non respecté, Infrabel essayera de rejeter la faute sur le conducteur de la SNCB. Lui, il invoquera des problèmes dans les signaux, dont la compétence revient à Infrabel. Une série de questions importantes se posent donc au sujet de la responsabilité devant les tribunaux. Déjà aujourd’hui il y a des problèmes de signaux, des conducteurs constatent déjà des anomalies. Ce n’est pas prévu, mais personnellement si j’étais conducteur je mettrais une dashcam (8) pour enregistrer le déroulé du voyage. Cela ferait une preuve à apporter au tribunal, car imaginons une anomalie constatée par le conducteur pour un signal non réglementaire, s’il le suit par obligation et provoque un accident, Infrabel prétendra peut-être que le signal était au rouge… Comment prouver qu’il était bien au vert ? Je schématise un peu, mais cela donne une idée de la dynamique à l’œuvre, et des problèmes possibles.

Cela doit être une énorme source de stress.

Bien entendu. C’est pour ce type de raisons que je ne regrette finalement pas avoir raté la formation de conducteur. Grâce à elle, je connais leur métier, et je sais à présent être mieux comme accompagnateur. En parlant de stress, nous pouvons évoquer les suicides, car les accompagnateurs doivent gérer ce type de situations, régulièrement. Je touche du bois, je n’en ai jamais eu jusqu’à aujourd’hui… En cas de suicide, le conducteur est le premier censé aller voir la victime et couvrir le corps si la personne est décédée. C’est très glauque et quand je dis « le corps », excusez-moi pour les détails, mais il s’agit bien souvent des morceaux du corps… C’est très traumatisant et si le conducteur n’est pas « apte », l’accompagnateur est tenu de descendre et s’en occuper.

Dans ces cas extrêmes, il faut gérer les voyageurs, les prévenir du problème et, si l’endroit le permet, procéder à l’évacuation. Si ce n’est pas possible ils sont obligés d’attendre dans le train, ou le train peut éventuellement à terme rebrousser chemin. C’est très complexe. Le parquet descend sur les lieux et toute la circulation est bloquée aux alentours. Quand un conducteur lance l’alarme, les trains ne roulent plus dans un large périmètre car, à nouveau excusez-moi pour les détails sordides, mais s’il y a des morceaux de corps sur d’autres voies, les blocages peuvent être très étendus. Les problèmes seront en chaîne et les collègues de tous ces trains vont subir le mécontentement des voyageurs, car nous sommes en première ligne pour des problèmes sur lesquels nous n’avons aucune prise.

Aujourd’hui, la SNCB est dans sa dernière phase de libéralisation, la société communique-t-elle avec les travailleurs à ce sujet ?

Oui, la direction communique, principalement en agitant des « carottes » pour nous motiver. La date butoir, qui a déjà changé plusieurs fois, est aujourd’hui fixée à 2023. Le discours de la hiérarchie est que l’État va statuer sur la rentabilité ou non de la SNCB. En schématisant : si elle n’est pas rentable, on libéralise et on ouvre la Belgique aux opérateurs étrangers. Ils agitent cette épée de Damoclès au-dessus de la tête du personnel, en disant « vous devez être plus productifs », « vous devez faire des concessions », sinon vous allez être libéralisés, vous risquez de perdre votre statut, etc. Psychologiquement, ce n’est évidemment pas confortable du tout, mais surtout ce débat est dès le départ une aberration. Demander de considérer la SNCB en termes de rentabilité est un non-sens, la notion de service public n’a rien à voir avec la rentabilité. Il est bien entendu normal de maîtriser les coûts, ne pas faire n’importe quoi, mais la gérer comme une entreprise privée, ça n’a pas de sens. Intégrer ce critère de rentabilité revient donc à déjà poser un pied vers la libéralisation.

Par ailleurs, nous avons évoqué de gros problèmes de gestion, notamment avec le matériel coûteux, acquis et finalement non utilisé, donc évoquer aux travailleurs la rentabilité et de nécessaires concessions est simplement indécent. Au sein du personnel, nous pensons souvent à un scénario « Sabena bis ». Afin de pousser la privatisation de la société aérienne nationale, il avait été fait en sorte qu’elle ne soit plus « rentable ». Il nous semble devoir faire face au même scénario, par ailleurs à la Poste ils y sont arrivés en partie et à Belgacom également, même si l’État garde une majorité de parts… Ça a l’air un peu plus difficile avec la SNCB, mais on peut penser qu’ils vont y arriver.

Un mot de la fin ?

Certains renvoient l’image des fonctionnaires – un cliché – comme des travailleurs paresseux, qui ne font rien, des sortes de « parvenus ». Au sujet des travailleurs de la SNCB, je n’ai pas du tout ce sentiment. Au contraire, beaucoup de mes collègues aiment beaucoup leur boulot, malgré toutes les difficultés. En général, ils essayent de bien faire, au mieux. Nous sommes conscients de faire un travail de service, nous ne nous sentons pas travailler « dans une entreprise » : avant tout nous rendons service à la population. La SNCB est un des plus gros employeurs de Belgique, et l’ambiance n’est pas identique aux autres entreprises, il y a encore un esprit de corporation, avec des familles de cheminots sur plusieurs générations, etc. Mais comme je le disais, avant il y avait beaucoup plus de solidarité, des cheminots s’en vont, dégoûtés. La corporation est là, mais son esprit s’évapore.

(1) Vidéo « Une journée avec un accompagnateur de train », SNCBtv, 2016. Disponible en ligne.

(2) Le Selor s’occupe du personnel de l’Etat, de son recrutement, des examens linguistiques, etc.

(3) Peu d’informations sont disponibles sur ces membres du personnel de la SNCB. La parlementaire Caroline Cassart-Mailleux (MR) a posé une question au ministre de la mobilité sur le résultat des enquêtes de « Mystery shopping », officiellement déployées pour « améliorer » le taux de contrôle dans les trains et lutter contre la fraude. Selon la réponse du ministre, ces opérations sont réalisées deux fois par an, durant deux mois.

(4) Les contrôlés demandent plus de contrôles ! Le nombre de voyageurs contrôlés semble en effet pour certains être un enjeu important. L’association « navetteurs.be », par exemple, fait des sorties dans la presse pour se plaindre du manque de contrôle. L’association a mené une enquête sur le réseau pendant dix jours, pour arriver au constat que 44 % des voyageurs ont été contrôlés sur 436 trajets. Cela accorderait une impunité aux fraudeurs… « La mission principale des accompagnateurs n’est pas le contrôle car ils ont, et c’est bien normal, des missions liées à la sécurité et à l’information qui passent avant le reste explique Gianni Tabbone de navetteurs.be, nous demandons donc que les effectifs de la Ticket control team (TiCo Team) soient renforcés », « SNCB : combien de voyageurs sont réellement contrôlés ? », rédaction RTBF, 23 janvier 2015. Les « TiCo Teams » sont des équipes supplémentaires débarquant sur un train, avec pour seule tâche le contrôle des billets. Elles sont principalement orientées sur les lignes et trains rapportés comme difficiles à contrôler par les chefs de bord, notamment par leur composition de voitures non-interconnectées, ou par le nombre important de voyageurs sur la ligne, ou encore elles sont affectées aux heures de pointe.

(5) La loi sur le service minimum a été mise en application sur le terrain le 28 juin 2018, une première dans l’histoire syndicale des chemins de fer en Belgique. Les agents désireux de faire grève doivent l’annoncer dans un formulaire remis par l’employeur, 72 heures avant l’arrêt de travail. Les travailleurs grévistes sont remplacés par des non grévistes. La raison invoquée est de permettre au navetteur de bénéficier d’un service minimum garanti, mais dans les faits cette mesure sert à casser les mouvements syndicaux, et va à l’encontre des droits fondamentaux des travailleurs.

(6) Les sociétés industrielles du secteur des nouvelles technologies semblent avoir d’efficaces représentants de commerce, pour forcer l’achat des joujoux. Au sujet de l’absence de saine gestion au sein de la SNCB, lire « Travailler à la SNCB  une mission au service du public », article précédant ce témoignage, dans le même numéro.

(7) Sur les méfaits de la libéralisation et de la privatisation, lire également « Travailler à la SNCB  une mission au service du public », aux pages précédentes. Le lecteur pourra notamment y trouver en encadré un compte-rendu des conséquences concrètes observées dans les pays où la libéralisation est achevée.

(8) Une « Dashcam », pour « dashboard camera », est en français une « caméra de tableau de bord ». La caméra est installée dans un véhicule pour enregistrer ce que le chauffeur voit, à l’extérieur comme à l’intérieur de l’habitacle. Ce système, mis en place dans certains pays, pourrait servir lors d’une procédure judiciaire suivant un accident.

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