récit de vie

Travailler à la SNCB : une mission au service du public

La Société nationale des chemins de fer est, historiquement, l’une des plus grandes entreprises publiques de Belgique. Elle est aujourd’hui bien malmenée, menacée par une finalisation du processus de libéralisation, annoncée pour 2023.

Le 5 mai 1835, la ligne reliant Bruxelles (Allée verte où se situait la première gare) à Malines est inaugurée. Pour la première fois au monde, une capitale est desservie par une ligne de chemin de fer. (Photo Train World)
Le 5 mai 1835, la ligne reliant Bruxelles (Allée verte où se situait la première gare) à Malines est inaugurée. Pour la première fois au monde, une capitale est desservie par une ligne de chemin de fer. (Photo Train World)

Des récits de vie pour une immersion dans le monde du travail

Dans cette optique nous avons déjà exposé les récits d’un livreur à vélo de plats cuisinés, d’une infirmière en soins palliatifs, de rédactrices de comptes rendus des débats parlementaires, ou encore d’un jeune en contrat financé par le Forem au sein d’un restaurant Mc Donald’s. Aujourd’hui nous vous présentons le travail quotidien d’un accompagnateur de train à la SNCB.

Dans le même esprit, le lecteur pourra également se tourner vers le récit d’une chômeuse aveugle, dans ses démarches parfois surréalistes au sein des administrations, et le récit d’un chômeur, dont l’enchaînement des démarches, multiples, longues et pénibles, représentent selon nous un sérieux « travail combatif », dans l’unique but de… faire appliquer la réglementation !*

Dans cette rubrique, chaque rencontre est précédée d’une présentation du métier concerné, afin d’introduire les notions nécessaires à la bonne compréhension de l’entretien.

* Lire « Ubérisation : au tour du vélo ! » et « L’exploitation dans la bonne humeur ! », Ensemble ! n° 93 en avril 2017 ; « Quelle considération pour les soins infirmiers ? » et « Les soins palliatifs, entre passion et difficulté » Ensemble ! n° 94 en septembre 2017 ; « Rédactrice de compte rendu : la précarité au parlement », « Un travail intellectuel… à la chaîne » et « Pressées comme des citrons, jetées comme des Kleenex » Ensemble ! n° 97 en septembre 2018 ; « Des contrats subventionnés par le Forem… chez Mc Donald’s » et « Malbouffe et précarité : formez-vous grâce au Forem » Ensemble ! n° 99 en mai 2019 ; « Marie, chômeuse invalide » et « Combien de fois vous l’a-t-on déjà dit ? » Ensemble ! n° 88 et n° 89, septembre et décembre 2015 ; « Chômeur combatif versus ONEm récalcitrant », Ensemble ! n° 98 en décembre 2018. www.ensemble.be

Depuis l’antiquité les êtres humains inventent des moyens techniques pour alléger le travail, notamment par des systèmes de transport de lourdes charges. Près de Naples, en Italie, des routes en pierre ont été découvertes, comprenant de profondes ornières creusées pour accueillir les roues des charrettes. Ce système, découvert au sein des ruines de Pompéi – ville ensevelie après l’éruption du Vésuve -, date du premier siècle de notre ère. Si nous effectuons un bon de plusieurs siècles, des « chemins guidés » ont également été découverts au sein d’exploitations minières datant du Moyen Âge. D’un point de vue historique, ces installations représentent deux des ancêtres lointains de la grande dame évoquée ici : la Société nationale des chemins de fer belges (SNCB).

Pour évoquer l’origine plus directe du chemin de fer tel que nous le connaissons, un nouveau bond dans l’Histoire est nécessaire, pour rejoindre la période de la révolution industrielle. Dans le courant du dix-huitième siècle est née la machine à vapeur, une invention favorisant ensuite l’apparition de la locomotive, sous la houlette notamment de George Stephenson, aidé ensuite de son fils Robert. Nécessaire pour tirer un convoi de voitures, la locomotive repose sur des rails qui, après avoir été en bois, en fonte ou en fer, vont se fixer sur une confection en acier. Durant le premier quart du dix-neuvième siècle, différents systèmes de trains sont testés et mis en service en Angleterre.

En Belgique, le développement du chemin de fer est étroitement lié à la création du pays : dès 1831 les discussions démarrent pour lancer ce nouveau moyen de transport et, par une loi votée le premier mai 1834, la Belgique se dote de son réseau. A peine un an plus tard, la première ligne est inaugurée, le 5 mai 1835. Elle relie Malines à Bruxelles, où la station se situe à l’Allée verte, au-delà de l’ancienne Porte d’Anvers au Nord de la capitale, sur le territoire de Molenbeek-Saint-Jean, à la frontière avec la commune de Laeken. En bord de canal, cette artère est le lieu à la mode des déambulations mondaines et des promenades pour les carrosses. Bordée de cabarets et de guinguettes, elle servira donc également de décor au lancement du chemin de fer en Belgique.

Les trois tronçons du train inaugural sont remorqués par les locomotives « Stephenson », « La Flèche » et « L’éléphant », en provenance d’Angleterre. La première locomotive nationale, « Le Belge », sortira des usines de John Cockerill à Seraing, à la fin décembre de la même année. Léopold Ier « s’il participe à cette inauguration, ne sera pas du voyage vers Malines : on considérait alors que ce déplacement en train était trop risqué pour la sécurité du roi. » (1) Ce jour-là, les vingt-deux kilomètres séparant les deux villes sont parcourus en cinquante minutes.

Durant le dix-neuvième siècle, la Belgique se dotera de nombreuses lignes et d’un réseau très dense, en regard de la taille de son territoire.

Une dame presque centenaire

Le développement et la promotion du nouveau moyen de transport sont confiés à la compagnie publique des « Chemins de fer de l’État belge », l’entreprise chargée dès le départ de mettre sur pied la première ligne Malines-Bruxelles. L’apport fondamental du chemin de fer à l’économie est pressenti, mais l’État ne compte cependant pas développer seul le réseau. Le secteur privé est sollicité, et de nombreuses sociétés vont se charger du lancement des nouvelles lignes d’exploitation.

Cet éparpillement des responsabilités sur le rail mène à des situations parfois peu efficientes, parsemées de nombreux problèmes d’ordre pratique : de nombreuses lignes, très peu connectées, nécessitent différentes gares dans une même ville, difficiles à rejoindre pour les correspondances. Jusqu’en 1870, l’État ne construit quasiment aucune ligne et le secteur privé se partage le réseau, ce qui entraînera également de nombreux problèmes d’ordre économique. Lorsque des compagnies tombent en faillite, pour éviter le risque de stopper l’accès à différents points du réseau, l’État doit combler les pertes des entreprises privées. A ces problèmes pratiques et économiques s’ajoutent des problèmes d’ordre politique, lors de situations internationales tendues. Par exemple, la crainte était grande pour la Belgique de perdre sa neutralité et d’être happée dans le conflit armé de 1870 entre la France et la Prusse, en raison de compagnies françaises agissant sur le sol belge, sur des lignes reliant notre pays au voisin français.

A partir de 1870, « l’État décide de racheter progressivement toutes les concessions privées pour des raisons tant politiques qu’économiques. Cette action d’achat massif permet aux Chemins de fer de l’État de détenir 4.786 kilomètres de voies ferrées au début de la Première Guerre mondiale. Il ne reste alors plus que 275 kilomètres de voies régies par le privé. Avec près de 80.000 travailleurs, la Société nationale des chemins de fer est le premier employeur de Belgique. » (2) Ce processus de rachat, réalisé dans un souci d’efficacité et de maîtrise du réseau national, aboutit par la loi du 23 juillet 1926 à la création de la Société nationale des chemins de fer belges, entreprise de droit public. La SNCB est donc désormais seule chargée de construire et gérer l’infrastructure du réseau belge, et d’en assurer l’exploitation.

L’entreprise mène sa vie publique jusqu’à la fin du vingtième siècle, lorsque des réformes structurelles lui sont imposées. À partir de 1991, une première directive européenne a commencé à s’en prendre aux monopoles des entreprises publiques nationales de chemin de fer. D’autres directives ont suivi (en 2001, 2004, 2007 et 2016), organisant progressivement l’obligation pour les États de libéraliser l’organisation du trafic ferroviaire international, celui des marchandises et enfin le trafic national des voyageurs. La conséquence de ces textes, pour le chemin de fer belge, est une inversion du processus d’avant la loi de 1926. En effet, pour répondre aux exigences néolibérales de l’Union européenne, il faut à présent transformer l’entreprise publique en vue de sa (re)privatisation, dans un total déni des problèmes motivant en son temps la nationalisation complète du réseau.

Ce processus a abouti, le premier janvier 2005, à une nouvelle structure : le « Groupe SNCB ». La « SNCB-Holding » chapeaute alors deux structures : la SNCB nouvelle mouture, chargée d’assurer toutes les missions liées au transport, de voyageurs et de marchandises, et Infrabel, chargée de gérer toutes les missions liées à l’infrastructure. L’objectif de cette réforme ? « Permettre une libre concurrence », nous indique le site d’Infrabel. Car cette date marque également une première étape de libéralisation, celle du transport de marchandises, lors de laquelle de nouveaux opérateurs obtiennent le droit d’organiser ce type de convois sur le réseau belge.

Le premier janvier 2014, nouvelle transformation, la SNCB-Holding fusionne avec la filiale SNCB, pour garder la dénomination « SNCB », et continue à cohabiter avec Infrabel, toutes deux à présent des « entreprises publiques autonomes » détenues par l’État belge. Une troisième structure est créée, « HR Rail », filiale responsable du recrutement et de la gestion du personnel pour les deux entreprises précitées.

La libéralisation totale, plusieurs fois repoussée, est aujourd’hui prévue pour 2023. Sans nouveau report, l’entreprise publique malmenée SNCB, transportant les voyageurs en Belgique, ratera de peu son centenaire.

Le réseau ferroviaire belge est le plus ancien du continent européen. Il s’est étendu à un train d’enfer. (Photo Train World)
Le réseau ferroviaire belge est le plus ancien du continent européen. Il s’est étendu à un train d’enfer. (Photo Train World)

La SNCB engage !

Aux côtés des structures « SNCB » et « Infrabel », « HR Rail » devient donc l’employeur légal de tout le personnel des Chemins de fer belges. Sur son site, la SNCB affirme désirer que HR Rail offre « une gestion des ressources humaines moderne dans tous ses aspects ». A la lecture de ces termes, nous nous doutons de la présence déjà bien ancrée de l’idéologie libérale au sein de l’entreprise, de même lorsqu’elle désigne tous ses travailleurs par le terme de « collaborateurs », qu’ils soient cadres, employés ou ouvriers, statutaires, contractuels ou intérimaires. Car, oui, depuis début 2019 les travailleurs intérimaires peuvent intégrer l’entreprise publique (3), autorisés pour le remplacement temporaire du personnel contractuel ou statutaire, pour un surcroît de travail temporaire et pour l’exécution d’un travail exceptionnel, pour une durée maximale de douze mois. Rappelons que selon l’Organisation internationale du travail, les travailleurs intérimaires et temporaires en Belgique ont deux fois plus de risques de subir un accident de travail que les employés permanents. Le travail intérimaire n’est pas permis en cas de grève, pour remplacer les travailleurs en lutte.

Le chemin de fer représente, bien entendu, une énorme « machine humaine ». Durant l’année 2018, nous comptions 10.107 travailleurs chez Infrabel, aux côtés des 17.703 membres du personnel de la SNCB, en équivalents temps plein. Pour se faire une idée du mastodonte, quelques autres chiffres peuvent être éclairants, notamment les 243,9 millions de voyageurs, pour 3.800 trains, toujours pour l’année 2018, c’est à dire 893.700 voyageurs par jour, et 2,552 milliards d’euros de recettes pour 615 millions d’investissements. Le recrutement annoncé pour cette année-là est de 1.600 travailleurs. (4)

Parmi ces dizaines de milliers de travailleurs, nous comptons le témoin de notre récit de vie, exerçant le métier d’« accompagnateur de train » (5), dont la nature et les tâches sont décrites dans un guide édité par l’employeur. Le grand public cantonne souvent ce professionnel à son rôle de contrôleur, mais en réalité son champ d’action est bien plus large. L’accompagnateur assure quatre tâches principales, « il veille à la sécurité des voyageurs et du trajet de son train, il assure la régularité, il donne l’information aux voyageurs, contrôle et vend des titres de transport. » (6) La formation comprend un volet théorique accompagné de quatre mois d’apprentissage, durant lesquels les candidats suivent différents trajets pour expérimenter les tâches au quotidien, et apprendre le maniement des différents outils. L’entreprise étant nationale, à terme le candidat s’engage à s’inscrire aux épreuves linguistiques du Selor. (7)

L’accompagnateur en formation – au statut d’isolé – gagne 1.650 euros nets par mois, auxquels on peut ajouter, après l’engagement, des primes sur la vente des tickets dans le train, et des compléments de salaire pour les horaires de nuit et de week-end. Un accompagnateur de train en service gagne donc, selon le site de l’employeur, au minimum 1.900 euros net (primes de nuit et de week-end inclus), auxquels on peut ajouter une prime de bilinguisme en cas de réussite de l’examen Selor.

La structure SNCB est encore une entreprise publique, dont les membres du personnel bénéficient d’avantages spécifiques, liés notamment à un service de mutuelle. « Le travailleur statutaire devient automatiquement membre de la Caisse des soins de santé. La Caisse de solidarité sociale intervient en plus et rembourse, pour l’achat de médicaments, des montants parfois supérieurs à ceux consentis dans le secteur privé. Enfin, le fonds des œuvres sociales permet d’obtenir une série d’avantages (interventions sociales diverses). » Par ailleurs, les cheminots représentent encore un secteur de travail coloré de corporatisme public, et les membres de leur famille profitent également de certains avantages, comme des camps de vacances pour les enfants ou encore la gratuité sur l’ensemble des réseaux belge, néerlandais et luxembourgeois.

Dans ce guide visant à attirer des travailleurs, l’entreprise ne nie pas les difficultés du métier, avec un segment intitulé « Les clients difficiles ». Il décrit la rencontre régulière de voyageurs « agressifs envers le personnel des trains. L’accompagnateur de train n’est certes pas impliqué tous les jours dans un litige et dans la majorité des cas il ne s’agit ‘que’ d’agressions verbales. Mais le nombre d’incidents a fortement augmenté en quelques années. » Des procédures sont prévues pour accompagner les travailleurs confrontés à ce genre de situations, car « des incidents graves peuvent se produire. Là encore, l’accompagnateur de train n’est pas seul. Le Security Operations Center (SOC) est joignable jour et nuit et prend les mesures nécessaires afin d’intervenir rapidement et efficacement. ». Après des incidents compliqués ou carrément violents, le travailleur peut bénéficier d’un accompagnement psychologique s’il en signifie le besoin.

Les médias se font régulièrement l’écho de violences vécues par le personnel de la SNCB. « Les insultes, c’est tous les jours. Au début on le prend très mal, puis on se rend compte que c’est notre fonction qui est visée et pas notre personne » raconte un accompagnateur, par le passé victime d’un coup de boule d’un voyageur. Il a été le participant actif d’une campagne de sensibilisation envers le grand public, déployée en 2018 en raison d’une augmentation de 11 % des violences durant l’année précédente. Cette augmentation est mise sur le fait que la SNCB a décidé de renforcer les contrôles mais aussi, selon Line Hedebouw, déléguée syndicale de la Centrale générale des services publics (CGSP) interrogée par la RTBF, à une insuffisance « d’investissement humain. Le problème, c’est le manque d’effectif. On fait rouler de plus en plus de trains et cela ne suit pas au niveau du personnel. Sur les petits trains, on est seuls. » Et la journaliste RTBF de signaler que « Tous avouent avoir déjà eu peur dans l’exercice de leurs fonctions ». (8)

Voilà donc le problème principal évoqué par la déléguée syndicale : le manque d’effectif ! Pour répondre aux revendications des travailleurs à ce sujet, HR Rail prétend vouloir recruter massivement : en début d’année 2019 la SNCB annonce l’engagement de 1.400 nouveaux travailleurs, 360 conducteurs de train, 300 accompagnateurs et 140 techniciens d’entretien et de maintenance des trains. Si les travailleurs entendent régulièrement ces annonces d’engagements massifs, ils ne ressentent manifestement aucune amélioration dans les problèmes posés par le sous-effectif.

Les trois trains qui transportaient le 5 mai 1835 les passagers vers Malines étaient remorqués par des locomotives à vapeur fabriquées en Angleterre : La Flèche, Le Stephenson et L’Éléphant (Photo de cette dernière au Train World)
Les trois trains qui transportaient le 5 mai 1835 les passagers vers Malines étaient remorqués par des locomotives à vapeur fabriquées en Angleterre : La Flèche, Le Stephenson et L’Éléphant (Photo de cette dernière au Train World)

Accompagnateur ou contrôleur ?

Supprimer le terme de contrôleur, autrefois de mise pour désigner ce professionnel de la SNCB, peut sembler relever de la manie moderne de la novlangue, visant à euphémiser des termes et fonctions jugés problématiques. Si en France l’appellation « contrôleur de train » subsiste pour désigner le métier, peut-être la SNCB a-t-elle voulu tenter de changer l’image du « contrôleur répressif », souvent à la base de problèmes de violence. Face à cette question, notre témoin déclare ne pas avoir « réellement un avis sur ce changement d’appellation, mais c’est un fait que le contrôle n’est qu’une partie de mes tâches quotidiennes. Cela dit, pour les gens ça ne change rien. Dans la tête des voyageurs nous restons les contrôleurs ! »

En outre, « accompagnateur » ou « contrôleur », l’appellation pourrait à terme peu importer, car le métier serait voué à disparaître. Afin de couper encore dans les frais de personnel, partout en Europe les entreprises de chemin de fer envisagent de faire rouler des trains sans accompagnateur, en commençant par les petites lignes. Les syndicats se sont mobilisés ces dernières années, car « Ne perdons pas de vue que le gouvernement actuel s’inspire pour le ferroviaire (entre autres) des modèles les plus libéralisés en Europe et notamment le concept ‘DOO’ (Driver Only Opération) ou plus communément appelé chez nous ‘One man car’ (train sans accompagnateur). » (9) Les syndicats ont donc lancé des opérations de sensibilisation du public, notamment le port de badges par leurs affiliés : « Non aux trains sans accompagnateur ! ».

Fin 2018, la patronne de la SNCB s’exprime en réaction aux révélations de deux journaux flamands, De Morgen et Het Nieuwsblad, qui dévoilent « plusieurs points figurant dans un projet en vue du futur contrat de gestion. » La direction de la SNCB chercherait à adapter les trains pour le contrôle de la fermeture des portes par le conducteur, installer des réseaux de caméras, des miroirs dans les points d’arrêts sans personnel, des automates de vente de billets supplémentaires, etc. Et hop, le conducteur réalise le travail de l’accompagnateur, par des adaptations matérielles qui viendront par ailleurs grever le budget de l’entreprise, confrontée en 2018 à une dette économique de 2,376 milliards d’euros. La patronne a dû démentir, en ces termes : « Rien n’est plus faux et cela n’arrivera pas tant que je serai à la SNCB. C’est ce à quoi je me suis engagée il y a un an devant le parlement ». (10) Le personnel de la SNCB doit sans doute vivement observer les plans de carrière de madame Dutordoir.

Quelqu’un voit un avantage à la libéralisation du rail ?

En 2012, nous pouvions prendre connaissance des principales conclusions d’une étude menée par la Banque nationale de Belgique, au sujet des résultats des réformes du chemin de fer ailleurs en Europe. Au vu des données décrites ci-dessous, le bon-sens devrait plaider pour un retour en arrière du processus de libéralisation du rail à l’œuvre en Belgique. (1)

Cinq conclusions principales sont à pointer, à commencer par la baisse du transport de marchandises, « En 1970, la part du rail dans le transport de marchandises en Europe était de 20 %. En 2000, elle n’était plus que de 8,2 %. Soit une baisse d’au moins 60 %. Cette tendance à la baisse semble en outre empirer à mesure qu’augmente le nombre de directives européennes. » Ces données se couplent avec une augmentation du transport par route et par avion, en contradiction avec les nécessaires mesures écologiques à prendre.

L’étude constate également une baisse du nombre de voyageurs. « Lors de la dernière décennie, on observe une augmentation du transport intérieur de passagers en France, en Belgique et aux Pays-Bas. Il est frappant de constater que, en France et en Belgique – pays où le transport intérieur de voyageurs n’est pas (encore) privatisé – celui-ci est deux à trois fois plus important qu’aux Pays-Bas, où sa libéralisation a été complète. »

On observe également une baisse de la ponctualité, « Depuis la scission du groupe SNCB, la ponctualité des trains en Belgique s’est fortement détériorée. Des dizaines de trains sont en outre chaque jour supprimés pour cause de pannes dues au manque d’entretien. Et, conséquence de la scission entre Infrabel et la SNCB, le personnel des deux entreprises ne peuvent plus communiquer de manière directe, ce qui entraîne le chaos sur le terrain. »

A ces tristes constatations il faut encore ajouter des problèmes de sécurité, « En Belgique, il ressort de l’enquête sur la catastrophe de Buizingen (2) que la sécurité du chemin de fer dépend de trois facteurs : une organisation efficace, des investissements dans des installations de sécurité, des conditions de travail adéquates pour le personnel. Trois facteurs plus que vacillants dans des chemins de fer libéralisés, cette libéralisation entraînant, selon la commission d’enquête Buizingen, une moindre efficacité dans la gestion de la sécurité ».

Enfin, on relève une augmentation des dépenses, « Le rapport de la BNB constate l’augmentation générale du prix des billets, malgré l’instauration du jeu de la concurrence. La libéralisation entraîne donc également des prix plus élevés, ce que le consommateur a déjà largement découvert dans d’autres secteurs (énergie, télécoms, poste, etc.). Si l’impact touche les prix pour le voyageur, il n’épargne pas non plus le contribuable. Au Royaume-Uni, depuis la privatisation, l’État doit payer un maximum pour le chemin de fer, les partenaires privés s’étant octroyé les activités les plus rentables… »

(1) Conclusions résumées par le magazine Trends Tendances, « SNCB : les cinq ratés de la libéralisation du rail », V.D., 15 juin 2012. Les citations en italique proviennent du rapport de la BNB.

(2) Cet événement est survenu le 15 février 2010, au niveau de la commune de Hal, non loin de Bruxelles. Deux trains sont entré en collision en pleine heure de pointe. Le bilan est de 19 morts et 125 blessés.

Une libéralisation totale annoncée pour 2023

Une entreprise publique a pour préoccupation principale les services à la population pour lesquels elle est mandatée. Dans un but de saine gestion, suit donc la préoccupation d’utiliser le budget au mieux, et d’assurer un certain équilibre des finances de l’entreprise. L’entreprise privée, elle, se place sur un marché concurrentiel, sur lequel la préoccupation principale devient la rentabilité, la recherche du profit par les actionnaires privés, et ce dans un climat de concurrence avec d’autres opérateurs. Le lecteur pourra considérer ce rappel comme des évidences platement énoncées, mais dans un monde essoré d’idéologie capitaliste libérale, cela vaut la peine d’être rappelé. Lorsque le transport de voyageurs sera libéralisé, n’importe quel opérateur privé pourra créer une compagnie réalisant des missions autrefois assurées par la SNCB.

Aujourd’hui, où en est l’ex-entreprise 100 % publique SNCB ? Depuis une quinzaine d’années le transport de marchandises est ouvert à la concurrence, pour le trafic national et international. En 2010, le transport international de voyageurs s’est également ouvert à la concurrence et, enfin, en décembre 2018 a été votée à la Chambre la libéralisation du transport national des voyageurs, dans une relative indifférence. Au même moment, en effet, la presse se concentre sur une énième chute du gouvernement fédéral. Ce vote permet à toute compagnie de transporter des passagers pour des voyages nationaux, « mais sans subsides publics. Des compagnies tant privées (Virgin Trains, Italo…) que publiques (SNCF, Deutsche Bahn, mais aussi STIB ou De Lijn…) sont donc maintenant théoriquement autorisées à faire rouler des trains entre Gand et Bruxelles, par exemple. Pour le moment, sans subsides, il est clair que ce sont les lignes rentables qui seront attractives. C’est une étape importante car elle implique que la SNCB n’agira plus en monopole et pourra désormais être concurrencée par d’autres entreprises. »

Réplique en bois de la première locomotive de construction belge, Le Belge, qui sort des chantiers de John Cockerill à Seraing le 30 décembre 1835. (Photo Train World)
Réplique en bois de la première locomotive de construction belge, Le Belge, qui sort des chantiers de John Cockerill à Seraing le 30 décembre 1835. (Photo Train World)

La dernière étape de la libéralisation du rail en Belgique est prévue pour 2023, elle consistera à « organiser un marché public pour sélectionner un opérateur ferroviaire qui sera chargé d’assurer les obligations de service public ferroviaire (desservir les petites gares, proposer de faibles tarifs) en contrepartie de subventions publiques. » (11) Dans cette procédure, d’autres sociétés que la SNCB pourraient donc emporter le marché du voyage intérieur, en lieu et place de la compagnie nationale historique.

Afin de connaître vers quoi se dirige exactement notre pays, penchons-nous sur les États européens dont la libéralisation du rail est déjà finalisée, comme l’Allemagne, les Pays-Bas ou la Suède, auxquels on peut ajouter la Grande-Bretagne, actuellement en partance de l’Union européenne. De manière générale, nous remarquons une explosion du coût des voyages pour les individus, et une constante hausse des subsides d’État. Elles sont expliquées notamment par « l’augmentation des coûts de coordination, due à la multiplication des sociétés ferroviaires. » En outre, « Les logiques de diminution des coûts des nouveaux opérateurs peuvent aussi impliquer, à moyen terme, une dégradation du réseau et de la sécurité accompagnée d’un besoin de refinancement. Lorsque la libéralisation est couplée à une privatisation, la rémunération des actionnaires entraîne également un surcoût. En 2018, la gestion des trains britanniques, pourtant largement subventionnée, a distribué plus de deux-cents millions de livres de dividendes à ses actionnaires. Mais surtout, en parallèle de la libéralisation, on observe dans les pays étudiés un investissement important de la part des gouvernements dans l’infrastructure. » (12) Ces observations rappellent furieusement le processus à l’œuvre lors du développement du réseau, au début de la Belgique et du chemin de fer, et la nécessaire intervention de l’État pour combler les problèmes financiers des entreprises privées.

Dans les pays déjà concernés, face au processus de libéralisation il y a donc des perdants : les voyageurs. Et ce, sur tous les tableaux : par l’augmentation des prix des tickets, et par leur participation fiscale accrue via les contributions aux subsides de l’État. Sans surprise, les gagnants sont : la logique du marché, s’insinuant dans des secteurs où elle n’était pas dominante, et les actionnaires, au détriment des voyageurs et des travailleurs. Car, bien entendu, les changements d’opérateurs entraînent des modifications dans les conditions de travail des cheminots.

Une saine gestion ?

Les zélateurs de la libéralisation aiment à répéter qu’une entreprise de cette taille ne peut être rentable, le privé serait mieux à même de s’acquitter des missions à remplir, en contribuant à un allégement des finances publiques. Outre l’incongruité de la notion de rentabilité pour une entreprise publique, le gain d’efficacité est absolument absent. (Voir l’encadré « Quelqu’un voit un avantage à la libéralisation du rail ? »).

En outre, pour promouvoir la libéralisation et la privatisation, nous voyons souvent brandie la dette importante de l’entreprise publique. Elle l’est, certes, mais ne pourrait-elle pas être imputée, en partie tout au moins, à une politique de sape délibérée envers le rail belge ? Les politiques d’austérité menées par les gouvernements belges successifs ont profondément désinvestit le rail, accentuant forcément des problèmes d’équilibre budgétaire. « En rendant la situation intenable – investissements reportés, suppression de services, nombre et qualité de trains insuffisants par rapport à la demande, SNCB qui n’atteint pas les objectifs fixés – ces décisions vont encourager l’entrée du privé pour combler ce que ne financera plus le public, voire la privatisation au rabais de services publics devenus inefficaces. » Cette pratique de sous-financement, appliquée pour dénoncer ensuite les mauvaises performances et ouvrir le marché au secteur privé a déjà été employée en France et en Grande-Bretagne. « Cette possibilité est d’ailleurs évoquée dans l’avant-projet de contrat de gestion de la SNCB : l’atteinte des objectifs très ambitieux en matière de compétitivité est la condition sine qua non au maintien du monopole de l’entreprise publique sur le marché intérieur. » (13) Le chantage est donc au rendez-vous.

Outre cette stratégie de sape, quelques scandales récents démontrent – pour le moins – quelques ratés dans la gestion du budget de la SNCB. A la fin de l’année 2017, le journal L’Écho révèle l’abandon par l’entreprise publique d’un nouveau système de distribution des billets, le NDS (New distribution system), en élaboration depuis cinq ans. Les raisons invoquées sont assez vagues, spécifiant une échéance de mise en service irréalisable, car le système présente « des inconvénients majeurs inacceptables pour l’exploitation ». Contactée par le journal, l’administratrice déléguée, agacée par la mise sur la place publique de ces informations, invoque des « mauvaises langues », lancées dans une « entreprise d’intoxication des journalistes » pour faire du mal à la SNCB. « Nous avons trois canaux de vente des tickets : en ligne, via les automates et au guichet. Ces trois canaux tournent sur trois plateformes informatiques. Nous avons décidé de tout migrer vers un seul système dans le cadre d’une rationalisation et pour simplifier la vie des usagers. Mais après étude, on a opté pour un autre logiciel plutôt que celui sur lequel on travaillait ». (14) Cette simple « volte-face », présentée ici comme normale mais dénoncée par de mauvaises langues, laisse une facture salée : entre 30 et 38 millions d’euros. Devant la Commission infrastructure de la Chambre – oui, les patrons des entreprises publiques rendent parfois des comptes aux élus – l’administratrice déléguée Sophie Dutordoir déclare « Je regrette les millions perdus mais j’assume » (15). Hop, à l’égout l’argent public.

Ce n’est pas tout, quelque temps auparavant, la SNCB avait déjà annulé une nouvelle procédure, après l’achat d’un appareillage coûteux et des tests non concluants : le système DICE (Departure in a controlled environment), autrement dit une procédure de départ des trains censée garantir la sécurité des usagers. Ladite procédure devait changer, car elle menait régulièrement à des incidents et rendait la vie des accompagnateurs de train compliquée, voire dangereuse. Leur porte restant ouverte, parfois un assez long moment avant le départ du train, les voyageurs retardataires voulaient s’y engouffrer. Des accidents et des violences ont été constatés. Là aussi, les raisons de l’abandon du système DICE ne sont pas très claires, « La nouvelle procédure devait mettre fin à cette situation mais elle n’a pas passé avec succès l’étape des tests préliminaires. Plusieurs manquements importants y sont apparus et les attentes en termes de disponibilité, de fiabilité et d’impact sur la ponctualité ne peuvent pas être satisfaites avec le projet actuel. » (16) Si les raisons de l’abandon sont vagues, le coût est par contre plus précis : 11 millions d’euros. Et hop, à l’égout également.

Les conséquences de ces deux exemples récents, si nous les couplons avec les coûts de construction de gares aussi mégalomanes que dispensables à Liège-Guillemins et à Mons, ajoutés aux travaux faramineux à la gare d’Anvers, nous amènent à des sommes délirantes. À Anvers, « la gare aura coûté 404 millions d’euros (775 en comprenant les aménagements ferroviaires) », à Liège, « En 2009, le montant final des travaux se clôture à 437 millions d’euros, travaux ferroviaires compris, dont 312 pour la gare » (17). A ces deux montants, il faudra ajouter les coûts définitifs de la gare de Mons, toujours pas terminée, pour un coût actuel aux contribuables belges de plus de 260 millions d’euros. Nous laissons le lecteur juge sur l’opportunité de l’utilisation des termes « saine gestion », pour désigner toutes ces affaires.

Un « nouveau 1926 » ?

Nous ne pourrions terminer ce tour d’horizon des enjeux d’actualité à la SNCB sans évoquer une… renationalisation à l’œuvre en Grande-Bretagne, notamment en ce qui concerne la gestion du réseau. Ce pays, premier à avoir installé un chemin de fer, a également été le premier à le reprivatiser complètement, en 1994. La situation en conséquence, sur un quart de siècle, a de quoi inquiéter : coûts incroyables pour les voyageurs, accidents mortels, nécessités d’interventions de l’État pour des lignes non rentables, etc. « Dans le cadre de la nouvelle renationalisation au Royaume-Uni, le gouvernement britannique a expliqué vouloir restaurer une fiabilité sur un réseau très fréquenté du nord de l’Angleterre, reliant des grandes villes comme Manchester, Leeds, Liverpool et Newcastle, et qui souffre de retards et d’annulations en série, lui valant récemment le qualificatif, par le ministre des transports, de ‘vraiment mauvais’ et de ‘cauchemardesque’ depuis l’attribution de la franchise à Northern en 2016. » En outre, pour améliorer la situation, le gouvernement va continuer à remplacer lui-même le matériel roulant. « La deuxième renationalisation ‘va inévitablement soulever des questions sur l’avenir de la privatisation’ du secteur car ‘le modèle actuel peine à remplir ses objectifs’, a reconnu le ministre des Transports ». (18) Ces propos n’émanent pas d’opposants à la privatisation, ils sont affirmés par les homologues britanniques des promoteurs actuels de la libéralisation chez nous.

Les conséquences et observations énoncées ici nous mènent clairement vers les motivations ayant abouti à la loi de 1926, créant la Société nationale des chemins de fer belges, en vue de résoudre les problèmes du réseau privé préexistant. D’ici 2023 verrons-nous les autorités belges se ressaisir pour s’opposer aux diktats mortifères de l’Union européenne et agir préventivement face aux désastres annoncés ?

(1) « La Belgique sur les rails », L’histoire des chemins de fer belges, site du Musée du train « Trainworld ».

(2)  Idem.

(3) « Arrêté royal relatif à l’application du travail intérimaire dans certains services fédéraux, dans les entreprises publiques et HR Rail en exécution de l’article 48 de la loi du 24 juillet 1987 sur le travail temporaire, le travail intérimaire et la mise de travailleurs à la disposition d’utilisateurs », 7 décembre 2018, publié au Moniteur le 14 janvier 2019.

(4) Voir le « Rapport annuel 2018 aux actionnaires », Infrabel, 2019 et le rapport d’activités « 243,9 millions de clients ont voyagé avec nous en 2018. Chiffres-clés et réalisations 2018 », SNCB Public Affairs & Corporate Communication, mai 2019.

(5) Lire le récit de vie, « Accompagnateur de train, rouage humain d’une entreprise en transformation », à la suite de cet article.

(6) « Accompagnateur de train, un métier comme aucun autre. Guide pour les candidats accompagnateurs de train », SNCB, 2015.

(7) Le Selor est le bureau de sélection de l’administration fédérale, il s’occupe du personnel de lÉtat, de son recrutement et des examens linguistiques.

(8) « Accompagnateur de train, un métier à risques », Marianne Klaric, 23 novembre 2018, rtbf.be

(9) « Campagne pour maintenir le personnel d’accompagnement », Christian Martin, secrétaire national de la Centrale Générale des services publics, « Tribune », n°8 de la 72ème année, septembre 2016, page 12.

(10) « Sophie Dutordoir n’envisage pas de supprimer les accompagnateurs de train », Le Vif, 21 octobre 2018.

(11) « La libéralisation du rail : une route sinueuse et pas sans danger », François-Xavier Lievens, Leïla Van Keirsbilck, Olivier Malay, mensuel du MOC-SIEP Démocratie n°3, mars 2019, pages 10 à 13.

(12) « SNCB : comment détruire une entreprise publique ? », Mathieu Strale, Observatoire belge des inégalités, 15 avril 2019.

(13) Idem.

(14) « La SNCB jette aux orties un système de billetterie de 38 millions », Philippe Lawson, L’Echo, 13 octobre 2018.

(15) « Enorme gaspillage à la SNCB : ‘Je regrette les millions perdus mais j’assume’, affirme Sophie Dutordoir, la patronne du rail ! », Sudinfo.be, 18 octobre 2018.

(16) « La SNCB renonce à ne faire partir ses trains qu’une fois toutes les portes fermées », Belga, 13 septembre 2017.

(17) « La saga de la gare de Liège 1996–2009 », Le Soir +, 16 septembre 2009.

(18) « Rail : la Grande-Bretagne nationalise quand l’Europe libéralise… », Eric Renette, Le Soir, 2 février 2020.

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