pauvreté
Un accord budgétaire sur le dos des plus pauvres !
La coalition Vivaldi s’était distinguée par une volonté inédite de revaloriser les allocations les plus basses. Mais ce volontarisme a pris fin avec l’accord budgétaire du gouvernement fédéral de mars 2023 qui s’est fait sur le dos des plus pauvres.
Depuis une vingtaine d’années, les gouvernements fédéraux successifs clament leur volonté de combler progressivement l’écart entre les allocations les plus basses et le seuil de pauvreté (60 % du revenu médian). Principalement, si pas uniquement, avec comme levier la liaison au bien-être. L’enveloppe budgétaire « bien-être » a été instaurée par la loi du 23 décembre 2005 sur le Pacte de solidarité entre les générations. Des systèmes existaient préalablement à cette loi (1) mais celle-ci a instauré un mécanisme général d’adaptation au bien-être qui se distingue des précédents par le fait qu’il ne se limite pas aux prestations de Sécurité sociale des travailleurs salariés. En effet, il prévoit trois enveloppes biennales distinctes : une pour la Sécurité sociale des travailleurs salariés, une autre pour les travailleurs indépendants et une troisième pour les allocations d’assistance. Tous les deux ans, le gouvernement fédéral est tenu de prendre une décision au sujet de la répartition de chacune de ces enveloppes. Ces décisions sont précédées d’avis notamment du Conseil national du travail et du Conseil central de l’économie qui doivent tenir compte d’une série de paramètres socio-économiques. (Lire l’encadré pour les détails)
Précieux mais insuffisant
L’intérêt de ce mécanisme est d’abord qu’il permet d’augmenter réellement les allocations, là où l’indexation automatique, toute aussi précieuse bien sûr, ne fait « que » compenser l’augmentation des prix. Or, le revenu moyen des travailleurs actifs progresse plus rapidement que l’indice des prix à la consommation (le coût de la vie). En outre, les différents aménagements qu’a subis l’indexation ont creusé l’écart. Car si nous sortons d’une période récente d’indexations successives en peu de temps, c’est une situation exceptionnelle. Le fait que la liaison au bien-être soit structurelle (une fois tous les deux ans) est aussi positif. Ainsi que l’obligation légale d’un pourcentage minimal. (Lire l’encadré) Cependant, si ce dernier a le mérite d’exister, il est tellement bas qu’il ne peut évidemment suffire, si on s’en contente, pour rehausser véritablement les allocations les plus faibles. Tout dépend donc du budget (au-delà du minimum) que le gouvernement consent y consacrer. D’autant que, comme l’écrit Benoît Anciaux : « Si le mécanisme instauré par le Pacte des générations est structurel, il n’est pourtant pas à confondre avec une liaison automatique des prestations sociales au bien-être.Une fois les enveloppes financières fixées, la répartition des moyens se fait en principe, dans chaque enveloppe, selon les priorités définies par les partenaires sociaux. » (2)
Si le mécanisme est structurel, il n’est pourtant pas une liaison automatique des prestations sociales au bien-être
L’affectation des moyens se décide en effet dans le cadre de l’accord interprofessionnel (AIP), lui aussi biennal. Or, on le sait, il arrive souvent que l’AIP soit un « non-AIP », en ce sens qu’il n’y a pas toujours d’accord, en tout cas de tous les interlocuteurs. Heureusement, ces derniers, faute d’accord sur tout, conviennent néanmoins normalement d’un compromis sur cette partie-là. Dans tous les cas, in fine, le gouvernement tranche. L’aspect non automatique permet théoriquement de cibler les allocations qui accusent un retard significatif par rapport au « bien-être général » et d’assurer un juste équilibre entre les deux principes fondamentaux de notre Sécurité sociale, à savoir les principes d’assurance et de solidarité. Mais ces enveloppes sont soumises à la conjoncture. Le gouvernement Di Rupo les avait ainsi réduites de 40% (sauf pour l’enveloppe « assistance sociale »). Le gouvernement Michel prétendra les avoir rétablies à 100 % mais via un « tour de passe-passe » : les allocations familiales ayant été régionalisées, le gouvernement les a neutralisées dans le calcul et n’a pas transféré ces montants aux régions. La manœuvre a concrètement représenté une diminution de 15 à 20 % de l’enveloppe. Rappelons aussi que le gouvernement Michel avait appliqué un saut d’index, ce qui a des effets catastrophiques sur les minimas sociaux, ce type de suppression ne se rattrapant pas.
Mieux lier la sécu et les salaires
Les classes intermédiaires bénéficient davantage des augmentations de revenus que les détenteurs de très bas revenus ou de hauts revenus. Il s’ensuit que les plus bas revenus décrochent en comparaison avec l’augmentation globale des revenus des ménages. Ce qui fait augmenter le seuil de risque de pauvreté (pour rappel 60 % du revenu médian). Dans tous les cas, le mécanisme de liaison au bien-être n’a permis qu’en faible partie de combler l’écart entre les allocations les plus basses et le seuil de pauvreté. Il permet au moins et surtout de ne pas le creuser davantage. Cela dépend évidemment fortement du montant que le gouvernement décide d’octroyer à ces enveloppes. Mais, pour le CEPAG, « La raison principale de cet échec ne doit pas être recherchée uniquement au niveau du montant limité et étriqué de cette enveloppe « bien-être ». Cet échec est plus fondamentalement dû au fait que l’octroi d’une enveloppe budgétaire « bien-être » limitée pour augmenter le niveau de vie des allocataires sociaux passe à côté du lien fondamental qui doit exister en Sécurité sociale entre le montant des salaires bruts des travailleurs et le montant des allocations sociales. C’est d’ailleurs parce que ce lien est établi que l’on définit les allocations sociales de la Sécurité sociale comme des revenus de remplacement du salaire gagné ». (3)
Combler l’écart de façon volontariste
Nous l’écrivions déjà fin 2019 : « De 2006 à 2018, le seuil de risque de pauvreté (sdp) a augmenté de 38% tandis que le Revenu d’intégration (RI) progressait de 41%. Bien insuffisant donc pour rattraper le retard comme c’était l’objectif annoncé à l’époque [ de la liaison au bien-être]. Pour un isolé, le RI reste inférieur de 23% (910,52 € pour 1.187,21 €) au seuil de risque de pauvreté. En 2006, le RI était à 74,88 % du sdp. En 2018, le RI était à 76,69 % du sdp. Au rythme de moins de deux pourcent en douze ans, on devrait y être dans plus d’une centaine d’années. » Et nous appelions à aller au-delà des mesurettes. L’accord de gouvernement du 30 septembre 2020, comme beaucoup avant lui, proclame que « Les allocations les plus basses seront progressivement augmentées en direction du seuil de pauvreté ». Mais il est moins vague et plus volontariste que les autres en disant que « En ce qui concerne la pauvreté, le combat contre l’exclusion recevra de nouveaux moyens et les minimas sociaux seront revalorisés sous la présente législature ». La mesure la plus importante était une majoration phasée des minimas de la Sécurité sociale pour les pensionnés, les travailleurs irréguliers bénéficiaires d’allocations de maladie ou d’invalidité et les chômeurs complets, ainsi que des minimas d’assistance pour les bénéficiaires du revenu d’intégration, les personnes âgées et les personnes porteuses d’un handicap. Dans le même temps, les plafonds de calcul pour les pensions devaient être majorés en quatre phases et une allocation minimale était instaurée pour les six premiers mois de maladie.
Des balises minimales obligatoires
La loi du 23 décembre 2005 sur le Pacte de solidarité entre les générations impose que l’enveloppe, tant dans le régime des salariés que dans celui des indépendants, soit au moins équivalente à la somme des dépenses qui résulteraient :
• d’une adaptation annuelle de 0,5% de toutes les allocations sociales de remplacement de revenu, à l’exclusion des allocations forfaitaires ;
• d’une adaptation annuelle de 1% de toutes les allocations forfaitaires ;
• d’une augmentation annuelle de 1,25% des plafonds salariaux.
Pour le régime des salariés, on ajoute encore une augmentation annuelle de 1,25% du droit minimum par année de carrière (dans le cadre des pensions).
Pour l’assistance sociale, l’enveloppe doit être au moins égale à une adaptation annuelle de 1% du revenu d’intégration et de son équivalent, de l’allocation de remplacement de revenu pour les personnes handicapées et de la garantie de revenu aux personnes âgées (GRAPA). (1)
Le gouvernement peut, évidemment, affecter davantage de moyens à une ou plusieurs enveloppes pour permettre des augmentations plus élevées que les minimas fixés par la loi. La marge se joue donc au-dessus du minimum imposé par la loi, en fonction du volontarisme du gouvernemetn.
(1) Anciaux Benoît, « La liaison des allocations sociales au bien-être : un dispositif inachevé ? », Etats de la question (IEV), Septembre 2020, p. 5-6.
Une barre symbolique franchie
C’est ainsi que l’accord de gouvernement prévoyait que les allocations d’assistance sociale par exemple seraient augmentées de 10,75 % en quatre ans. Cette augmentation substantielle qui s’ajoute donc à l’indexation et à la liaison au bien-être aura été un vrai changement de cap. Le cumul de ces mesures a permis en trois ans d’augmenter par exemple le revenu d’intégration isolé de 26,62 %. Le RI isolé a franchi pour la première fois en juillet 2021 la barre symbolique des mille euros pour atteindre aujourd’hui 1.214,13 euros. (Lire le graphique) Sans les trois années de revalorisation de la Vivaldi, l’augmentation n’aurait été que de 17,18 % environ (ce qui est davantage que d’habitude et s’explique évidemment par les huit indexations) et le RI serait à plus ou moins 1.123,63 euros. On peut certes dire qu’il ne s’agit « que » de 90,5 euros de différence mais, outre que ce n’est pas rien pour quelqu’un qui est au minimum, il s’agit d’une augmentation de 7,5 %, ce qui n’est évidemment pas négligeable. Et les indexations et liaisons au bien-être se font sur ces montants revalorisés, ce qui n’est pas rien non plus. C’est ainsi que les trois premières tranches des 10,75 %, soit 8,06 % à elles seules, s’étant ajoutées sur des montants indexés et liés au bien-être, ont représenté concrètement une revalorisation de 9,44 %.
Ailes coupées en plein vol
Cette augmentation devait donc se faire en quatre fois, au premier janvier de chaque année entre 2021 et 2024. Malheureusement, le dernier accord budgétaire en mars a largement sabré dans la quatrième phase et la Vivaldi n’aura donc finalement concrétisé complètement que trois de ses quatre saisons ! Cette non-dépense future permet au gouvernement de réaliser une économie de 352 millions sur le dos des plus pauvres. (Lire le graphique) En effet, pour les pensions minimales, l’on appliquera bien la quatrième étape, mais à deux tiers seulement. Cela représente 126 millions d’économies, soit plus d’un tiers de l’effort. La pension minimale s’élèvera dorénavant à 1.670 euros par mois, ce qui fait une différence apparemment anodine de 6 à 7 euros par mois. Un recul bien moins important que la plupart des autres secteurs mais un recul tout de même.
L’accord de la Vivaldi prévoyait que les allocations d’assistance seraient augmentées de 10,75 % en quatre ans
En ce qui concerne les allocations d’assistance aux personnes porteuses d’un handicap, la quatrième étape sera maintenue intégralement, ce qui est un soulagement. Pour le reste, la quatrième phase est bel et bien totalement supprimée. Elle concernait pourtant les allocations les plus faibles et les plus éloignées du sdp, plus encore que la pension minimale. La non-application de l’accord au 1er janvier 2024 coûtera environ trente euros par mois aux plus démunis (RI isolé) pour épargner 24 millions au gouvernement. La GRAPA (la garantie de revenu aux personnes âgées qui permet de compléter les pensions trop basses par une aide sociale) se voit privée de 65 millions. Pour les chômeurs, c’est une économie de 45 millions d’euros qui s’ajoute aux 40 millions déjà retirés de la liaison au bien-être par le gouvernement, qui a décidé de limiter à 1,3% l’augmentation des minimas prévue au 1er juillet 2023. Une économie supplémentaire de 11,51 % est censée provenir du durcissement des mesures d’activation des chômeurs. (Lire ici) En ce qui concerne l’allocation minimale pour les six premiers mois de maladie, on continuera à se contenter d’un minimum à partir du 3ème mois, sans élargissement aux 1er et 2ème mois comme cela était promis, ce qui signifie un renoncement à hauteur de 55 millions.
Une occasion manquée
Les trois revalorisations ont été importantes et inédites. Elles ont permis un vrai rattrapage mais d’autant plus partiel qu’il a donc été amputé d’un quart. Il est vraiment triste et choquant que l’effort n’ait pas été mené jusqu’au bout. L’écart entre le RI isolé et le seuil de pauvreté isolé a longtemps été de l’ordre de 20 %. Il n’est plus que de 10 %. Grâce aux revalorisations mais aussi à cause d’un élément trompeur : on compare le RI d’aujourd’hui avec un sdp qui a été établi en 2022 sur des revenus de 2021. Or, ce sdp n’inclut pas les nombreuses indexations intervenues depuis 2021 (au moins six ne sont pas prises en compte). Il y a donc fort à craindre que le progrès inédit entamé par la Vivaldi souffre durablement de son renoncement, surtout si, comme on peut le craindre, le gouvernement qui lui succédera ne fait pas encore davantage…
- Par Yves Martens (CSCE)
(1) Pour l’historique des mécanismes précédents, lire Anciaux Benoît, « La liaison des allocations sociales au bien-être : un dispositif inachevé ? », Etats de la question (IEV), Septembre 2020, p. 3-4.
(2) Ibidem, p. 5-6. A lire pour plus de détails.
(3) « La liaison au bien-être » Ou comment lier l’évolution des salaires aux pensions, à l’ensemble des allocations sociales et aux aides financières octroyées par l’aide sociale (RIS et GRAPA) ?, Une analyse rédigée par le Commission des Pensionné-e-s et Prépensionné-e-s du CEPAG, sous la coordination de son président Luc Jansen. 2018.
(4) « Lutte contre la pauvreté : patienter un siècle encore ? », Yves Martens, CSCE – revuepolitique.be – décembre 2019