Presse

Une oasis pour les journalistes exilés

L’ASBL En-GAJE, acronyme de “Ensemble – Groupe d’aide aux journalistes exilés », offre soutien, réseau et reconnaissance professionnelle aux journalistes qui ont dû fuir leur pays. Une manière de lutter en faveur de la liberté de la presse, malmenée un peu partout dans le monde, et aussi de contribuer à changer le regard que l’on porte sur les immigrés.

En-GAJE (son initiateur Jean-François Dumont à droite sur la photo) a reçu le Prix de la Démocratie et des Droits de l'Homme du parlement FWB en mars 2022.
En-GAJE (son initiateur Jean-François Dumont à droite sur la photo) a reçu le Prix de la Démocratie et des Droits de l'Homme du parlement FWB en mars 2022.

« J’étais totalement découragé. J’avais perdu mon énergie, mes repères, mon travail, ma famille, mes amis, mon pays. Mon vain combat pour me fixer quelque part m’épuisait. J’étais à deux doigts de perdre pied, quand on m’a mis en contact avec En-Ga-Je. Cette ASBL m’a aidé à confectionner mon dossier en vue du statut de réfugié, m’a permis de faire de belles rencontres et de retisser du lien social et, surtout, de renouer avec ma passion, mon métier : le journalisme. » Ebrahim, originaire de Syrie où il était à la fois journaliste et militant politique, a débarqué en Belgique en mai 2021, après une période traumatisante, plusieurs passages par la case prison, un long périple et de nombreux rebondissements (lire ici). Aujourd’hui, sa situation reste très précaire, mais En-GAJE lui a permis de garder la tête hors de l’eau.

« C’est après avoir assisté aux Assises du Journalisme à Tours, en France (1), au printemps 2018, que l’idée de ce projet s’est imposée à moi, explique Jean-François Dumont, l’ex-rédacteur en chef adjoint du Vif/L’Express, devenu par la suite Secrétaire général adjoint de l’Association des Journalistes Professionnels (AJP) : il fallait créer, en Belgique, une structure où accueillir des journalistes contraints à l’exil en raison de leur activité. Je me le suis alors juré : la concrétisation de ce projet allait être le projet de ma retraite. »

La Maison des Journalistes de Paris : un exemple inspirant

A ces Assises du journalisme, une jeune journaliste burundaise demandeuse d’asile en France raconte à Jean-François Dumont les raisons pour lesquelles elle a fui son pays, les conditions de son arrivée en France et sa rencontre salvatrice avec la Maison des Journalistes (MDJ). L’association est née en 2002 à Paris grâce à l’initiative de Danièle Ohayon, écrivaine et ancienne journaliste à France Info. Deux ans plus tôt, dans un parc, elle avait rencontré un SDF, un journaliste tchétchène contraint à la fuite, qui avait tout perdu : un choc, pour Ohayon, qui s’est alors lancée corps et âme dans ce projet, dans lequel elle a embarqué le réalisateur Philippe Spinau. Depuis plus de vingt ans, l’association défend les valeurs fondamentales d’une information libre dans le monde en accueillant et en accompagnant des professionnels des médias venus trouver refuge en France.La Maison des Journalistes possède, au cœur de la capitale française, une grande bâtisse de 14 chambres qui fut, en son temps – petit clin d’œil de l’histoire -, une usine de fabrication de… brosses à reluire, aujourd’hui reconvertie en lieu d’accueil pour les journalistes qui, précisément, ont refusé d’en être. Et qui, en raison de leur liberté de ton ou leur opposition aux pouvoirs en place, ont été menacés, emprisonnés, et pour certains torturés dans leur pays. Depuis sa création, la MDJ a accueilli quelque 500 journalistes de 80 pays, qui ont pu amorcer là leur reconstruction. La MDJ ne propose pas seulement un sas de décompression et un lieu d’hébergement temporaire : à travers L’œil de la MDJ, son média en ligne, elle offre à ses résidents et ex-résidents un espace où ils et elles peuvent continuer d’exercer leur droit d’informer et de critiquer (2).

En-GAJE veut contribuer à défendre la liberté de la presse partout dans le monde et, aussi, à changer le regard des Belges sur les migrants.

Bref : Jean-François Dumont, stimulé par la découverte de cette association française, se jure alors de créer quelque chose de cet ordre en Belgique. Conscient qu’on ne se lance pas tout seul dans pareille aventure, il teste l’idée auprès de, notamment, Societa Ngo, directrice générale de l’ASBL Coordination et initiatives pour réfugiés et étrangers/Ciré – une ASBL qui défend les droits des personnes exilées en Belgique, avec ou sans titre de séjour -, et de Florence Le Cam, qui dirige le département de journalisme de l’ULB. Elles accueillent l’idée avec enthousiasme : un tel projet, pressentent-elles, aiderait bien sûr des personnes en détresse, mais contribuerait également à défendre la liberté de la presse et, peut-être aussi, à changer le regard des Belges sur les migrants. Ce petit monde organise alors un tour de table avec des représentants d’associations engagées dans l’accueil des réfugiés et/ou la défense de la liberté de la presse.

Une « maison des journalistes » à la belge, version light

Les choses avancent à un bon rythme : en décembre 2018, quelques journalistes et représentants de plusieurs institutions couchent sur papier les statuts de l’ASBL « Ensemble – Groupe d’aide aux journalistes exilés » : En-GAJE était né, avec pour objet social « L’aide aux travailleurs des médias en exil et le soutien à la liberté d’informer ».
Notons que les statuts, parus dans Le Moniteur du 9 janvier 2019 (3), précisent que le terme de « journalistes » doit s’entendre au sens de « travailleurs des médias ». En effet, tous les journalistes ne sont pas porteurs d’une carte de presse : le statut de media workers (en usage à la Fédération internationale des journalistes) a donc été retenu comme le plus pertinent pour qualifier ceux qui participent à la diffusion de l’information.

Assez rapidement, il apparaît aux porteurs du projet que la « maison des journalistes à la belge » serait amputée de son volet hébergement : la MDJ bénéficie d’un financement important (la plupart des médias français parrainent une chambre, le Fonds européen pour les réfugiés, la Ville de Paris et plusieurs opérateurs privés lui versent des fonds), et la recherche d’un tel financement chez nous aurait considérablement retardé la concrétisation du projet, dont la pérennisation aurait en outre été très compliquée à assurer.
Dans le même souci de sobriété financière, l‘association décide après quelques mois de renoncer à son bureau : les rencontres entre journalistes exilés se dérouleront au Presse Club Bruxelles Europe, et les réunions de l’association se tiendront à Bruxelles, soit au Centre de presse international logé dans le Résidence Palace, soit au siège de l’Association des journalistes professionnels (AJP), à Bruxelles.

Les journalistes exilés et les initiateurs d’En-GAJE participent régulièrement à l’opération « Journalistes en classe » : de quoi conscientiser les étudiants sur la réalité de l’exil, ainsi que sur l’importance de défendre la liberté de la presse.
Les journalistes exilés et les initiateurs d’En-GAJE participent régulièrement à l’opération « Journalistes en classe » : de quoi conscientiser les étudiants sur la réalité de l’exil, ainsi que sur l’importance de défendre la liberté de la presse.

Des services et de la reconnaissance professionnelle

Dès le début de l’année 2019, En-GAJE organise donc ses premières réunions avec des journalistes exilés en Belgique, contactés sur la base du fichier de contacts transmis par la Fédération internationale des journalistes. Plusieurs réunions et quelques fructueuses discussions plus tard, les trois axes autour desquels s’articuleraient les actions de l’ASBL sont clairement identifiés.
Le premier axe représente le volet « Aide et services » : les journalistes exilés ont besoin de soutien, notamment pour leurs démarches juridiques, pour s’inscrire dans un parcours de formation professionnelle, pour apprendre le français, etc. : « Nous écoutons leurs besoins et tentons d’y répondre le plus concrètement possible. Nous aidons également ceux qui font une demande d’asile à élaborer leur dossier, notamment en attestant de la réalité journalistique dans leur pays et des dangers qu’ils encourraient s’ils devaient être renvoyés chez eux. »

Mais pas question, dans l’esprit des fondateurs de l’ASBL, d’être une « association de gentils Blancs qui viennent en aide aux journalistes immigrés », souligne Dumont. Via cinq d’entre eux qui présents au CA, ces derniers sont véritablement partie prenante de l’organisation ; ils participent aux décisions et orientent les actions.

Le deuxième axe est plus spécifiquement lié à la sauvegarde de l’identité professionnelle de ces journalistes, et à la défense de la liberté de la presse. Lancé en mars 2022, Latitudes, le média en ligne collaboratif et trilingue (français-néerlandais-anglais) des journalistes en exil et des étudiant.es en journalisme de l’ULB et de la VUB, leur offre un espace où publier leurs récits, leurs analyses de politique internationale et leurs reportages, sous la forme d’articles, de podcasts, vidéos et autres webdocs (4) : « Un journaliste reste un journaliste, même s’il a dû fuir son pays et son média. Certains journalistes exilés étaient des stars dans leur pays : ils présentaient le JT sur une chaîne de télévision nationale, dirigeaient une radio, écrivaient pour une revue ou un journal connus, étaient des spécialistes reconnus. Un jour, ils ont dû quitter tout ça, et ici ils ne se sentent plus personne, juste un chiffre versé dans les statistiques de l’immigration. On ne peut évidemment pas leur épargner le choc de l’exil. Mais au moins, dans Latitudes, ils peuvent continuer d’exercer leur métier, et ce contre rémunération, ce qui nous paraissait important. »

Certains journalistes exilés étaient des stars dans leur pays. Un jour, ils ont dû quitter tout ça, et ici ils ne se sentent plus personne, juste un chiffre versé dans les statistiques de l’immigration.

Bien sûr, tous rêvent de pouvoir intégrer un jour une « vraie » salle de rédaction, pouvoir collaborer à une « vraie » chaîne radio ou télé, ou à un « vrai » journal, mais le parcours est semé d’embûches : soit leur diplôme n’est pas reconnu chez nous, soit ils maîtrisent imparfaitement le français ou le néerlandais, soit les médias « traditionnels » sont frileux. Jean-François Dumont de relever ce paradoxe : « Plusieurs études pointent l’absence de diversité dans les médias belges, et aussi bien les médias eux-mêmes que les instances professionnelles tels que le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA) et l’Association des Journalistes professionnels (AJP) en admettent le constat. A En-Ga-Je, on met à leur disposition un répertoire d’une cinquantaine de journalistes exilés qui ont du métier et des compétences spécifiques, et qui pourraient faire de bons articles ou être interviewés en tant que témoins, experts, ou encore servir d’interprètes, etc. Mais il faut bien constater qu’il est compliqué d’établir un lien entre ces journalistes et les médias belges… »
Alors, En-GAJE se démène pour que « ses » journalistes aient le plus de visibilité possible : dans le cadre du programme « Journalistes en classe » (JEC) de l’AJP (5), ils témoignent de leur parcours dans les écoles, sensibilisent les élèves à l’importance de la liberté de la presse; certains interviennent également dans des cours ou des ateliers à l’Ihecs (Institut des Hautes Etudes des Communications Sociales), et « deux journalistes exilés ont obtenu un contrat d’assistant à l’ULB », se félicite Dumont.

« Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit » : entre ce que prescrit l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme et la réalité, il y a un fossé… qu’En-GAJE s’efforce de réduire.
« Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit » : entre ce que prescrit l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme et la réalité, il y a un fossé… qu’En-GAJE s’efforce de réduire.

Contribuer à faire changer le regard

Et c’est ici qu’apparaît le troisième axe autour duquel s’articulent les actions de l’ASBL, à savoir l’axe de la sensibilisation du grand public. A En-Ga-Je, on a bien compris l’importance, pour ces personnes déracinées, de pouvoir nouer des liens, faire des rencontres, se créer un réseau : l’ASBL favorise des rencontres entre journalistes exilés, et un site web, une newsletter et les réseaux sociaux contribuent à briser les solitudes et à nouer des contacts professionnels et personnels. Elle organise aussi des rencontres-dialogues et des expos à destination du grand public. Ainsi, au printemps 2023, le parlement francophone bruxellois accueillait l’exposition « Journalistes en exil », déjà présentée dans plusieurs lieux en Région bruxelloise et en Wallonie. Les portraits du photographe bruxellois Frédéric Moreau de Bellaing témoignaient magistralement des parcours et des souffrances des journalistes exilés, lesquels ont également raconté comment ils vivaient désormais en Belgique, et comment ils tentaient de poursuivre, à distance et souvent dans la souffrance, leur combat en faveur de la liberté d’expression. « Ces échanges et ces rencontres entre les journalistes exilés et les citoyens belges, que ce soit à l’aide de ce type d’événements ou de rencontres dans les écoles, les hautes écoles et les universités, contribuent, nous l’espérons, à changer le regard que l’on porte sur les réfugiés : il s’agit bien ici de femmes et d’hommes instruits, curieux,qui avaient un boulot passionnant, et qui ont eu le courage de témoigner en prenant le contrepied des autorités de leur pays. »

En un peu plus de quatre ans d’existence, En-GAJE s’est bien implantée dans le tissu associatif et, en 2022, elle s’est vue récompensée du Prix pour la Démocratie et les Droits de l’Homme du Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles :« Ce Prix, d’un montant de 10.000 euros, récompense l’ASBL En-GAJE qui soutient la liberté de la presse, l’un des fondements de l’État de droit, en permettant aux journalistes exilés qu’elle accueille de garder leur identité professionnelle et d’éclairer l’opinion sur les situations qu’ils et elles fuient », soulignait alors le Parlement. Une belle reconnaissance, et aussi un peu d’oxygène pour les finances de l’association qui, on s’en doute, sont sous tension. « Jusqu’ici, nous fonctionnons avec des bénévoles, indique Jean-François Dumont. Mais, vu notre niveau d’activités et le nombre de nos projets, nous allons devoir bénéficier de l’apport de collaborateurs rémunérés. Ce qui implique, bien sûr, que nous trouvions de nouvelles sources de financement structurel. Car les subventions décrochées auprès de la Cocof, de la Région bruxelloise ou de la FWB, ainsi que les quelques dons des membres institutionnels, n’y suffiront pas. » Un nouveau défi à relever…

(1) https://journalisme.com/qui-sommes-nous/ Les Assises du journalisme constituent un lieu d’échanges et de réflexions sur le journalisme et sa pratique, indépendant de toute tutelle. Un lieu ouvert aux journalistes et aux éditeurs, aux étudiants et enseignants, aux chercheurs et – surtout -aux citoyens.

(2) https://www.oeil-maisondesjournalistes.fr/ Dans L’œil de la MDJ, l’association relaie le combat de « ses » journalistes, qui présentent dans ses pages l’état de la presse dans leur pays d’origine et exercent un droit de suivi sur la situation politique.

(3) https://www.engaje.be/a-propos/association/ Les Fédérations internationale et européenne des journalistes (FIJ/FEJ), le CIRE, l’ULB, la VUB, la Ligue des droits humains Amnesty International (BF), l’Association des journalistes professionnels (AJP) et son homologue néerlandophone (VVJ) s’y sont associées.

(4) https://medialatitudes.be/ Latitudes est un média en ligne, créé en mars 2022 en Belgique par l’ASBL En-Gaje, l’ULB et la VUB. Consacré essentiellement aux thèmes des droits humains, des migrations et de la liberté d’expression, ses contenus sont réalisés par des journalistes en exil, des étudiants en journalisme de l’ULB et de la VUB. La rédaction de Latitudes est animée par un Comité éditorial, composé de membres des trois organisations fondatrices et de journalistes exilés en Belgique.

(5) https://www.ajp.be/jec/ Lancée et coordonnée par l’Association des Journalistes Professionnels (AJP), l’opération « Journalistes en classe » a pour objectif de répondre gratuitement aux demandes du milieu scolaire et du secteur Jeunesse désireux de recevoir des journalistes professionnels (presse écrite, radio, télé, web). Les objectifs de cette visite peuvent être aussi bien une initiation au monde des médias que l’explication du métier de journaliste, une discussion sur un sujet d’actualité, une aide à la réalisation d’un média.

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