pauvreté
Mendicité : les règlements communaux sous la loupe des droits humains
Beaucoup de communes limitent voire interdisent la mendicité. Ce faisant, elles bafouent souvent des droits humains selon la Cour européenne des droits de l’homme.
En mai 2023, l’Institut fédéral des droits humains (IFDH) et le Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale ont publié ensemble une analyse des règlements communaux en matière de mendicité, du point de vue des droits humains. Ce Cahier fait suite à l’arrêt Lacatus de la Cour européenne des droits de l’homme (1), qui a reconnu pour la première fois l’existence d’un droit à la mendicité. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un droit absolu, la limitation de la mendicité n’est compatible avec la jurisprudence de la Cour que dans des circonstances exceptionnelles. Cet arrêt, associé à la jurisprudence préexistante du Conseil d’État sur cette question, a un impact majeur sur la Belgique, où de nombreuses villes et de communes interdisent certaines formes de mendicité basées sur leurs pouvoirs de police. Trois cent cinq règlements de police communaux sont aujourd’hui en vigueur. L’IFDH et le Service de lutte contre la pauvreté ont analysé l’ensemble de ces règlements et ont constaté que la grande majorité d’entre eux (253, soit 83 % !) ne respectent pas certains principes essentiels et portent atteinte aux droits humains.
Un droit humain à la mendicité
Le 19 janvier 2021, dans l’affaire Lacatus c. Suisse, la Cour européenne des droits de l’homme a reconnu que le droit de mendier bénéficie de la protection de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). L’affaire concerne une jeune femme rom qui a été arrêtée et condamnée à plusieurs reprises pour avoir mendié dans le canton de Genève. Sans revenus suffisants pour payer l’amende de cinq cents francs, elle est privée de liberté pendant cinq jours. L’affaire est portée devant la Cour européenne des droits de l’homme, qui conclut à la violation de la CEDH. (2) La Cour y reconnaît un droit de mendier, qui découle du droit d’entretenir des rapports avec d’autres êtres humains et le monde extérieur, et du droit de mener une vie conforme à la dignité humaine. En effet, empêcher des personnes en situation de pauvreté de rechercher l’aide d’autrui pour subvenir à leurs besoins essentiels peut porter atteinte à leur dignité humaine. Le droit de mendier n’est pas pour autant absolu. Des restrictions sont possibles dans des circonstances exceptionnelles, par exemple, parce que la forme de mendicité interdite pose un danger à autrui ou entrave la circulation. Une autorité publique qui voudrait l’interdire ne peut toutefois le faire qu’à l’aide d’une base légale (une loi, un règlement de police, etc.), poursuivant un but légitime (interdire la mendicité agressive ou intrusive poursuit un but légitime, mais pas, par exemple, la volonté de renforcer l’attrait commercial ou touristique d’un centre-ville) de manière proportionnée. L’autorité devra également tenir compte des circonstances concrètes et de la vulnérabilité particulière des personnes qui subsistent de la mendicité.
Le Conseil d’État limite aussi les interdictions de la mendicité
La Cour européenne des droits de l’homme n’est pas la seule juridiction à limiter le pouvoir des communes d’interdire la mendicité. Le Conseil d’État peut également recevoir des recours contre des règlements communaux, et s’est prononcé concernant des restrictions de la mendicité imposées par les villes de Bruxelles, Gand et Namur. (3) Contrairement à la CEDH, l’analyse du Conseil d’État part moins d’une analyse de la compatibilité de ces dispositions avec les droits humains que des restrictions légales à l’exercice des compétences de police communale. (4) Celles-ci sont limitées au maintien de l’ordre public dit « matériel », c’est-à-dire maintenir :
– la tranquillité publique (l’absence de trouble ou d’émeute);
– la sécurité publique (l’absence d’accident ou de risque d’accident pour les personnes ou les biens);
– la santé publique (l’absence de maladie ou de risque de maladie). (5)
Les communes ne peuvent limiter la mendicité que si elle cause un trouble à la sécurité, à la tranquillité ou à la santé publique
Les communes ne pourront donc limiter la mendicité que lorsque celle-ci cause un trouble à la sécurité, à la tranquillité ou à la santé publique. Les mesures prises doivent respecter le principe de proportionnalité et ne pas être plus intrusives que nécessaire. Les approches de la Cour européenne des droits de l’homme et du Conseil d’État sont complémentaires : la CEDH raisonne plus explicitement en termes de droits humains, tandis que le Conseil se fonde d’abord sur la nature et les limites des compétences communales. Tous deux insistent aussi sur le respect du principe de proportionnalité, et portent un regard sévère sur les communes qui restreignent excessivement la mendicité. Pourtant, de nombreuses communes conservent des interdictions de la mendicité qui sont contraires à cette jurisprudence, comme le montre notre étude.
Méthodologie de l’étude
Il y a 581 villes et communes en Belgique. Pour chacune d’entre elles, nous avons vérifié si une réglementation sur la mendicité était en vigueur. 305 villes et communes disposent d’une réglementation sur la mendicité, dont 253 contiennent au moins une disposition qui, selon notre analyse, est problématique du point de vue du respect des droits humains. Ces règlements contiennent un large éventail de restrictions de la mendicité, que nous avons classées en différentes catégories. Toutes ces formes de restrictions ne sont toutefois pas contraires à la jurisprudence en tant que telles, et certaines communes disposent à la fois de restrictions légales et d’autres problématiques. (Lire sur le graphique les quatorze catégories de restrictions identifiées.) Chaque catégorie fait l’objet d’une analyse de sa conformité à la jurisprudence, brièvement présentée ci-dessous. L’étude complète peut être consultée en ligne. (7)
Principales formes d’interdiction qui vont trop loin
Une interdiction générale de la mendicité sera toujours contraire à la jurisprudence. Une telle interdiction ne tient aucunement compte de la nature de la mendicité, si elle constitue réellement un trouble ou si elle a un impact sur les droits d’autrui. Ce faisant, elle ne respecte pas le principe de proportionnalité, selon lequel la portée spatiale et temporelle d’une interdiction doit être proportionnée à la gravité du trouble constaté. D’autres formes d’interdiction sont tout aussi problématiques. Certaines communes interdisent d’afficher des infirmités corporelles, des blessures ou des mutilations en mendiant. Si la confrontation avec des infirmités, des blessures ou des mutilations met peut-être certaines personnes mal à l’aise, elle ne peut servir de justification à une telle interdiction, qui peut en outre être considérée comme une discrimination à l’égard des personnes en situation de handicap. De nombreuses communes, prohibent de sonner ou de frapper aux portes dans le but d’obtenir une aumône. Pourtant, le simple fait de sonner ou de frapper à la porte n’est pas une forme de « harcèlement », sauf s’ils sont excessivement répétés. Enfin, certaines communes interdisent la mendicité « cachée », par exemple le fait de demander l’aumône sous prétexte d’offrir un service, comme le lavage des vitres d’une voiture, ou la vente d’objets, de journaux, etc. Pourtant, le caractère « dissimulé » de la mendicité ne constitue pas plus une atteinte à l’ordre public ou aux droits des tiers.
Une interdiction générale de la mendicité sera toujours contraire à la jurisprudence
Certains règlements de police limitent l’interdiction de la mendicité à une zone spécifique, ou pendant des périodes spécifiques ou lors de festivités (voire une combinaison de la période et de la zone). Ces réglementations ne seront pas justifiées si elles se basent sur des considérations liées à l’attrait commercial ou touristique de la commune concernée. La volonté de garantir un passage fluide lors d’une période ou dans une zone plus densément occupée peut être légitime, mais appliquer une telle interdiction indépendamment de l’existence concrète d’une entrave réelle sera excessif. Une interdiction des formes de mendicité qui entravent le passage ou la circulation est donc plus proportionnée pour atteindre cet objectif.
L’interdiction de la mendicité en compagnie de mineurs ou par des mineurs est également excessive. Le Code pénal interdit déjà l’exploitation de la mendicité des mineurs (8) mais la seule mendicité par ou avec des enfants n’est pas constitutive de cette infraction. La législation sur l’enseignement obligatoire permet également de prendre des mesures contre les parents qui ne respecteraient pas l’obligation scolaire. Par conséquent, une interdiction supplémentaire et plus large va au-delà de ce qui est nécessaire, et ne protège pas adéquatement l’intérêt de l’enfant. Cet intérêt exige d’abord que les causes sous-jacentes de la mendicité des enfants – la situation de pauvreté dans laquelle se trouvent les familles concernées – soient traitées. Certaines communes sanctionnent également la mendicité accompagnée d’animaux.
Une telle interdiction générale est non seulement contraire au droit à la mendicité, mais aussi au droit au respect du lien entre l’homme et l’animal de compagnie, également protégé par l’article 8 de la CEDH. Une commune peut interdire de mendier avec des animaux « agressifs », parce qu’un danger existe pour l’ordre public et les droits des tiers, mais uniquement s’il s’agit d’un danger suffisamment grave dans les circonstances concrètes. Enfin existent également des interdictions de mendier au profit d’autrui ou de manière organisée. L’exploitation de la mendicité par autrui est déjà interdite par le Code pénal (9) mais vise l’auteur de l’infraction plutôt que la victime de l’exploitation (le mendiant). D’après la CEDH, s’il y a exploitation, les victimes doivent être aidées plutôt que punies. S’il n’y a pas d’exploitation, l’interdiction de la simple mendicité au profit d’autrui ne contribue pas à la protection de l’ordre public ou des droits des tiers. Dans les deux cas, l’interdiction de la mendicité au profit d’autrui ne répond pas aux exigences des droits humains.
Restrictions admissibles
Toutes les formes d’interdiction de la mendicité ne sont pas pour autant illégales. La jurisprudence accepte les mesures prises contre les formes intrusives, intimidantes ou agressives de mendicité, pour autant que le caractère agressif ou intrusif soit constaté dans des circonstances concrètes. Il ne suffit pas qu’une pratique soit incommodante ou indésirable pour qu’elle soit agressive. Une des interdictions les plus courantes concerne la mendicité qui entrave le passage ou la circulation. Elle peut être justifiée du point de vue de la protection des droits des passants, à condition que, dans des circonstances concrètes, il y ait bien un trouble à l’ordre public. Les communes peuvent raisonnablement soupçonner que la mendicité constitue un trouble à l’ordre public ou un danger sur certaines parties de la voie publique (par exemple aux carrefours ou sur la partie roulable de la chaussée). Troisième catégorie de restrictions admissibles, certaines communes interdisent la mendicité qui trouble l’ordre public.
Toutefois, de telles interdictions sont vagues, et sont fort dépendantes des circonstances concrètes. Une définition plus précise des comportements liés à la mendicité susceptibles de troubler l’ordre public est préférable. C’est également le cas de l’interdiction de mendier en exhibant un objet susceptible d’intimider les passants : une formulation plus claire des types d’objets visés (armes, etc.) est souhaitable. Ces restrictions ne seront toutefois admissibles que dans la mesure où elles sont appliquées de manière proportionnée dans des circonstances concrètes qui le justifient.
Application proportionnée
Le principe de proportionnalité s’applique non seulement à la définition de l’interdiction, mais également à sa mise en œuvre. Lorsque les autorités locales prennent des mesures légitimes contre certaines formes problématiques de mendicité, elles doivent tenir compte de la situation de vulnérabilité manifeste dans laquelle se trouvent les personnes qui dépendent de la mendicité pour leur subsistance. Les autorités doivent donc veiller à utiliser des moyens appropriés, et éviter que les méthodes employées (amende, confiscation des revenus, arrestation administrative, etc.) n’aient un impact disproportionné sur les personnes qui subsistent de la mendicité.
Conclusion
L’arrêt Lacatus de la Cour européenne des droits de l’homme a reconnu pour la première fois un droit à la mendicité. Ajouté à la jurisprudence préexistante du Conseil d’État, ces décisions posent de claires limites aux interdictions de la mendicité, y compris celles présentes dans les règlements communaux. Bien que la mendicité ait été supprimée du droit pénal en 1993, les mendiants risquent toujours d’être sanctionnés en raison de la prolifération de réglementations locales sur la mendicité. Dans 253 cas, l’incompatibilité de ces dispositions avec les droits humains est avérée. Le Cahier de jurisprudence se conclut par quelques recommandations. Premièrement, le contenu des règlements de police en matière de mendicité devrait s’aligner sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et du Conseil d’État : éviter les interdictions excessives, n’appliquer la restriction qu’en cas de circonstances concrètes démontrant l’existence d’un risque réel de trouble à l’ordre public ou d’atteinte aux droits des tiers, etc. La mise en œuvre doit également tenir compte de la vulnérabilité particulière des personnes subsistant de la mendicité, par exemple en évitant les sanctions financières et en abrogeant la confiscation. Ensuite, les autorités de tutelle (les régions) devraient jouer un rôle plus proactif pour agir contre les dispositions illégales. Rares sont les mendiants qui peuvent contester une disposition locale en justice. Les associations de villes et communes devraient également sensibiliser davantage les autorités communales sur cette question. Troisièmement, un certain nombre de règlements communaux contiennent des dispositions louables, notamment lorsqu’elles prévoient d’orienter d’abord les mendiants vers l’aide sociale. Prévoir l’intervention d’agents-relais peut également améliorer la communication avec certains mendiants d’origine rom, roumaine, bulgare, etc. De manière plus générale, l’aide aux personnes en situation de pauvreté doit être préférée aux mesures qui limitent leurs droits.
S’attaquer à la cause profonde de la mendicité, l’extrême pauvreté des personnes qui la pratiquent
Enfin, une approche de la mendicité fondée sur les droits humains requiert avant tout de s’attaquer à la cause profonde de la mendicité, à savoir la situation d’extrême pauvreté des personnes qui la pratiquent. Cette responsabilité est celle du gouvernement, qui doit garantir le droit de mener une vie conforme à la dignité humainepour tous, notamment en protégeant les personnes en situation de vulnérabilité, qui n’ont pas les moyens de subvenir à leurs besoins essentiels, contre les conditions d’extrême pauvreté. (10) L’IFDH et le Service de lutte contre la pauvreté recommandent ainsi aux autorités locales d’investir suffisamment dans les services sociaux et dans des personnes-relais pour adapter l’accompagnement social à la diversité des mendiants et des situations de mendicité. Enfin, concernant les mendiants sans titre de séjour légal, l’aide sociale doit être accompagnée d’une séparation stricte entre les services d’assistance et d’immigration.
- Par Mounjy Belhaloumi et Michiel Commère (Service de lutte contre la pauvreté), Laurent Fastrez et Laurens Lavrysen (Institut Fédéral des Droits Humains)
(1) CrEDH, 19 janvier 2021, Lacatus c. Suisse, n° 14065/15, disponible sur https://hudoc.echr.coe.int/eng?i=001-207377 ; cet arrêt a fait l’objet d’un commentaire par Laurens Lavrysen dans la Revue Droits humains et pauvreté, voir : https://droitpauvrete.be/autonomie-personnelle-revue-2-2021/
(2) Plus particulièrement de l’article 8 de la Convention, protégeant le droit à la vie privée et familiale.
(3) C.E., 8 octobre 1997, ASBL Ligue des droits de l’Homme c. Ville de Bruxelles, n° 68.735 ; C.E., 14 février 2012, ASBL Liga voor Mensenrechten c. Stad Gent, n° 217.930 ; C.E., 18 mars 2014, ASBL Liga voor Mensenrechten c. Stad Gent, n° 226.783. ; C.E., 6 janvier 2015, Pietquin, ASBL Ligue des droits de l’Homme et ASBL Luttes, Solidarités, Travail c. Ville de Namur, n° 229.729. ; C.E., 22 janvier 2016, Pietquin, ASBL Ligue des droits de l’Homme et ASBL Luttes, Solidarités, Travail c. Ville de Namur, n° 233.595.
(4) Article 135 § 2, Nouvelle loi communale.
(5) B. Warnez, De lokale bestuurlijke ordehandhaving in Vlaanderen, Die Keure (2020), pp. 20-21.
(6) L’étude s’est déroulée durant la première moitié de l’année 2022. Il est possible que certains règlements aient été modifiés entretemps, sans être repris dans le Cahier. (Cf. la carte et sa légende.)
(7) Le Cahier est disponible sur le site du Service de lutte contre la pauvreté et sur le site de l’Institut fédéral des droits humains. Il indique notamment pour chaque catégorie l’identité des communes contenant cette disposition problématique.
(8) Art. 433ter et 433quater du Code pénal.
(9) Art. 433ter du Code pénal.
(10) Art. 23 de la Constitution belge, art. 3 de la Convention européenne des droits de l’homme. Voir, par exemple, CrEDH (Grande Chambre), 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09, § 263.