pauvreté
REDI – Rien à y REDIre ?
Le ministère fédéral dont relèvent les CPAS vient de valider un nouveau dispositif censé aider les CPAS à mieux remplir leur mission : permettre à chacun.e « de participer pleinement à la société et donc de vivre conformément à la dignité humaine ». Magnifique, non ?
Mandatés par le Service public de programmation Intégration sociale (SPP IS), trois centres de recherche belges ont accouché d’une étude et d’une plateforme en ligne(une application web), baptisée « REDI » (Budgets de RÉférences pour une vie DIgne), « REMI » en néerlandais. Le budget de référence définit ce qu’est, financièrement parlant, le minimum requis pour qu’une personne puisse mener une vie conforme à la dignité humaine. Il chiffre des postes comme l’alimentation, l’entretien des relations sociales, l’habillement, le logement, les soins de santé, etc. Si l’on vous dit : « nous avons créé un outil objectivant ce qu’est une vie digne et traduisant cela en euros à allouer à toute personne pauvre d’Anvers à Arlon », votre première réaction pourra difficilement être négative. Mais l’outil magique va-t-il tenir ses promesses au service d’une véritable lutte contre la pauvreté ? Judicieuses questions politiques, doublées de sérieuses inquiétudes sur la sécurité du dispositif sous l’angle de la protection des données privées…
Dire et REDIre, est-ce toujours agir ?
Les montants du revenu d’intégration (RI) et des autres allocations sociales minimum (allocation d’insertion, allocation de remplacement de revenus, GRAPA…) sont inférieurs au seuil de pauvreté. (Lire l’article) En d’autres termes, ils ne suffisent pas à extraire ceux qui les reçoivent de leur condition indigne. Parmi ces allocations sociales, l’aide sociale des CPAS ne permet pas de mener une vie conforme à la dignité humaine, alors que c’est l’objectif qui lui est fixé explicitement par la Constitution (art. 23) et par la loi organique des CPAS du 8 juillet 1976 (art. 1er). En 2009, une excellente étude (« Références budgétaires minimales pour une vie digne »), avait déjà abouti aux mêmes constats sous la houlette du réseau associatif Financité. (1) Actualiser la réflexion sur cet enjeu ? Ce n’était pas une mauvaise idée… Mais REDI est-il à la hauteur de cette bonne idée ? Nous ne le pensons pas, pour plusieurs raisons. Une première et fondamentale : pour permettre à chacun.e de vivre conformément à la dignité humaine, il faudrait augmenter les montants pour l’ensemble des usagers des CPAS et des personnes qui perçoivent des allocations sociales minimum. L’augmentation de 10,75% étalée de janvier 2021 à janvier 2024 restait insuffisante. La dernière a même été supprimée pour le RI et les allocations d’insertion. (Lire l’article) Il faut en tirer des décisions politiques au lieu de se contenter de dire et redire que les montants sont trop bas !
Saupoudrage et bienfaisance
Ce qui est concrètement proposé (avec insistance) aux CPAS, c’est d’utiliser le budget de référence pour percevoir une subvention lorsqu’ils l’utilisent dans le cadre d’une enquête sociale. (2) L’aide sociale complémentaire sera remboursée au CPAS si elle est égale ou inférieure au montant indiqué par REDI. De quoi permettre à chacun.e de disposer de revenus suffisants pour mener une « vie digne » ? Pas sûr du tout. L’aide financière accordée dans le cadre de REDI va surtout apporter une couche supplémentaire au saupoudrage organisé au coup par coup ces dernières années : majoration de la subvention PIIS, plan « zoom 18-25 », aide psychologique, aide alimentaire, prime Covid, Fonds gaz électricité et Fonds social mazout, etc. Points communs de ces coups de pouce ponctuels : ils sont institués sans réelle contrainte pour les CPAS qui en font à peu près ce qu’ils veulent. L’aide pour les jeunes de dix-huit à vingt-cinq ans, par exemple, est accordée quelle qu’en soit la nature, à la seule condition qu’elle s’adresse à cette catégorie d’âge. Ceci nous rapproche des pratiques des comités de patronage et autres cercles de bienfaisance paternalistes. Les bons pauvres seront peut-être secourus un peu mieux, quant aux « casse-pieds » de la classe laborieuse (et dangereuse), eux…Dans les faits, beaucoup de ces subsides ne sont même pas sollicités par les CPAS pourtant sous-financés. Les CPAS avancent principalement des raisons de manque de temps et de personnel pour remplir les nombreux formulaires et toutes les conditions de remboursement exigées par le SPP IS.Dans cette profusion d’aides diverses allant dans tous les sens, il y avait bien une mesure très importante dont le bénéfice était automatique et « universel », sous condition uniquement de revenus. Il s’agissait du tarif social élargi à tous les bénéficiaires de l’intervention majorée (BIM). Mais il est supprimé au 1er juillet 2023. (Lire l’article)
Réduction de l’arbitraire, vraiment ?
Selon le SPP IS, REDI réduirait l’arbitraire en uniformisant sur des bases objectives les réponses financières des CPAS aux SOS de leurs usager.ère.s. Convaincant ? Non. Bien entendu, nous souhaitons que soit maintenu le principe de l’individualisation de la réponse donnée par le CPAS à chaque demandeur et chaque demanderesse, selon le critère (légal) de « l’aide la plus appropriée » –détecter les besoins au plus près de la réalité de la personne en détresse, sans céder à la tentation de la classer ou de l’enfermer dans une « case » administrative. Mais cela ne peut concerner que les aides complémentaires à un socle solide de droits égaux pour tou.te.s. L’arbitraire et la différence de traitement d’un CPAS à l’autre, voire d’un AS à l’autre, sont des pratiques à combattre énergiquement.
Le discours tenu sur la réduction de l’arbitraire grâce à l’utilisation de REDI ne tient pas la route et ce, pour plusieurs raisons :
> L’adhésion des CPAS à l’outil REDI se fait seulement sur base volontaire. Au total, 424 d’entre eux – sur 581, soit 73 % – ont décidé d’adhérer au projet : 16 en Région bruxelloise, 159 en Région wallonne, et 249 en Région flamande. 157 CPAS n’utiliseront donc pas l’outil REDI – sans doute pour des raisons diverses – ce qui n’est pas négligeable.
> Le montant calculé par REDI est un maximum qui sera remboursé aux CPAS par le SPP. Mais les CPAS gardent la faculté… de (continuer à) octroyer une aide sociale moindre ! Ils seront quand même remboursés du montant inférieur qu’ils accorderont. Et comme le subside REDI est une enveloppe fermée attribuée pour deux années successives à chaque CPAS adhérent, cela donnera la possibilité d’accorder plus d’aides d’un montant inférieur à celui calculé par REDI, qui seront entièrement remboursées au lieu de devoir être accordées sur fonds propres (à charge des finances du CPAS).
> REDI a une portée strictement indicative, une fonction d’« aide à la décision » pour chaque CPAS (voire pour chaque AS au sein d’un même CPAS). Certes, le SPP s’engage à valider la décision du CPAS résultant d’une analyse de REDI et à rembourser le montant octroyé en conséquence. Mais il reste que chaque CPAS décide en toute liberté d’y recourir ou pas et, s’il y recourt, de tenir compte ou pas du résultat de l’analyse des besoins fournie par REDI. Rognée à sa base sous prétexte d’autonomie des CPAS, la promesse d’une plus grande équité n’est donc pas tenue. Si l’autonomie communale est un principe constitutionnel, la non-discrimination et l’égalité de traitement des citoyens sont une règle absolue inscrite elle aussidans notre Constitution…
> Des demandeurs vont recevoir de leur CPAS une aide potentiellement améliorée, le CPAS étant incité à l’octroyer étant donné que le remboursement lui en est garanti. Mais qui dit « enveloppe fermée » dit tarissement, à un moment donné, du budget : les demandeurs qui s’adresseront à leur CPAS plus tard dans l’année, lorsque le subside aura été épuisé, n’auront plus accès qu’à des aides qui risquent d’être inférieures puisque moins bien remboursées ou pas remboursées du tout par l’Etat fédéral. Il y aura donc discrimination entre les bénéficiaires.
Quel contrôle sera exercé sur les CPAS pour éviter l’arbitraire ?
> L’aide financière accordée dans le cadre de REDI est conditionnée par le suivi d’un parcours d’activation sociale ou professionnelle, sauf « raisons de santé ou d’équité ». Comme c’est le cas avec le PIIS – projet individualisé d’intégration sociale – l’octroi sera lié à des conditions subjectives et arbitraires dont le contenu sera déterminé par le CPAS et non par l’usager. On est dans la droite ligne de l’Etat social actif – celui qui active les pauvres et ne veut plus les « assister ». Le discours de Madame Valérie Proumen (directrice du service juridique du SPP IS) lors du webinaire de présentation de REDI est tout imprégné de cette idéologie néolibérale : « être dans un parcours d’activation pour que la personne puisse sortir du CPAS » ; « le but n’est pas de recevoir une aide sans rien faire » ; « ce sont des aides destinées à se prendre en charge dans le futur ». (3)
> Enfin, remplir toutes les cases du budget de référence REDI – elles sont nombreuses, et elles doivent obligatoirement être complétées pour que l’outil « crache » le montant de l’aide à accorder – représente une grande intrusion dans la vie privée des personnes. Quel contrôle le CPAS exercera-t-il pour vérifier les nombreuses données ? Quel contrôle sera exercé sur les CPAS pour éviter l’arbitraire ? Que se passera-t-il lorsque les personnes n’auront pas tous les documents réclamés par ce nouvel outil sans que cela puisse leur être reproché ? Il y a également fort à craindre, par exemple, que l’exigence de fournir tous les extraits de compte bancaire se généralisera alors qu’elle contrevient au droit humain fondamental à la vie privée. L’arbitraire et la différence de traitement en seront potentiellement renforcés.
Un refinancement des CPAS ? Vraiment ?
Le financement des aides accordées dans le cadre de REDI ressemble plus à un « effet d’aubaine » qu’à une véritable amélioration du financement des CPAS. Elles seront accordées parce qu’elles sont remboursées par l’Etat. Elles pourront remplacer une application plus souple de la loi DIS. Un exemple : pour déterminer le montant du RI, en cas de cohabitation avec un parent ou un enfant majeur, le CPAS peut tenir compte ou non, totalement ou partiellement, des revenus des cohabitants. Il sera tenté de les prendre en compte et d’accorder une aide financière via REDI qui lui sera remboursée intégralement par l’Etat. La question a d’ailleurs clairement été posée par des participants au webinaire de présentation de l’outil REDI par le SPP IS. L’utilisation de REDI par les CPAS est présentée comme un projet pilote. Le financement est assuré de mai 2023 à décembre 2024. Il n’y a aucune garantie que le projet soit prolongé au-delà de l’année 2024 (des élections auront entre-temps eu lieu).
Un « effet d’aubaine » plutôt qu’une véritable amélioration du financement des CPAS
Le fatras d’aides ponctuelles distribuées au cours des dernières années aux CPAS coûtent cher à l’Etat – elles sont financées par l’impôt – sans jamais répondre à la lancinante question du sous-financement de l’institution. C’est de mesures structurelles et durables dont l’institution a besoin, pas d’une succession de mesurettes aussi coûteuses qu’inefficaces. Chaque nouvelle aide s’ajoute aux précédentes, rendant inintelligible la nécessité d’un refinancement global. Chaque nouvelle aide ne finance qu’en partie les frais de fonctionnement supplémentaires qu’elle entraîne, ajoutant des tâches administratives et de nouvelles missions aux CPAS, certains d’entre eux n’étant même pas en mesure de gérer ces nouvelles aides. Exemple frappant : le subside accordé au CPAS de Liège pour l’aide psychologique a été distribué aux différents Centres de santé mentale, le CPAS étant dans l’incapacité de gérer lui-même l’octroi de ces subsides. Seuls le remboursement à 100% du RI et une intervention substantielle et transparente dans les frais de personnel, permettraient un refinancement structurel des CPAS.
De lourdes incertitudes
Afin d’établir le budget, les AS encoderont dans l’application web REDI l’identité complète de la personne concernée et des membres de sa famille (conjoint, parents, enfants, cohabitants…), ainsi que de très nombreuses données personnelles (école, crèche, soins de santé, énergie, loyer, moyens de transports…). Toutes ces données seront transmises au Centre de conseil et de recherche budgétaire (CEBUD),un organisme privé. Elles pourront être transmises d’un CPAS à un autre en cas de déménagement de la personne. Cela pose de sérieuses questions de respect de la vie privée des personnes et de sécurité informatique. Un comble quand on sait que l’accord de l’usager ne sera pas requis pour que le CPAS puisse utiliser l’outil REDI, et que celui-ci pourrait être utilisé pour tous les dossiers, même lorsque l’usager ne demande pas d’aide complémentaire au RI.Ces questions sont d’autant plus préoccupantes lorsque l’on sait la vétusté du matériel utilisé et l’amateurisme de certains CPAS dans ce domaine. Il est par exemple fréquent que des conseillers de l’action sociale (4) utilisent leur PC personnel pour étudier des dossiers individuels. On ne compte plus le nombre d’entreprises ou d’institutions publiques (y compris sociales, comme récemment des hôpitaux, et parfois très sensibles, comme la police) qui se font pirater et voler les données de leurs clients ou usagers…Une grande vigilance est donc de mise, ce qui ne semble pas être le cas avec l’outil REDI. Cette question de l’insécurité informatique devra être interrogée.
Incitation, recommandation…
Finalement, ce qui frappe avec l’instauration de ce nouvel outil, c’est qu’il risque bien d’aboutir à « un peu plus de la même chose » pour les usagères et usagers des CPAS. Tout continue à reposer sur la bonne volonté des CPAS : pas de nouveaux devoirs pour eux, mais bien de nouveaux droits ; pas de nouveaux droits pour leurs usagers, mais bien de nouveaux devoirs. Le gouvernement a communiqué sur les « 45 CPAS qui utilisaient déjà REDI » avant sa subsidiation, mais aucune réelle évaluation du dispositif n’a été menée avant la généralisation qu’il a voulu enclencher. L’approche purement incitative privilégiée (c’est seulement sur base volontaire que le dispositif sera utilisé par les CPAS) ne permet guère de grands espoirs. Même les règles que les CPAS sont tenus d’appliquer parce qu’elles sont inscrites dans la loi, beaucoup les transgressent délibérément. Et, censé veiller au respect de ces règles, le service d’inspection du SPP IS est en réalité une agence de conseil et recommandation sans pouvoir de sanction. (5) Les ministres qui exercent la tutelle du gouvernement sur les CPAS… ont manifestement peur d’eux… A cela, REDI pourrait changer quelque chose, par exemple s’il imposait le respect de normes budgétaires minimales et pénalisait financièrement les CPAS qui s’en écarteraient. Mais là où le politique devrait exercer son pouvoir avec détermination (dans le domaine des droits fondamentaux), il renonce à réglementer pour protéger le faible contre le fort. Il demande seulement au fort de s’autodiscipliner. (6)
Nos revendications
L’application REDI sera donc mise à la disposition des 424 CPAS qui l’ont demandé. Par contre, ni les usagers des CPAS, ni les associations qui les accompagnent n’y auront accès, ni non plus les magistrats des juridictions du travail ou les services de médiation de dettes, par exemple. Ceux-là auront seulement accès à l’étude et aux informations aux CPAS mises en ligne. Cela leur donnera une idée des paramètres (sans doute judicieux) que REDI intègre à ses calculs pour déterminer le montant complémentaire à allouer, mais ils ne pourront pas encoder eux-mêmes les données d’une personne en demande d’aide sociale. Contrôler la juste affectation de cette aide sociale complémentaire à celles et ceux qui devraient la recevoir sera donc extrêmement difficile, voire impossible. C’est REDI qui décide : vous avez quelque chose à y REDIre ?… A l’heure où un nombre croissant de citoyens expriment leur défiance à l’égard de la démocratie et des pouvoirs publics, et alors que nous constatons souvent des erreurs des CPAS lors du calcul des montants à allouer, la transparence et la simplification administratives devraient devenir les maîtres-mots de toute action politique. L’outil REDI devrait être mis à la disposition du grand public en ligne et gratuitement, comme par exemple le calculateur d’indexation des loyers, accessible sur un site du gouvernement fédéral. Cette revendication vaut d’ailleurs pour l’ensemble des calculateurs utilisés par les CPAS. (7) Si le gouvernement a renoncé à contrôler réellement les CPAS, qu’il renforce au moins le pouvoir, pour les citoyen.ne.s, de les contredire sur les montants alloués au titre de l’aide financière.
- Par Bernadette Schaeck (aDAS)
(1) Références budgétaires minimales pour une vie digne, 2008-2009, Financité, cahier n°16, décembre 2009.
(2) « Enquête » sociale que nous voudrions voir rebaptisée « étude sociale » ou « analyse sociale », pour en finir avec une connotation policière qui fait énormément de dégâts dans l’esprit de nombreux acteurs du CPAS, impactant leur relation avec leurs usagers.
(3) Cf . la FAQ sur le site du SPP.
(4) Le conseiller de l’action sociale est un mandataire politique désigné par le conseil communal pour administrer le CPAS et, notamment, statuer sur les demandes d’aide sociale.
(5) On pense par exemple à des règles aussi importantes que le délai d’un mois pour statuer sur une demande (délibérément et systématiquement violé par un CPAS bruxellois depuis des années), ou le respect de la vie privée (encore lui), violé par un nombre croissant de CPAS qui exigent la production systématique de plusieurs mois d’extraits de compte en dépit de multiples condamnations (y compris par la cour de cassation)… et d’invitations polies du service d’inspection à s’y conformer.
(6) Au fond, on agit ici avec les CPAS comme avec les entreprises. Dans le cadre de la « gouvernance » par le dialogue et le respect mutuel, les pouvoirs publics demandent aux entreprises de concocter entre elles des codes de bonne conduite et autres chartes, sous le signe de la « responsabilité sociale des entreprises ». Rien de tout cela n’est jamais contraignant non plus. Ni très efficace…
(7) On pense notamment aux calculateurs des aides complémentaires aux ressources, avec l’exonération, fondées sur les articles 22, § 2, et 35 de l’arrêté royal du 11 juillet 2002, le second ayant récemment fait l’objet d’une révision prétendument simplificatrice.